11/02/2011
Coup de gueule
Bloc-Notes, 11 février / Les Saules
L'habit ne fait pas le moine: refrain connu, même au pays des livres! Il n'empêche pourtant qu'un texte est édité pour être partagé avec le plus grand nombre de lecteurs possible, ou tout au moins le devrait, indépendamment du sujet traité à l'audience prévisible plus ou moins conséquente, car s'il n'est pas nécessaire de conquérir le public des familiers - qui suivent un auteur, une maison d'édition, une collection - il en va tout autrement du lecteur curieux, prêt à se plonger dans un bain de jouvence que peut représenter un titre inattendu sur lequel il jettera son dévolu.
Les éditions en format de poche en fournissent quelques exemples récents qui vont du pire au meilleur et devraient faire réfléchir les responsables d'édition. La palme du mauvais goût, par exemple, revient au très beau récit de Colombe Schneck, Val de Grâce, paru chez J'ai Lu/Flammarion, dont la couverture ci-dessous n'incite guère à la découverte de son contenu:
A peine mieux inspiré, figure l'attachant roman de Fatou Diome, Inassouvies nos vies, paru chez J'ai Lu/Flammarion également, et dont le sort mériterait une audience plus significative:
Enfin, on peut s'étonner de l'image illustrant le magnifique roman de Noëlle Revaz, Efina, paru chez Folio/Gallimard, sans rapport aucun avec le sujet du livre:
Soyez rassuré, il existe aussi de belles réussites, telles Le voyage dans le passéde Stefan Zweig aux éditions Livre de poche, ou La délicatesse de David Foenkinos, chez Folio/Gallimard: Deux très beaux textes qui gagnent un public élargi en raison d'un prix modique, mais aussi d'une présentation soignée. La palme du bon goût - cette fois-ci - revient au roman Les âmes soeurs de Valérie Zenatti, chez Points/Seuil, dont la couverture reflète avec bonheur le thème de ce roman émouvant:
Mais qu'il est triste tout de même que tant de livres inoubliables soient privés de cette saveur particulière dont respire leur contenu, au grand dam des auteurs qui sans doute, la plupart du temps, n'ont pas leur mot à dire... Un dernier morceau choisi, celui de La grand-mère de Jade écrit par Frédérique Deghelt et paru chez J'ai Lu/Flammarion, devrait inciter certains professionnels à revoir leur copie, vite... ou à changer de métier!
00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Noëlle Revaz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; éditeurs | | Imprimer | Facebook |
08/02/2011
Jeanne Benameur
Bloc-Notes, 8 février / Les Saules
Des types comme Antoine, il y en a beaucoup - de plus en plus pourrait-on dire - à Montreuil ou ailleurs... Un jour, leur univers vacille, parce que leur usine va fermer, que les propriétaires vont délocaliser le travail. A l'étranger, avec une main d'oeuvre à bas prix. Et il en rage, l'Antoine, comme bon nombre d'ouvriers qui lui ressemblent: Je voulais que tout le monde comprenne. Les bénéfices, ils sont là! Enormes! Leur mise, ils la ramassent et ils la multiplient. Si maintenant, avec la crise, ils en font un peu moins, des bénéfices, et même s'ils en font beaucoup moins, ils s'en sont tellement mis dans les poches qu'ils pourraient peut-être réfléchir à ceux qui leur ont permis tout ça, à la base! C'est nous quand même! C'est notre travail!
Ce qui différencie pourtant Antoine - le jeune héros du roman de Jeanne Benameur, Les insurrections singulières - des autres, c'est qu'il perd aussi sa femme Karima qui l'abandonne après quatre ans de vie commune. Il n'a plus rien, sinon le souvenir de celle qui lui tenait la tête si près du ciel. Oh, ce ravage, il l'a pressenti sans comprendre, dans ce désamour qui ressemblait aux modèles réduits de son père qui n'avaient jamais pris la mer. Il sent bien que quelque chose cloche entre lui et les autres, entre lui et le monde... Il est affairé, mais pris dans la tenaille de ses rapports entre patrons et employés qui lui sonnent faux ou mieux, lui semblent une imposture à la vraie vie qui se laisse ronger par le rythme et la répétition de ces jours de rien... Mais laquelle pour lui qui a tout perdu? Comment être singuliers dans tout ce pareil qui nous mine? Nous, on était qui?
Il entrevoit peu à peu les fissures de son existence qui de son amour de l'architecture l'ont mené à l'usine: Mon père a été un ouvrier, un vrai. Moi, j'ai fait l'ouvrier.(...) Le monde que je vis aujourd'hui n'est pas le monde. Le vrai monde est celui que je pressentais quand j'étais petit et il était immense. C'est le monde que j'ai dans les mots quand je roule à moto, quand je caressais le corps de Karima, quand je touche les livres rares, quand mes mains au fond de mes poches rêvent et que j'ai les yeux levés vers le ciel ou vers une fenêtre éclairée. Il est là, le monde. Je le sais. Je l'ai toujours su. Et tout le reste, c'est pour faire comme les autres.
Or l'acier, maintenant, c'est à Monlevade - au Brésil - qu'il sera traité. Heureusement pour Antoine, il y a l'ami Marcel qui tient boutique, vend des livres dont il lit les extraits qu'il a aimés à sa défunte épouse au cimetière, rien que pour elle. Tu vois, moi j'ai des passions, les livres, ça me sauve... je traverse mes temps morts avec des gens qui ont oeuvré pour ça, ceux qui ont écrit... je les aime et je leur suis infiniment reconnaissant du temps passé devant leur table... ils m'aident à traverser. Et qu'eux soient morts ou vivants, ça n'a plus aucune importance. Un brin philosophe, notre Marcel, qui n'aime pas les gens qui ressemblent à un cimetière ambulant, et plein d'humour confie à son jeune ami que les étiquettes élimées, quand on touche à l'essentiel, ça part au lavage!
Et voici qu'un beau jour, avec Marcel, il s'embarque au pays de ce Jean de Monlevade - pionnier de la sidérurgie brésilienne -, et au fond de lui-même aussi, peut-être. Au risque de griller toutes ses économies et de revenir à la case départ, sans le sou, mais que lui importe: il a franchi le pas le plus difficile... Même s'il serait dommage de vous dévoiler toute l'histoire - sa naissance à la lecture puis à l'écriture - sachez qu'il vivra ses rêves, sans craindre de buter contre ces mots qui ne franchissaient jamais ses lèvres - un truc de mecs! - et demeuraient comme un caillou au creux de sa poitrine. Il se sentira léger, silencieux, bien vivant, enfin. Il connaîtra aussi l'amour, éprouvant auprès de Thaïs - c'est son nom - le même sentiment que lorsqu'il tenait entre ses mains les livres rares de Marcel, quelque chose de joyeux et de solide en même temps. Avec elle, ses mots à lui vivront enfin dans un éblouissement simple et naturel.
Il prolongera le carnet de son père qui consignait ses notes et ses désirs: J'écris pour tous ceux que j'aime et ceux que je ne connais pas. J'écris pour ceux que je croise dans la rue et qui ne savent pas que sur leurs visages je vois quelque chose de la vie qui passe.
Un hymne à la liberté que ce merveilleux livre dont tous les personnages de Jeanne Benameur respirent l'authenticité, gens de peu dont les pas nous accompagnent pour longtemps - dans un style vif et concis parfois proche de la poésie - avec la voix off de Marcel qui nous répète qu'on n'a pas l'éternité devant nous. Juste la vie...
Jeanne Benameur, Les insurrections singulières (Actes Sud, 2011)
23:55 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
07/02/2011
Andrée Chedid 1c
Andrée Chedid
Je me souviens
D'ombres plus denses que le plomb
De regards impassibles
De rivières fourbues
De maisons rongées
De coeurs blanchis
D'hirondelles torpillées
Et de cette femme hagarde
sous l'explosion des armes
Je me souviens
Du tumulte des sèves
De l'envolée des mots
De plaines sans discorde
Des chemins de clémence
Des regards qui s'éprennent
Et de ces beaux amants
sous les feux du désir
De tout ceci
De tout cela
Je me souviens
Et me souviens
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
20:34 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
Andrée Chedid 1b
Andrée Chedid, L'étoffe de l'univers (Flammarion, 2010)
Alors que vient de paraître, chez le même éditeur, son séduisant roman Les quatre morts de Jean de Dieu - déjà présenté sur ce site - Andrée Chedid nous revient à la poésie et à l'essai littéraire avec L'étoffe de l'univers. Un regard qui ressemble au film d'une vie nourrie et grandie par son identité de poétesse, l'importance accordée au langage, aux fragilités crépusculaires de la vie devenues parfois lourdes à porter: De mon printemps à mon automne, patinant sur l'avenir, dérapant sur les sols, me faufilant entre les marées, communiquant avec l'azur, je me targuais d'être friande de vie, de glisser sur le temps, de parler aux moineaux et aux chênes. Maintenant amarrée, assujettie à mon hiver, je ne m'intéresse qu'à la mort, cette voisine. Face à elle, délivrée par l'ignorance, je demeure impassible. J'invente les paradis. Je vis, je meurs et je revis.
Amoureuse de la terre, des rythmes du coeur, de ces tremblements de l'existence dont sa mémoire est empreinte, ses poèmes sont enrichis d'un cahier de notes qui renvoient au miroir de ces autres qui éclairent et renforcent le fil de ses interrogations, sous forme de citations commentées sur la vie, le métier d'écrivain, la vieillesse ou la mort. Nous y croisons ainsi Saint Augustin, Sénèque, William Shakespeare, Dante, William Blake, Rainer-Maria Rilke, René Char, Emily Dickinson, pour n'en citer que quelques-uns.
A Andrée Chédid peut s'appliquer cette lumineuse évocation de Pierre Reverdy: Le poète est un four à brûler le réel... et entre nos mains, ses écrits ne délivrent aucune tiédeur.
20:23 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Littérature francophone, Rainer-Maria Rilke, René Char, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; essais; livres | | Imprimer | Facebook |
Andrée Chedid 1a
Andrée Chedid, Les quatre morts de Jean de Dieu (Flammarion, 2010)
Elle aurait aimé crier, se battre, soustraire Jean à cette fin. Elle aurait tant voulu prolonger leurs âges, vivre jusqu'au bout. Qu'ils s'accompagnent mutuellement, longuement, le plus longuement possible et entrer dans la nuit ensemble en se tenant la main. Maintenant il fallait peu à peu envisager, admettre, accepter le poids de cette main froide, qui n'avait plus de vie, qui n'avait plus de sens. Admettre, accepter, se résigner. Non. Jamais. Ce serait comme trahir.
Par les yeux du cœur – ceux d’Isabelita – nous traversons avec son époux, Jean de Dieu, les turbulences d'un enfant du siècle, de la guerre d’Espagne à la chute du mur de Berlin, avec son cortège de désillusions et de révoltes: La perte de sa foi catholique, puis celle de son idéal communiste, l'exil, enfin la maladie qui s'empare de lui... Ce livre est pourtant avant toute chose la chronique d’un amour indestructible qui, malgré les lézardes du temps, demeure insoumis, bien qu'ouvert aux rythmes du monde et de ses joies simples, passagères. Avec beaucoup de poésie et de tendresse, Andrée Chedid interroge le quotidien, l'art, la mémoire, la vieillesse ou la mort dans un monde qui change, non sans insolence, humour et lucidité.
Je veux que tu saches que toi c'est moi et que moi c'est toi. Pour toujours.
20:20 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
01/02/2011
La citation du jour
François Mauriac
Ce n'est pas de mériter qui importe mais d'aimer.
François Mauriac, La pharisienne (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 1985)
23:53 Écrit par Claude Amstutz dans François Mauriac, La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; citation; livres | | Imprimer | Facebook |
Jean-Louis Kuffer
Bloc-Notes, 1er février / Les Saules
Tout commence avec un jardin, la lumière dans la maison, le chant du merle, ces visages sur une photo sépia, ces voix convoquées au gré du temps qui passe, ces sensations qui forgent les images et les mots. Le narrateur du roman de Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue, d'une seule envolée comme dans un poème symphonique qui se démultiplie sous nos yeux - je pense à la ballade de la Karelia Suite de Jean Sibelius, ou Au matin extrait de Peer Gynt d'Edvard Grieg - visite avec tendresse et nostalgie, les moments de son enfance qui à eux seuls sont tout un roman: Je réentends le vieux Coboye à travers les années ou mon grand-père le Président, notre père le taiseux ou sa mère, mère-grand la râleuse, ou Grossvater le sentencieux, Greta la prêcheuse ou Lena la rieuse toujours à claironner son allègre soprano: je les connais mieux, eux tous et leur voix, que je ne me connais moi-même dont je n'entends pas la voix.
Comme du chapeau d'un magicien, au rendez-vous de sa mémoire émerge le quartier des Oiseaux, le jeune Pilou - dont la mort est peut-être le passage le plus bouleversant du livre - Mickey de la tribu maudite, mêlés au souvenir des Pieds Nickelés et de Winnetou aiguisant le regard au dedans comme au dehors de celui dont la demoiselle Champoussin, son institutrice, note qu'il se laisse entraîner par son imagination.
Un peu bohème, voué à être artiste, futur scribe de rien comme il le dit lui-même, promenant sa plume ou son pinceau sous le choc de l'émouvante beauté de l'or du temps, il comprend très tôt que sa vraie vie sera dans la voie tangente et que toute conformité à la loi de tous relèverait d'un malentendu...
Si Jean-Louis Kuffer laisse danser les mots de son narrateur - auquel il doit souvent ressembler comme un frère - avec douceur, humour et gratitude sur la toile de l'univers célébrant l’émerveillement renouvelé des miracles de chaque jour et la mélancolie qui pèse sur les ombres du cimetière, c'est pourtant au vertige du présent, auprès de Ludmila et de leur enfant qui recrée le monde à lui tout seul dans un rire, qu'il voue sa plus durable reconnaissance: Il a suffi d'une paire de ciseaux en plastique bleu pour faire éclater le premier rire de l'enfant. L'enfant est devenu Quelqu'un en voyant le père jouer avec cette petite paire de ciseaux de plastique qui ne coupe rien mais peut faire le loup ou le crocodile, ou les oreilles de lapin, ou les oreilles d'âne.
Entre mémoire et devenir, entre singularité et filiation, Jean-Louis Kuffer dessine avec L'enfant prodigue - vie et mort inextricablement mêlées - un bien beau chant du monde:
Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c'est aujourd'hui de moins en moins qu'il faut dire puisque tout est plus clair d'approcher le mystère prochain, tout est plus beau d'apparaître pour la dernière fois peut-être - vous vous dites parfois qu'il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d'eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin au soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.
Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (coll. Le Passe Muraille/D'Autre Part, 2011)
01:08 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Edvard Grieg, Jean-Louis Kuffer, Le Passe Muraille, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; récit; livres | | Imprimer | Facebook |