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17/04/2013

Elizabeth George

anatomie-d-un-crime.jpgElizabeth George, Anatomie d'un crime (Presses de la Cité, 2007) 

 

Une fois de plus, Elizabeth George prend le lecteur par surprise et l’entraîne où il ne voudrait peut-être pas aller.Elle en décevra plus d’un – à tort ! - dans ce drame dont les héros de la série, Thomas Lynley et Barbara Havers sont absents, sauf cette dernière, dans les dernières pages de l’histoire. Le fil conducteur de son nouveau roman est l’image finale,  terrible et déconcertante de Sans l’ombre d’un témoin - il est indispensable de le lire avant de découvrir ce nouvel opus – qui nous a laissé sous l’emprise d’une terrible tristesse. Vu de l’intérieur, sous l’angle du coupable cette fois-ci, nous suivons le parcours de Joel Campbell depuis l’âge de douze ans jusqu’au jour de ce meurtre inexpliqué à la fin du précédent roman. Moins policier sans doute que tous ses autres livres, Anatomie d’un crime est davantage une radiographie sombre et désenchantée sur l’inégalité des chances, les comportements de survie face à la violence ou au mal, les compromis et les dérives de destins brisés qui, immanquablement, conduisent à la perte de la dignité et à la tragédie. La plus subtile et profonde analyse psychologique d’Elizabeth George à ce jour !


Egalement disponible en coll. de poche (Pocket, 2008)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

16/04/2013

Lire les classiques - Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud

FP2.jpg

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! Que le temps vienne
Où les coeurs s'éprennent.
 
Je me suis dit: laisse,
Et qu'on ne te voie:
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête,
Auguste retraite.
 
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
 
Ainsi la prairie
A l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
 
Ah! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame!
Est-ce que l'on prie
La Vierge Marie?
 
Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! Que le temps vienne
Où les coeurs s'éprennent!

Arthur Rimbaud, Oeuvres complètes (coll. GF/Flammarion, 2010)

image: Caspar David Friedrich, Chalk Cliffs on Rügen / 1830 (bartongalleries.com)

23:17 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Elizabeth George

9782258063303.gifElizabeth George, Sans l'ombre d'un témoin (Presses de la Cité, 2005)

Lynley et Barbara Havers doivent résoudre une enquête particulièrement délicate, avec l’aide de Saint James, dont un souci – non des moindres – est une nouvelle fois un conflit ouvert avec les instances dirigeantes de la police. Comme toujours chez Elizabeth George, ce roman met en scène les implications politiques ambiguës du Yard en la personne du lieutenant Nkata, censé servir de bouclier face à l’opinion publique. Conduite de main de maître, cette intrigue joue avec les nerfs du lecteur jusqu’au bout et s’achève par un coup de théâtre. Du grand art!

Egalement disponible en coll. de poche (Pocket, 2010) 

07:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/04/2013

Morceaux choisis - Rainer-Maria Rilke

Rainer-Maria Rilke

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Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles, et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.



Rainer-Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (coll. Points/Seuil, 2001)

image: cathou24.centerblog.net 

Jean-Noël Blanc

littérature; récit; livresJean-Noël Blanc, Le nez à la fenêtre (Joëlle Losfeld, 2009)

 

Mettre le nez à la fenêtre, en termes cyclistes, c'est se porter en tête du peloton en vue de s'échapper. Voilà précisément ce que fait Maurice, dit Momo, dans une grande étape de montagne du Tour de France. Trop présomptueux? La gloire n'a jamais été à son programme. Et s'il gagnait... Si cette course était pour lui une manière de régler ses comptes avec une enfance âpre et solitaire, qui l'a convaincu que la lutte est la seule porte de sortie? Faut-il toujours s'échapper pour exister? Les quelques heures de cette étape, où tout un destin se joue, le lecteur les vit dans la peau de ce coureur avec ses espoirs, ses efforts, sa détresse, son courage. On sue, on vibre, on souffre, on exulte avec lui, dans ce roman qui alterne le présent de la course, avec son rythme vif et haché, et le passé de l'enfance, avec ses lenteurs, ses doutes et sa solitude.


Récit à deux voix – les fêlures de l’enfance et une étape du Tour de France – Le nez à la fenêtre nous partage les émotions, les frustrations et les rêves d’un gamin solitaire qui va peut-être, vingt ans plus tard, à force de ténacité, vivre le plus beau moment de sa vie. L’histoire de ce héros d’un jour, Momo, est attachante, racontée avec beaucoup de simplicité, de poésie, de sincérité.

06:12 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/04/2013

Adam Biro

9782714442826.gifAdam Biro, Deux juifs voyagent dans un train (Belfond, 2007)

 

Suffit-il de manger des têtes de poisson pour devenir intelligent? Comment faire fortune quand on est idiot? Dieu est-il mauvais physionomiste? Peut-on donner sa fille à marier à quelqu'un qui n'a pas de montre? Deux Juifs voyagent dans un train... Beaucoup de vieilles histoires juives d'Europe de l'Est commencent ainsi. Si chacune est singulière, toutes ont pourtant des points communs: celui de refléter une époque révolue dans laquelle tout le monde peut se reconnaître, encore et toujours, et celui de mettre l'homme à nu face à ses défauts, à ses vices, à ses qualités, à son destin... à sa condition de... mortel.


D’accord, les histoires juives, tout le monde en connaît! Pas celles-ci, sans doute! Et racontées avec tant d’humour et de poésie à la fois, elles entraînent forcément des moments de fous rires successifs, agréables à toute heure pour le moral! Un plaisir de lecture communicatif, jubilatoire!

10:03 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récits; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/04/2013

Morceaux choisis - Louis Aragon

Louis Aragon

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Il y a des choses que je ne dis à Personne Alors
Elles ne font de mal à personne Mais
Le malheur c’est
Que moi
Le malheur le malheur c’est
Que moi ces choses je les sais
 
Il y a des choses qui me rongent La nuit
Par exemple des choses comme
Comment dire comment des choses comme des songes
Et le malheur c’est que ce ne sont pas du tout des songes
 
Il y a des choses qui me sont tout à fait
Mais tout à fait insupportables même si
Je n’en dis rien même si je n’en
Dis rien comprenez comprenez-moi bien
 
Alors ça vous parfois ça vous étouffe
Regardez regardez-moi bien
Regardez ma bouche
Qui s’ouvre et ferme et ne dit rien
 
Penser seulement d’autre chose
Songer à voix haute et de moi
Mots sortent de quoi je m’étonne
Qui ne font de mal à personne
 
Au lieu de quoi j’ai peur de moi
De cette chose en moi qui parle
 
Je sais bien qu’il ne le faut pas
Mais que voulez-vous que j’y fasse
Ma bouche s’ouvre et l’âme est là
Qui palpite oiseau sur ma lèvre
 
O tout ce que je ne dis pas
Ce que je ne dis à personne
Le malheur c’est que cela sonne
Et cogne obstinément en moi
Le malheur c’est que c’est en moi
Même si n’en sait rien personne
Non laissez-moi non laissez-moi
Parfois je me le dis parfois
Il vaut mieux parler que se taire
 
Et puis je sens se dessécher
Ces mots de moi dans ma salive
C’est là le malheur pas le mien
Le malheur qui nous est commun
Épouvantes des autres hommes
Et qui donc t’eut donné la main
Étant donné ce que nous sommes
 
Pour peu pour peu que tu l’aies dit
Cela qui ne peut prendre forme
Cela qui t’habite et prend forme
Tout au moins qui est sur le point
Qu’écrase ton poing
Et les gens Que voulez-vous dire
Tu te sens comme tu te sens
Bête en face des gens Qu’étais-je
Qu’étais-je à dire Ah oui peut-être
Qu’il fait beau qu’il va pleuvoir qu’il faut qu’on aille
Où donc Même cela c’est trop
Et je les garde dans les dents
Ces mots de peur qu’ils signifient
 
Ne me regardez pas dedans
Qu’il fait beau cela vous suffit
Je peux bien dire qu’il fait beau
Même s’il pleut sur mon visage
Croire au soleil quand tombe l’eau
Les mots dans moi meurent si fort
Qui si fortement me meurtrissent
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord
 
Le malheur c’est savoir de quoi
Je ne parle pas à la fois
Et de quoi cependant je parle
 
C’est en nous qu’il nous faut nous taire
 

Louis Aragon, Le fou d'Elsa (coll. Poésie/Gallimard, 2002)

image: www.lexpress.fr

22:27 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis Aragon, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

La citation du jour

L. Vahira

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Assieds-toi au bord de l'aurore: pour toi se lève le soleil. Assieds-toi au bord de la nuit: pour toi s'avivent les étoiles. Assieds-toi au bord des torrents: pour toi les trilles du rossignol. Assieds-toi au bord du silence: Dieu même est à l'écoute dans ton coeur!

Collectif, Petit guide des haltes de prière (CNPL, 1973)

image: akamaihd.net

 

11/04/2013

Morceaux choisis - Daniel Barenboim 1b

Daniel Barenboim

L'orchestre West-Eastern Divan Orchestra a été créé en 1999 à Weimar à l'occasion du 250e anniversaire de la naissance de Johann Wolfgang von Goethe. Il a la particularité de réunir chaque été environ 80 jeunes instrumentistes d'Israël, des États arabes voisins - Syrie, Liban, Égypte, Jordanie - et des Territoires palestiniens, qui viennent en Europe se former et jouer ensemble.

Ci-dessous, retrouvez le magnifique documentaire de Paul SmacznyLes voix de la musique, diffusé sur la chaîne de télévision Arte, avec Daniel Barenboim et le West-Eastern Divan Orchestra

34 minutes pour attester que tout espoir n'est pas perdu... 



16:16 Écrit par Claude Amstutz dans Daniel Barenboim, Le monde comme il va, Morceaux choisis, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : musique classique | |  Imprimer |  Facebook | | |

Morceaux choisis - Daniel Barenboim 1a

Daniel Barenboim

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Vingt-quatre heures seulement. Pour changer le monde, il faut agir vite. Dans mon rêve, je suis Premier ministre d'Israël. Ma baguette dirige une nouvelle et magnifique symphonie: le traité marquant la coexistence amicale d'Israël et de la Palestine. Avec cette oeuvre, je réalise ce qui, ici et maintenant, semble impossible: l'égalité des droits de ces deux peuples du Proche-Orient. L'ouverture indique que Jésusalem est la capitale commune. Cette ville sainte doit être la demeure partagée des chrétiens, musulmans et juifs, Jérusalem a pour moi les résonances polyphoniques d'une ville qui, plus encore que Rome ou Athènes, renvoie à l'époque mythique de l'histoire de l'humanité.

Jeudi matin, huit heures. Le temps est ensoleillé, l'air est doux. C'est une belle journée d'automne, qui promet de devenir historique. Le philosophe Baruch Spinoza frappe à la porte de ma résidence, en face du mur des Lamentations de Jérusalem. Je l'ai choisi comme conseiller, bien qu'il soit mort depuis plus de trois cents ans. Il a apporté du hoummous, mon plat préféré. A quoi s'ajoutent du jus d'orange fraîchement pressé et du café fort. 

Nous avons à peine fini de nous sustenter que le téléphone sonne. C'est mon ami Edward Said. Dans la vie, il est professeur de littérature à Columbia University, mais dans mon rêve il a été choisi par les Palestiniens pour signer le traité. , lui dis-je, Où es-tu? Nous voulons conclure la paix aujourd'hui, et tu es en retard? Lorsqu'il finit par arriver, nous savons tous trois, Spinoza, Said et moi, qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Pour commencer, nous décidons que le traité d'amitié prendra effet le 15 mai; car ce jour-là, cinquante et un ans auparavant, nos deux peuples combattaient l'un contre l'autre. Pour les Juifs, c'était la guerre d'indépendance; pour les Palestiniens, c'était le al-Nakhab, la catastrophe. Cet anniversaire de la guerre d'hier doit désormais n'être plus que le jour de la paix.

Trois conditions doivent être réunies, sinon le traité ne vaudra pas le papier sur lequel il est écrit. Premièrement, les deux nations sont obligées de collaborer. Cette coopération sera si étroite que nos avenirs économiques, mais aussi culturels et scientifiques, seront imbriqués. Cela veut dire que la Palestine et Israël seront aussi proches qu'une famille. Et cela implique qu'ils soient solidaires. Par exemple, que faire de l'argent que les banques européennes ont volé aux Juifs à l'époque nazie? Mon rêve, s'il n'y a pas de survivants à qui donner l'argent, est qu'Israël consacre ces millions de dollars aux réfugiés palestiniens.

Deuxièmement, je suis partisan d'armer les deux nations. Israël doit rester vigilant face au monde arabe, mais la Palestine aussi, ne serait-ce que pour des raisons psychologiques. Pour les Juifs ultra-religieux, ce sera très difficile à accepter. Je prévois une option dans mon traité pour séparer l'Eglise de l'Etat, comme dans le reste du monde occidental. Je ferai tout pour les religieux et l'étude de la religion. Après tout, le judaïsme est presque une science, et le Talmud est bien plus qu'un texte qu'on déclame. Mais que faire du spectre des groupes religieux extrémistes?

Enfin, le traité prévoira la création de nouveaux services secrets, intégrés à un ministère comprenant l'armée et la police. Pourquoi ne pas le baptiser ministère de la paix? C'est un juge, et non un militaire, qui sera à sa tête. Il sera garant d'une transparence et d'une conduite qui seraient impossibles avec les faucons de l'armée. Dans mon rêve, cela ouvrira pour beaucoup de nouveaux horizons. Ce sera une époque mouvementée, avec peut-être des débordements d'émotion. Quiconque attenterait à la paix serait condamné à cinq années dans une espèce de goulag. On y enverrait également les Palestiniens. Ce type de châtiment les amènerait à se repentir. Les fauteurs de troubles n'auront plus qu'à se regarder droit dans les yeux?

Tandis que nous finissons de définir les trois axes du traité, les invités commencent à arriver: intellectuels, musiciens, écrivains et philosophes israéliens et palestiniens. Leurs opinions sont la pierre de touche pour la paix. La fumée de cigare imprègne l'air. On discute beaucoup. Soudain, on entend frapper. La salle se tait et, comme un seul homme, tous mes invités se tournent vers la porte. David Ben Gourion arrive avec Gamal Abdul Nasser. Dans mon rêve, ils ont formé une alliance et sont contre mon traité. Ils déversent leur mépris sur Said et moi-même, agitant leur index, psalmodiant des mots comme trahison d'Israël, et trahison du nationalisme arabe.

Imperturbable, je leur explique que le moment est venu d'abandonner le contrôle sur un million et demi de Palestiniens. Nous avons le devoir d'avancer. C'est impératif non seulement pour des raisons morales, mais également pour l'avenir du judaïsme. Si l'Etat d'Israël n'apprend pas à s'engager dans la voie de la paix et à ouvrir ses frontières, il risque de devenir un ghetto. Il est crucial que mon peuple comprenne qu'il ne s'agit pas de faire plaisir aux Palestiniens, et que c'est l'unique occasion que nous, Juifs, avons pour évoluer. Ceux qui s'épuisent à faire la guerre n'auront plus aucune force pour un avenir de paix. Ben Gourion et Nasser sont impressionnés.

Puis je leur raconte une histoire drôle juive qui illustre les luttes internes de mon peuple. Cinq Juifs se rencontrent pour décider de ce qui est important pour la race humaine. Moïse se gratte la tête et dit: La faculté de penser. Jésus met la main sur son coeur et dit: La compassion. Marx se frotte l'estomac et dit: La nourriture. Freud, la main à l'entrejambe, dit: Le sexe. Einstein se touche les genoux et dit: Tout est relatif. L'histoire explique pourquoi nous, Juifs, sommes si souvent consumés par le doute.

La journée se termine par une fête. C'est l'heure de dîner. Le festin est généreux: des plats casher à côté de mets arabes. Albert Einstein est là, un peu grognon car il est persuadé que les champs gravitationnels entre les deux camps vont mettre mes projets en lambeaux. Il est assis à côté de Spinoza, qui explique comment la foi en une seule idée peut totalement saper les forces. Bien sûr, l'auteur dramatique Heiner Müller est également présent. Il fume un long et luxueux cigare, et fait des déclarations comme Shakespeare utilise Hamlet comme alter ego pour changer le monde. Le chancelier allemand Gerhard Schröder est toléré parce qu'il offre une boîte de Cohibas. Ludwig van Beethoven préside, la tête penchée, esquissant des notes tout en imaginant un fabuleux hymne pour les deux nouveaux Etats. Richard von Weizsäcker, toujours aussi élégant, grand homme d'Etat et ami d'Israël, parle des similitudes entre Berlin et Jérusalem. Je suis en train de me demander s'il doit être le premier maire de la nouvelle capitale, Jérusalem, lorsque Martin Luther King entre et s'écrie: Tu fais un rêve? C'est Barenboim, n'est-ce pas? Il me prend par les épaules, me passe la main sur la tête en disant: Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Tu es vivant et je suis mort.

Est-ce vraiment un rêve? En réalité, j'ai déjà réalisé mon rêve à une petite échelle. J'ai créé cet été un orchestre dans lequel de jeunes musiciens juifs et palestiniens jouent ensemble, comme ils l'avaient toujours fait. Grâce à la musique, nous avons chassé l'hostilité. Il est intolérable de penser qu'au moment d'entrer dans le nouveau millénaire, le Moyen-Orient reste ce qu'il a été tout au long de ce siècle: une poudrière, une région de haine avec des peuples en quête de suprématie nationale. Dans mon rêve, il ne faut que vingt-quatre heures pour faire la paix. La politique peut demander plus de temps, mais non un temps infini. 

Daniel Barenboim, I have a dream / Octobre 1999, dans: La musique éveille le temps (Fayard, 2009)

image: Daniel Barenboim et Edward Said (gregmitchellwriter.blogspot.com)