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31/08/2011

le poème de la semaine

René Depestre

Mon avenir sur ton visage est dessiné comme des nervures sur une feuille
ta bouche quand tu ris est ciselée dans l'épaisseur d'une flamme
la douceur luit dans tes yeux comme une goutte d'eau
dans la fourrure d'une vivante zibeline
la houle ensemence ton corps et telle une cloche
ta frénésie à toute volée résonne à travers mon sang
 
Comme les fleuves abandonnent leurs lits
pour le fond de sable de ta beauté
comme des caravanes d'hirondelles regagnent tous les ans
la clémence de ton méridien
en toute saison je me cantonne dans l'invariable journée de ta chair
je suis sur cette terre pour être à l'infini
brisé et reconstruit par la violence de tes flots
ton délice à chaque instant me recrée tel un coeur ses battements
ton amour découpe ma vie comme un grand feu de bois
à l'horizon illimité des hommes
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

00:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/08/2011

Gianrico Carofiglio

Bloc-Notes, 29 août / Curio

littérature; roman: policier; livres

Guido Guerrieri n'est pas tout à fait un avocat comme les autres. Outre sa passion pour les livres et les voyages, il pratique la boxe, confiant à son sac - quand une nostalgie douce le gagne au souvenir de ses amours, Tiziana, Margherita et Sara - ses contradictions, ses humeurs, ses interrogations.

Son métier, il l'exerce à Bari, dans les Pouilles, avec l'aide de Consuelo et de Pasquale. Et voici qu'un de ses confrères, Sabino Fornelli, lui demande de s'occuper d'une affaire banale à priori, celle de la disparition de Manuela, une étudiante, six mois plus tôt. Reprenant officieusement l'enquête, il ne décèle aucune négligence et ne trouve pas l'ombre d'une nouvelle piste. Au point mort, c'est au fil de ses rencontres avec les amis, les témoins et les familiers de la victime que la lumière, au moment le plus inattendu, lui fournira une réponse implacable, dans le sillage de Caterina, un personnage clef dont le charme ne laisse pas indifférent Guido Guerrieri, méfiant certes, mais non pas moins homme...

Hors des conventions du genre, ce roman mêle une intrigue palpitante à des considérations philosophiques non dénuées d'humour qui accentuent son originalité: Seul ce qui est provisoire peut atteindre la perfection. Ou encore: Les enquêteurs capables de détecter les mensonges comptent parmi les plus stupides. Ce sont ces enquêteurs-là que les bons menteurs abusent avec le plus de facilité et le plus de plaisir.

Gianrico Carofiglio, magistrat, écrivain et homme politique, est né à Bari, en 1961. Plusieurs de ses livres sont disponibles en traduction française: Témoin involontaire (coll. Rivages/Noir, 2007), Les yeux fermés (Rivages, 2008), Le passé est une terre étrangère (Rivages, 2009) et Les raisons du doute (coll. Points/Seuil, 2011).

Quand j'écris ou lis un roman, ce sont les héros, plus que l'intrigue, qui retiennent mon attention. Plus que les trames enchevêtrées, j'aime les histoires dont les personnages ne vous abandonnent pas, une fois la lecture terminée. J'aime les personnages contradictoires, qui mêlent force et fragilité, sérieux et ridicule, fanfaronnerie et courage. Et j'aime les décors qui reflètent leur naturel changeant. Le silence pour preuve est un roman policier, quoique totalement atypique. Mais c'est surtout un voyage de découverte dans une ville nocturne, silencieuse et indéchiffrable. Gianrico Carofiglio

Gianrico Carofiglio, Le silence pour preuve (Seuil, 2011)

26/08/2011

Virginie Ollagnier

Bloc-Notes, 26 août / Les Saules

littérature; roman; livres

Au sein de la bonne bourgeoisie parisienne, la vie de Rosa ressemble à un paysage mélancolique dont tout éclat s’estompe peu à peu, malgré la réussite de son époux Antoine avec lequel elle ne partage plus que des silences. Quant à ses enfants, Maurice a trouvé sa voie à la Caisse des Dépôts et Consignations, tandis que sa soeur Julie s'est tournée vers le journalisme. 

Quand Rosa apprend le décès de son père adoptif Egon Baum, elle revient sur les lieux de son enfance au Maroc, à Sejâa plus précisément. Elle y rejoint sa maison, celle où elle aurait bien voulu mourir un jour, si Egon était encore là, alors que maintenant, seule au monde en quelque sorte avec le poids de cette douleur irréparable, que faire?

Là-bas, en France, elle a depuis longtemps abdiqué et si elle a réussi un beau mariage vingt ans plus tôt dans la capitale, qu'en reste-t-il? Devant ce nouveau deuil qui frappe l'un des deux hommes de sa vie - le premier fut son père Gabriel, mort alors qu'elle n'était encore qu'une petite fille - tout un passé défile devant ses yeux: sa mère Suzanne - si touchante, si tendre, si aimée -, sa marraine Monde - l'amie de France - soeur de sa mère et la vieille Sherifa - la nounou, la confidente - qu'elle est heureuse de retrouver aux côtés de son fils Mehdi: Rosa retrouva l'odeur de ses cheveux, le parfum de clou de girofle, le khôl aux yeux. Elle était bien, juste bien, et rien n'existait plus des malheurs et des deuils. Bercée, Rosa avait regagné le centre de son monde. Son corps se dilata à nouveau.

Au fil des jours, elle perd ses artifices de la métropole, laisse ressurgir son accent pied-noir dont autrefois elle avait honte, comme de cette maison, fardeau d'un passé colonial qu'elle refuse de lèguer à ses enfants: Le temps est venu de rompre avec sa culpabilité, de rendre la terre

Enveloppée par la chaleur bienfaisante des siens, face à son propre destin et ce mort tant aimé qui lui parle, elle pénètre ainsi l'intimité du coeur d'Egon et se voit révéler un fragment de sa vie dont elle ignorait tout ou presque... Après cette immersion douloureuse et tendre, plus rien ne sera comme avant.

Un roman plein de délicatesse où le deuil, charriant ses blessures profondes, oriente Rosa vers ses propres choix de vie, réveillant ses besoins d'appartenance et de liberté. 

Rouge argile est le troisième roman de Virginie Ollagnier - née à Lyon en 1970 - après Toutes ces vies qu'on abandonne en 2007 - couronné par onze prix littéraires - et L'incertain en 2008, tous deux publiés par les éditions Liana Levi.

Virginie Ollagnier, Rouge argile (Liana Levi, 2011)

00:26 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/08/2011

La citation du jour 1b

François Mauriac

citations; livres

Ce pourrait être un soir d'été comme ici je les ai tant aimés autrefois. Je ne croyais pas, dans ma jeunesse, qu'il y eût ailleurs que sur cette terrasse un ciel si sombre et si vivant, cette respiration de la nuit. Mais cette nuit d'août est une pluvieuse pluie d'automne, et le vent gémit au ras des vignes comme si c'était déjà les vendanges. Je m'étonne que le cuvier proche ne retentisse pas de voix et de rires; je ne sens pas l'odeur du pressoir: ce n'est qu'une nuit d'été où je suis seul. J'ai déserté le gros de l'armée du monde. Je ne m'en vante pas: où est mon mérite? Je n'ai même pas eu à me rendre: l'ennemi était en moi depuis longtemps déjà. Je luttais encore, je me raccrochais à des fantômes de sentiments, j'appelais, je feignais de croire que répondaient d'autres voix. Pauvre illusion entretenue, nourrie par le coeur insatiable. Depuis longtemps, les jeux étaient faits, la bille avait roulé, j'avais perdu. J'avais perdu... J'étais sauvé. 

François Mauriac, Souffrances et bonheur du chrétien (Grasset, 1931)

La citation du jour 1a

François Mauriac

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Tu t'éveilles, et d'abord tu cherches la place de ta douleur pour t'assurer que tu existes. Elle est là, fidèle comme la vie; elle va règner sur toi jusqu'à la nuit, pareille au soleil sur cette journée déjà torride. Tout sera anéanti dans ce terrible rayonnement; les êtres et les choses s'y confondront; tu accompliras tes besognes, isolé de tous, au centre d'une atmosphère de feu. Tu t'éloignes, tu t'assieds à l'écart, tu ouvres un livre. Mais les lettres dansent dans cette lumière aveuglante. Tu recommences de lire la page, tu poursuis en vain une pensée insaisissable. La pensée des autres ne peut plus se frayer de route jusqu'à la tienne. Aucune issue. Etouffant amour, après-midi étouffante. Pas d'orage à l'horizon. Aucun bruit ne monte de la plaine que, tout près de toi, cette poule dans les feuilles sèches. Aucune espérance de pluie. Mais s'il ne t'appartient pas de susciter les nuées dans l'azur de feu, du moins te reste-t-il quelque pouvoir pour troubler cette canicule de ta passion. Regarde au fond de toi ce regard, ce sourire mystérieux; alors comme le temps se troublerait, comme s'écraseraient de grosses gouttes chaudes sur les feuilles, voici enfin l'attendrissement, les larmes.  

François Mauriac, Souffrances et bonheur du chrétien (Grasset, 1931)

24/08/2011

Le poème de la semaine

Jean-Michel Maulpoix

La paix entre dans ma douleur.
Des voiles devant mes yeux se tissent,
puis se déchirent.
La pensée de l'amour me rend à la douceur
d'une forme inconnue de croyance.
Ma vie n'est plus coupée en deux
par les oiseaux de la chimère.
Naguère orientée par le désir
de tout ce qui n'existe pas,
elle cherche à prendre maintenant
la mesure juste de ce qui est.
 
L'impossible n'est plus son chagrin.
Le possible devient sa joie.
Dans l'arc tendu de tes bras
tout le ciel bleu à même la peau
avec ses oiseaux, ses nuages
et l'orage clair et rouge du désir,
et la nuit plus profonde.
 
Le monde, avant de te toucher,
je ne le savais pas si proche.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

22/08/2011

Stéphane Audeguy

Bloc-Notes, 23 août / Curio

littérature; roman; livres

Comme les autres jeux vidéo consacrés avant lui à l'Antiquité Romaine, Rom@ propose de fonder une ville, de bâtir des temples, de créer des commerces, de les défendre contre des incendies, des tremblements de terre, des hordes des Barbares. Chaque équipe compose dans la ville une faction qui lutte pour s'imposer à la tête de l'Empire. Rom@ est un jeu complexe, subtil, où toutes les classes de la société sont représentées. Chaque joueur peut choisir d'être prêtre, soldat, patricien, plébéien, gladiateur, étranger; les esclaves, pour éviter toute polémique, sont de petites boucles de programme sans importance...

Il n'en fallait pas davantage à Stéphane Audeguy pour donner la parole à la Roma Aeterna, personnage central aux traits ambigus de ce formidable roman: Parfois j'aurais voulu être un homme, mon amour. Ou alors une femme. Je ne suis pas sectaire. Non que les différences m'échappent, mais que rêver de faire sinon de les mêler? Encens sucrés des vulves marines, papillons de nuit des caresses secrètes, coquillages de nacre, verges de sang lourd, flancs doux des collines du Lazio où danse la poussière des insectes bleutés, corps fourbus écrasés au printemps de leurs draps, fesses musculeuses qui balancent en cadence, je vous chéris. Mes obélisques et mes colonnes bandent au ciel tout aussi bien que les seins roses de mes dômes. Mes fenêtres s'ouvrent aux désirs du vent qui tord les rideaux. Quatre lettres tirées aux loteries de l'histoire: Roma.

Et Roma fait trembler l’horizon sur le Pincio, se glisse dans le Tibre parmi les morts, épouse la silhouette des anges de l’église Sant’Andrea delle Fratte ou chausse les bottes des filles que l’on vend pour les touristes à Tivoli. L’anecdote rejoint l’histoire à travers la fenêtre qui s’ouvre sur les grandeurs futiles de Néron ou de Mussollini, le col blanc du chemisier d’Audrey Hepburn, les yeux inoubliables d’Anna Magnani, enfin au-delà des murmures de la ville à l’agonie, sur la vision fugitive de ce miracle éternel de l’amour qui fleurit dans la pénombre de la Villa Borghese avant de laisser sa mémoire en partage, à la porte béante des Enfers.

Il ne manque rien à Rom@, sinon ma vie, sinon mes corps, mes humeurs, mon sang, mon coeur: façades brunes des immeubles de rapport, charmeurs de serpents et montreurs d'ours, cahutes branlantes des miséreux, crasse des ruelles sans nom, changeurs et barbiers, odeurs ignobles ou subtiles des marchés de mes places, prêtres, potiers, brouhaha des rues, vendeurs de charmes et de potions d'amour, porteurs d'eau, sueur du travail, humeurs des plaisirs. J'ai été tout cela. J'ai aimé tout cela. Je ne suis pas la tête du monde, comme on disait jadis; comme telle, je n'aurais pas survécu longtemps: je suis plutôt son corps et ses lourdes entrailles qui grondent et palpitent.

Si l'amour, à défaut d'influencer le cours de l'histoire, entretient les pouvoirs du rêve, de l'art, de l'esprit de conquête, la Roma Aeterna pourtant, s'épuise et respire les prémices de la fin possible, la sienne: La vie n'est autre chose que le temps qu'il nous faut pour mourir

Avec une construction romanesque originale et une langue de toute beauté, Stéphane Audéguy célèbre les charmes et la noblesse de cette Rome lézardée par l'outrage des temps nouveaux, qu’un Guido Ceronetti – l’auteur de Voyage en Italie et de Albergo Italia - n’aurait pas reniées: J'aurais préféré que, comme tous les Barbares, ils me fassent violence, m'imposent une nouvelle civilisation, des architectures aussi arrogantes que celles de leurs prédécesseurs chrétiens et romains. Ils se sont contentés de nicher, comme des coucous: galeries marchandes qui ne mènent nulle part, sinon à d'autres galeries, organisation de la misère par l'abondance, destructions intégrales sous couvert de rénovations, immeubles vidés comme des poissons, dont on garde les façades, soutenues par des planches, pour construire des bureaux, verrues blanches des stades toujours plus vastes. 

Mais, loin des touristes trop gras qui piétinent son ventre, laissons-nous étourdir encore un peu. Stephane Audeguy ne nous en voudra pas: L'amour change la pierre en chair, la chair en arbre, l'arbre qui se fait pierre, et la pierre, amour...

Stéphane Audeguy, Rom@ (Gallimard, 2011)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/08/2011

Thierry Laget

littérature; roman; livresThierry Laget, La lanterne d'Aristote (Gallimard, 2011)

Invité au château dune comtesse - Azélie, descendante de la princesse de Clèves - afin de recenser les ouvrages de sa bibliothèque, un homme entre ainsi dans le monde fascinant des livres, dont certains sont déplacés ou disparaissent au fil des nuits. Un fantôme ou un locataire soigneusement dissimulé aux yeux de tous? Que cache cette fenêtre éclairée du château où pourtant nul n'est sensé habiter? Les relations entre la cuisinière, le factoton - l'homme à tout faire - et Azélie, ne sont-elles scellées par un lourd secret?

Si le style rappelle immanquablement Marcel Proust - dont Thierry Laget est un fervent admirateur - c'est du côté de Henry James qu'on retrouve cette ambiance singulière, à la fois étrange, un peu irréelle, où s'insinuent les passions les plus meurtrières. Malgré quelques longueurs, ce roman érudit exalte la beauté de la langue française, le pouvoir incandescent des livres, les remous du bonheur et de l'oubli.

Je vois que tous, tant que nous vivons, nous ne sommes que des simulacres ou une ombre légère...

10:26 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Marcel Proust | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/08/2011

Caterina Bonvicini 1b

Bloc-Notes, 19 août / Curio

En annexe au roman Le lent sourire de Caterina Bonvicini, voici la très belle chanson de Leonard Cohen, Tower of Song, citée à la page 148... Sur Youtube, vous pouvez en découvrir le texte intégral en version originale.


Caterina Bonvicini, Le lent sourire (Gallimard, 2011)

08:00 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Caterina Bonvicini, Chansons inoubliables, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; chanson; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Caterina Bonvicini 1a

Bloc-Notes, 19 août / Curio

littérature; roman; livres

Elles sont des amies trentenaires qui ne se sont jamais perdues de vue depuis le lycée. Et voilà que dans ce groupe, après Diana opérée avec succès, c’est chez Lisa deux ans plus tard, que le même mal - une tumeur au cerveau - est diagnostiqué par les médecins. Elle, par contre, en meurt: Lisa, l'amie inséparable de Clara et son lent sourire qui offre un si beau titre au roman de Caterina Bonvicini: Le sourire lent, c'est le sourire de la fin. La vie qui ralentit, qui décélère jusqu'a l'immobilité.

C'était une histoire simple: Nous nous sommes rencontrées, nous nous sommes choisies, nous nous sommes écoutées, nous nous sommes comprises. Il n'y avait pas de noeuds à défaire, pas de fragments à rassembler, pas de mystères. Nous étions là. A cette touchante évocation répond une autre, après la mort de Lisa: C'était une amitié passionnelle, certes, reposant sur une attraction réciproque, mais une amitié profonde, durable. Un peu comme sa foulée, son pas qui résonne encore dans ma tête quand je retourne dans cette maison, un pas élancé. Il m'arrive de l'entendre dans le hall: c'est elle qui entre. Alors je vais dans la cuisine, je m'assieds et fixe la place vide. Je tends le bras, tourne ma main, et attends. Les yeux fermés, j'essaie de sentir ses doigts, longs comme ses pas, qui touchent les miens

Remontant le temps, égrenant les souvenirs partagés - les moments d'extase, de turpitudes ou d'insouciance de leur jeunesse - le tour de force de ce roman est de nous montrer, par la voix de Lisa, que la mort peut prendre le visage de la vie dans un mouvement opposé à la sépulture, et qu’il n’est pas nécessaire d’oublier pour affronter l’avenir: Derrière nos dialogues il y avait des pages et des pages de vie commune. L'enfance, l'adolescence, les années de fac, tous les boulots et les amours venus après, les anniversaires, les réveillons, les vacances, les mariages, les enterrements, les cuites, les bêtises monstres, les soucis d'argent, les problèmes familiaux, tout un entrelacs d'événements partagés qui émergeait comme un fleuve souterrain, en se mélangeant au flux du présent.

Un éloge de l’amitié - thème somme toute peu abordé en littérature - qui obéit à d’autres règles que celles de l’amour, unissant malgré la douleur présente Sandra l'ex première de classe avec sa petite frange brune aujourd'hui épouse de Daniele, Veronica la rebelle qui organisait les fugues du lycée et toujours à la recherche du prince charmant, Diana la véritable soeur avec laquelle Lisa a partagé 4'745 jours sur les bancs d'école et qui est mariée avec Marco, Clara la librairie qui s'est enfin découvert un mec libre prénommé Tommaso, enfin Lisa et ses yeux en amande qui évoquent Giotto, bleus comme le fond de la chapelle Scrovegni et son mari Alberto. 

Caterina Bonvicini, par de délicates anecdotes, souvent drôles, décrit admirablement les états d'âme qui s'emparent de ce groupe d'amis - un pluriel fissuré - submergés tour à tour par la soudaine précarité de la vie, la fatigue, la colère, les reproches, la difficulté à supporter les autres ou d'être ensemble, se sentant coupables d'être en bonne santé, coupables d'être heureux, coupables d'être vivants avec leurs limites, leurs défauts, leur générosité, chacun devenu la mémoire de l'autre, tantôt prison, tantôt rempart devant ce paysage dévasté.

Une histoire bien différente de celle qui secoue Ben, le narrateur de la partie centrale du livre: un chef d'orchestre célèbre, homme jaloux, possessif, égoïste qui fait la connaissance de Clara dans les couloirs de la clinique de Bentivoglio, où il rend visite à son épouse Anna - une cantatrice adulée par son public - elle aussi arborant ce lent sourire, mais dans un contexte bien différent: Les mille amis qu'Anna croyait avoir. Avec leurs histoires incroyables. Personne ne s'est donné la peine de venir. En même temps, je lançais des coups d'oeil méprisants vers les tournesols et les orchidées, les roses et les lis, qu'on apercevait par la porte entrouverte. Pour envoyer des fleurs, il y a du monde. Seulement ce n'est pas une loge ici, messieurs

Si les vivants sont faits pour se remémorer, Caterina Bonvicini restitue toute l'émotion palpable de ce roman bouleversant par la bouche de la mère de Clara: Trésor, les morts ne doivent pas sentir notre douleur. Ils ne doivent sentir que notre amour...

A lire et relire, le coeur gagné par le léger tremblement de ces saisons volées en éclats, empreintes de tant de douceur et d'apaisement: Le lent sourire est un pur chef d'oeuvre! 

Caterina Bonvicini, Le lent sourire (Gallimard, 2011)

07:55 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Caterina Bonvicini, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |