22/08/2011
Stéphane Audeguy
Bloc-Notes, 23 août / Curio
Comme les autres jeux vidéo consacrés avant lui à l'Antiquité Romaine, Rom@ propose de fonder une ville, de bâtir des temples, de créer des commerces, de les défendre contre des incendies, des tremblements de terre, des hordes des Barbares. Chaque équipe compose dans la ville une faction qui lutte pour s'imposer à la tête de l'Empire. Rom@ est un jeu complexe, subtil, où toutes les classes de la société sont représentées. Chaque joueur peut choisir d'être prêtre, soldat, patricien, plébéien, gladiateur, étranger; les esclaves, pour éviter toute polémique, sont de petites boucles de programme sans importance...
Il n'en fallait pas davantage à Stéphane Audeguy pour donner la parole à la Roma Aeterna, personnage central aux traits ambigus de ce formidable roman: Parfois j'aurais voulu être un homme, mon amour. Ou alors une femme. Je ne suis pas sectaire. Non que les différences m'échappent, mais que rêver de faire sinon de les mêler? Encens sucrés des vulves marines, papillons de nuit des caresses secrètes, coquillages de nacre, verges de sang lourd, flancs doux des collines du Lazio où danse la poussière des insectes bleutés, corps fourbus écrasés au printemps de leurs draps, fesses musculeuses qui balancent en cadence, je vous chéris. Mes obélisques et mes colonnes bandent au ciel tout aussi bien que les seins roses de mes dômes. Mes fenêtres s'ouvrent aux désirs du vent qui tord les rideaux. Quatre lettres tirées aux loteries de l'histoire: Roma.
Et Roma fait trembler l’horizon sur le Pincio, se glisse dans le Tibre parmi les morts, épouse la silhouette des anges de l’église Sant’Andrea delle Fratte ou chausse les bottes des filles que l’on vend pour les touristes à Tivoli. L’anecdote rejoint l’histoire à travers la fenêtre qui s’ouvre sur les grandeurs futiles de Néron ou de Mussollini, le col blanc du chemisier d’Audrey Hepburn, les yeux inoubliables d’Anna Magnani, enfin au-delà des murmures de la ville à l’agonie, sur la vision fugitive de ce miracle éternel de l’amour qui fleurit dans la pénombre de la Villa Borghese avant de laisser sa mémoire en partage, à la porte béante des Enfers.
Il ne manque rien à Rom@, sinon ma vie, sinon mes corps, mes humeurs, mon sang, mon coeur: façades brunes des immeubles de rapport, charmeurs de serpents et montreurs d'ours, cahutes branlantes des miséreux, crasse des ruelles sans nom, changeurs et barbiers, odeurs ignobles ou subtiles des marchés de mes places, prêtres, potiers, brouhaha des rues, vendeurs de charmes et de potions d'amour, porteurs d'eau, sueur du travail, humeurs des plaisirs. J'ai été tout cela. J'ai aimé tout cela. Je ne suis pas la tête du monde, comme on disait jadis; comme telle, je n'aurais pas survécu longtemps: je suis plutôt son corps et ses lourdes entrailles qui grondent et palpitent.
Si l'amour, à défaut d'influencer le cours de l'histoire, entretient les pouvoirs du rêve, de l'art, de l'esprit de conquête, la Roma Aeterna pourtant, s'épuise et respire les prémices de la fin possible, la sienne: La vie n'est autre chose que le temps qu'il nous faut pour mourir.
Avec une construction romanesque originale et une langue de toute beauté, Stéphane Audéguy célèbre les charmes et la noblesse de cette Rome lézardée par l'outrage des temps nouveaux, qu’un Guido Ceronetti – l’auteur de Voyage en Italie et de Albergo Italia - n’aurait pas reniées: J'aurais préféré que, comme tous les Barbares, ils me fassent violence, m'imposent une nouvelle civilisation, des architectures aussi arrogantes que celles de leurs prédécesseurs chrétiens et romains. Ils se sont contentés de nicher, comme des coucous: galeries marchandes qui ne mènent nulle part, sinon à d'autres galeries, organisation de la misère par l'abondance, destructions intégrales sous couvert de rénovations, immeubles vidés comme des poissons, dont on garde les façades, soutenues par des planches, pour construire des bureaux, verrues blanches des stades toujours plus vastes.
Mais, loin des touristes trop gras qui piétinent son ventre, laissons-nous étourdir encore un peu. Stephane Audeguy ne nous en voudra pas: L'amour change la pierre en chair, la chair en arbre, l'arbre qui se fait pierre, et la pierre, amour...
Stéphane Audeguy, Rom@ (Gallimard, 2011)
00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
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