Perdue de vue (21/03/2010)

Bloc-Notes, 21 mars / Les Saules

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Sur un quai de gare, il vous semble croiser une amie perdue de vue, depuis combien de temps déjà? Dix ans, vingt ans? Vous reconnaissez sa démarche aérienne, son élégance, ce parfum entêtant qui flotte dans l'air, les dominantes rouges et jaunes de sa parure du jour, le balancement évasif de sa main allumant une cigarette. Alors: Vous plongez? Cédez-vous au plaisir de renouer avec un souvenir agréable, ou feignez-vous l'indifférence, de peur d'être déçu, de gâcher votre souvenir, parce que vous avez changé - dans votre tête, dans votre corps - et que pour elle, il doit en aller de même? Voilà bien le hic!

Je vous abandonne à ce dilemme cornélien et reviens aux livres, car avec eux, la même question se pose, implacablement. Tôt ou tard, j'ai pris le risque de caresser à nouveau certains volumes poussiéreux de ma bibliothèque, m'imprégnant de leur odeur particulière, avant de les feuilleter ou les relire. Frustré, rassuré, émerveillé par cette recherche du temps perdu? Cela, on ne le sait qu'après!

Par exemple, recherchant des textes pour mon anthologie poétique francophone du XXe siècle - Quelques traces de craie dans le ciel - j'ai relu bien des poèmes de Jean-Pierre Duprey, de Jean Daive ou Jacques Roubaud que j'aimais beaucoup. Aujourd'hui, ils ne dégagent plus de vibrations et leurs mots glissent entre mes doigts comme du sable que je ne cherche pas à retenir, malgré la beauté du style qui ne suffit plus à mon bonheur. Plus nuancé, mon attachement aux poèmes de Raymond Queneau, Jean Cocteau ou Pierre-Jean Jouve, dont le choix de textes s'est réduit au fil du temps qui passe.

Parfois, les auteurs sont demeurés présents, mais pas avec les mêmes textes: Chez Albert Camus, je préfère maintenant - et de beaucoup - La chute à L'étranger qui avait pourtant bouleversé mon adolescence. De même pour Georges Bernanos, dont Le journal d'un curé de campagne a failli m'envoyer au séminaire (!) alors qu'en ce 21mars 2010, c'est La nouvelle histoire de Mouchette qui m'émeut aux larmes, ou encore André Malraux dont L'espoir a cédé la place à La corde et les souris qui me laissait de marbre à vingt ans...

Pour certains - parmi les illustres ou les plus modestes - la magie n'a jamais cessé d'agir: René Char, Louis-Ferdinand Céline, François Mauriac, Colette, Georges Perros, Philippe Jaccottet, Maurice Chappaz, Antoine Blondin, Roger Nimier... ce qui tend à insinuer que les livres ne s'apparentent pas à l'immobilisme des pierres tombales mais sont en mouvement et nous tendent, souvent mieux que nos frères humains, un miroir où se reflètent, pour le meilleur ou pour le pire, nos brûlures et notre destin.

photographie: Nusch Eluard, par Man Ray (1935)

00:23 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : bloc-notes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |