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23/03/2013

César Aira

Bloc-Notes, 23 mars / Thonon-les-Bains

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Le 31 décembre au matin, les Pagalday visitèrent en couple l'appartement, qui leur appartenait déjà, sur le chantier de la rue José-Bonifacio, au numéro 2161, en compagnie de Bartolo Sacristan Olmedo, le paysagiste qu'ils avaient engagé afin de disposer les plantes sur les deux vastes balcons de l'appartement, en façade et côté cour.

Ainsi commence cet étonnant roman de César Aira où, passées ces premières lignes de facture classique, nous allons être constamment surpris - dans la forme et dans le style - par cette histoire qui nous met en présence des propriétaires, de leurs enfants, des ouvriers de chantier, du concierge de cet immeuble de luxe inachevé, au sommet duquel, sur la terrasse, ils ont décidé de fêter ensemble, le passage à la nouvelle année. Aucun de ces personnages, à l'exception de Patri, la fille aînée des Vinas, ne s'impose durablement au récit. Nous suivons les instants saisis au vif de leurs rencontres imprévues: un lot de situations, de plaisanteries, de réflexions, de banalités puisées dans leur existence ordinaire.

Mais où donc César Aira a-t-il décidé de nous embarquer avec cette histoire sans véritable point d'ancrage, dépourvue d'intentions, de signes, d'arrières-pensées? Le titre du roman, Les fantômes, en livre la clef principale, car cet immeuble de la rue José-Bonifacio est habité... par des fantômes, entièrement nus, que seuls les membres de la famille Vinas peuvent voir! 

Et voici que ces fantômes, facétieux, s'invitent à la fête - peut-être même en sont-ils les instigateurs? - trouvant en la personne de Patri, un écho, sinon un courant de sympathie: Arrêtez-vous! hurlait son âme, ne partez jamais plus! Elle voulait les voir ainsi pour l'éternité, même si l'éternité devait durer un instant, et surtout si elle durait un instant. Elle ne concevait pas l'éternité d'une autre façon. Viens, éternité, viens, et sois l'instant de ma vie! s'exclamait-elle pour elle-même... Un monde dont il lui semble faire partie, au contraire de celui des siens. Et cette aventure, jusqu'où la conduira-t-elle? A attirer les fantômes dans sa propre réalité ou, au contraire, les rejoindre dans une irréalité apparente et inexpliquée, par un de ces caprices du destin?

Elle mettait la meilleure volonté du monde, appelait l'imagination à son secours, à ses dons de créatrice sauvage, naïve si l'on veut, et elle parvenait toujours à la même conclusion: un sourire mystérieux que dessinaient les lèvres des fantômes. C'était une espèce de fatalité qui surgissait du fond d'elle-même, de son scepticisme: le sourire mystérieux comme fin, comme barrière infranchissable.

Comme les auteurs argentins excellent souvent à cet exercice - chez Ernesto Sabato, par exemple - nous naviguons constamment entre le réel et le fantastique dans Les fantômes, sans véritables repères. Une démarche délibérée de César Aira qui, au détour de ces êtres transparents et familiers à la fois, nous parle des classes moyennes, de l'argent - cette seule virilité qui compte en Argentine -, du rêve, de littérature ou de philosophie. Un roman qui ressemble à une route inachevée dont chaque segment, ainsi que dans l'immeuble de la rue José-Bonifacio, interpelle, désarçonne, interroge nos certitudes en péril: Une personne peut n'avoir jamais pensé, pas une seule fois dans sa vie, elle peut sembler être un ensemble désorganisé de tremblements et de passions futiles, passagères, et cependant à n'importe quel moment, sur demande, peuvent naître en elle les idées les plus subtiles qu'ont eues un jour les plus grands philosophes. Ce qui semble si paradoxal se passe tous les jours.  

Ne cherchez pas dans ce livre une explication aux fantômes: vous n'en trouverez pas. Pour les uns, ils seront sans doute le fruit de notre imagination; pour d'autres, les témoins de nos vies minuscules dans un univers de béton dissocié du passé ou les silhouettes mélancoliques d'un espace - la proximité? l'éternité? - qui n'a plus cours. Et vous, qu'en direz-vous?

Les fantômes de César Aira, est l'un des romans les plus singuliers de ce printemps, comme un miroir qui saurait, à l'envers des 155 pages de ce livre, modifier notre centre de gravité.

Il est faux que, comme on le disait, les morts se transformaient en étoiles: c'était le contraire...

César Aira est né en 1949 dans la province de Buenos Aires. Après la disparition de Roberto Bolano, il est considéré comme l'un des écrivains sud-américains les plus importants. Les fantômes est le seixième de ses ouvrages traduits en langue française. Parmi ses oeuvres majeures, peuvent être cités Un épisode dans la vie du peintre voyageur (André Dimanche, 2000), Varamo (Bourgois, 2002), La preuve (Bourgois, 2008) et Anniversaire (coll. Titres/Bourgois, 2011).  

César Aira, Les fantômes (Bourgois, 2013)

traduit de l'argentin par Serge Mestre

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature sud-américaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/03/2013

Vendanges tardives - De Dominique

Un abécédaire - D comme Dominique

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Tout comme toi, Fred, il m'arrive souvent de vociférer contre les critiques de tous bords, cette intelligentsia de la pensée molle qui s'adapte avec habileté aux modes et aux auditoires, disposant dans ses colonnes les mêmes mots, à propos des mêmes livres, et au même moment! Mais, reconnais au moins que ces journalistes-là ou professionnels du sérail, on ne les lit jamais, et finalement, on perd notre temps à en parler... Je préfère quant à moi, raviver la flamme de ceux qui ont suivi leur musique intérieure, leur passion, leur curiosité et qui ont su, d'instinct semble-t-il, partager davantage que des écrivains: une manière de voir le monde, de s'ouvrir à lui. Je pense bien sûr à Alexandre Vialatte, Roger Nimier ou plus près de nous, Philippe Sollers et Jean-Louis Kuffer.

Parmi ces passeurs de culture et de savoir, capables de te faire voguer sur la mer au milieu des vignes ou remonter le temps derrière un bureau chaotique encombré de manuscrits et de photographies, je garde toujours une pensée émue pour Vladimir Dimitrijevic. Au cours de mes années d'apprentissage en librairie, je me souviens qu'à la fin de ses cours consacrés à la littérature russe, je me précipitais dans la librairie la plus proche pour acheter les oeuvres d'Anton Tchékhov, d'Alexandre Pouchkine ou de Vassili Grossman... Et pas plus tard que hier, comme au cours de nos rencontres des années précédentes, j'ai éprouvé ce même sentiment d'enthousiasme et de gratitude auprès de Dominique Bourgois, venue présenter à Lausanne, devant un parterre de libraires réjouis, les nouveautés de son catalogue.

Et c'est ainsi qu'à peine de retour à Genève, je me suis procuré Les fantômes de César Aira - traduit de l'argentin - et La nuit du loup de Javier Tomeo - traduit de l'espagnol - s'ajoutant à deux autres textes qui m'ont été offerts et que j'apprécie: La belle indifférence de Sarah Hall - nouvelles traduites de l'anglais - ainsi que le dernier roman - traduit de l'allemand - de mon compatriote Martin Suter, Le lemps, le temps, à paraître en mai de cette année. Je n'en dirai pas plus - n'insiste pas - car je consacrerai au moment voulu plusieurs Bloc-Notes à ces ouvrages.

J'ajoute que - actuellement - les quatre maisons d'édition les plus intéressantes à mes yeux reposent entre les mains de femmes. Outre Dominique Bourgois dont je viens de te parler, cette même vibration émotionnelle qui fait peu de compromis avec le climat ambiant, se retrouve aussi chez Anne-Marie Métailié, Fabienne Raphoz - éditions José Corti - et Liana Levi, produisant des écrits de qualité et un catalogue se démarquant des plus grandes usines à livres... La Journée de la Femme est donc aussi célébrée ici, à juste titre: symbole de qualité, de persévérance, de réussite. Et vois-tu, Fred, rien que de me remémorer ces rencontres au monde du livre et des idées - qui est aussi une insatiable quête de sens - voici que ma journée en est déjà toute embellie!

image 1: Dominique Bourgois (www.scuolalibraiuem.it)

image 2: Vladimir Dimitrijevic (www.zinoviev.ru)

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18/02/2013

Morceaux choisis - Roberto Juarroz

Roberto Juarroz

20_Septembre_SemaineArbreForet.jpg

Un arbre est la forêt.
S'étendre sous son feuillage,
c'est écouter tout le son, 
connaître tous les vents
de l'hiver et de l'été,
recevoir toute l'ombre du monde.
 
S'arrêter sous ses branches sans feuille,
c'est réciter toutes les prières possibles, 
faire taire tous les silences,
avoir pitié de tous les oiseaux.
 
Rester debout à côté de son tronc,
c'est élever toute méditation,
réunir tout le détachement,
deviner la chaleur de tous les nids,
rassembler la solidité de tous les doutes.
 
Un arbre est la forêt.
Mais pour cela il faut
qu'un homme soit tous les hommes.
Ou aucun.
 

Roberto Juarroz, Dixième poésie verticale / édition bilingue (José Corti, 2012)

traduit de l'argentin par François-Michel Durazzo

image: www.petitgestevert.ca

15/02/2013

Morceaux choisis - Carlos Liscano

Carlos Liscano 

littérature; récit; morceaux choisis; livres

Un jour on fait une fête. On annonce à l'un de nos camarades de cellule que sa femme, détenue ailleurs, vient de mettre au monde une petite fille. La mère et l'enfant se portent bien. Les yeux du père se remplissent de larmes. Nous le serrons sur notre coeur, nous chantons en son honneur, nous plaisantons.

Alors le père, plein de décision, fait quelque chose que personne ne peut croire. Il trouve une aiguille et du fil, ôte sa chemise et commence à la couper en morceaux. Puis il prend un marqueur. Il est merveilleusement adroit de ses mains. En une demi-heure il a fabriqué une poupée, à grands yeux, longs cils, lèvres rouges. C'est son cadeau pour la petite qui vient de naître. La poupée a l'air belle. C'est la première fois, et jusqu'ici la seule, que je vois naître une poupée. Une poupée unique, née des mains d'un homme, parmi des hommes.

Carlos Liscano, Le fourgon des fous (coll. 10-18/UGE, 2008

traduit du sud-américain par Jean-Marie Saint-Lu

03/02/2013

Julio Cortazar

9782070291342.gifJulio Cortazar, Marelle (Coll. Imaginaire/Gallimard, 1979)

 

Marelle est une sorte de capitale, un de ces livres du XXe siècle auquel on retourne plus étonné encore que d'y être allé, comme à Venise. Ses personnages entre ciel et terre, exposés aux résonances des marées, ne labourent ni ne sèment ni ne vendangent : ils voyagent pour découvrir les extrémités du monde et ce monde étant notre vie c'est autour de nous qu'ils naviguent... (Florence Delay)


L’originalité de ce roman tient à sa construction littéraire. Il peut être lu de la première à la dernière page, ou alors selon un ordre suggéré par l’auteur à la page 7: Une spirale sans fin... Méditation sur le temps, la vie, l’amour et le Paris des années 50, ce roman hantera longtemps votre mémoire, de même que son personnage central, Sybille, sublime!

08:12 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature sud-américaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/01/2013

Morceaux choisis - Adolfo Bioy Casares

Adolfo Bioy Casares

littérature; roman; morceaux choisis; livres

La rue était plongée dans le noir. Il fait plus sombre que tout à l'heure, se dit-il. Quelqu'un a dû s'amuser à casser les réverbères. Ou bien ils préparent une embuscade. Regardant avec méfiance les rangées d'arbres, il constata que derrière les premiers troncs il n'y avait personne de caché, mais à la hauteur du troisième la nuit devenait impénétrable. En avançant, il s'exposait à une agression qui, bien qu'il la guettât, serait soudaine. Il fut sur le point de revenir sur ses pas, mais un sentiment de tristesse lui en ôta le courage. Il se souvint de Nestor. Il eut des regrets: On vit sans faire attention, distraitement. S'il réagissait, s'il sortait de sa distraction, il penserait à Nestor, à la mort, à des personnes et à des choses disparues, à lui-même, à la vieillesse. Il se dit: Une grande tristesse vous libère

Indifférent à tout, il se mit à marcher au milieu de la rue, pour, de toute façon, n'être pas surpris. Il crut soudain apercevoir devant lui une vague forme, une masse plus foncée que l'obscurité de la nuit. Il se dit: Un tank. Non, plutôt un camion. Une lumière jaillit à deux pas de lui. Vidal ne détourna pas la tête, ne ferma pas les yeux; il garda le visage levé, impassible. Aveuglé par ce torrent de clarté, il éprouva une jubilation imprévue, , comme si l'éventualité d'une mort si lumineuse l'exaltait à l'égal d'une victoire. Il demeura ainsi quelques instants, concentré sur cette blancheur éblouissante, incapable d'une pensée ou d'un souvenir, immobile. Puis les phares reculèrent et leur faisceau éclaira, dans des plaques rondes, des troncs d'arbres et des façades de maisons. Il put voir que le camion s'éloignait, chargé de gens silencieux, massés contre les flancs rouges, décorés d'arabesques blanches. Il fit le point, non sans orgueil: Peut-être que si j'avais déguerpi comme un lapin, ils m'écrasaient. Peut-être ne s'attendaient-ils pas à ce que je leur tienne tête. 

L'air de la nuit et une certaine satisfaction intime le soulagèrent si bien qu'il n'avait plus mal à la tête. Il pensa aussitôt en termes militaires: L'ennemi repoussé, je reste maître du terrain. Un peu confus, il essaya de traduire les faits plus modestement: Je n'ai pas eu peur. Ils sont partis. Je suis seul. Bien qu'il rentrât maintenant se mettre à l'abri chez Nestor, il ne se montrerait plus désormais (vis-à-vis de personne ni même vis-à-vis de lui-même) pressé de chercher une protection. Comme s'il lui était venu le goût du courage, il avança dans la rue obscure, décidé à ne pas rentrer avant d'avoir marché trois cents mètres. Il se dit que cet exploit était un peu inutile, puisqu'il savait qu'en rentrant chez Nestor, il aurait le sentiment très net de se mettre à l'abri.  

Adolfo Bioy Casares, Journal de la guerre au cochon, dans: Romans (coll. Bouquins/Laffont, 2001)

traduit de l'argentin par Françoise-Marie Rosset 

Hector Bianciotti, La guerre au cochon / article (http://laquinzaine.wordpress.com/2010/11/14/adolfo-bioy-casares-la-guerre%C2%A0au%C2%A0cochon)

16/10/2012

Au bar à Jules - De la xénophobie

Un abécédaire: X comme Xénophobie 

littérature; essai; livres

Ma lecture du jour est signée Carlos Fuentes:

Je crois dans les questions qui sont celles d'un pacte fraternel entouré d'abîmes: Est-il possible qu'il n'existe pas d'autre voix qui ne soit également la mienne? Est-il possible qu'il n'y ait pas un autre temps que je puisse toucher et qui puisse me toucher? N'existe-t-il pas d'autres croyances, d'autres histoires, d'autres rêves, et ne sont-ils pas aussi les miens?

Les cultures s'influencent réciproquement. Elles s'anémient dans l'isolement, et prospèrent dans la communication. En tant que citoyens, hommes et femmes de deux villages - le global et le local -, il nous incombe de défier les préjugés, de faire reculer nos limites, d'accroître notre capacité à donner et à recevoir, ainsi que l'intelligence de ce qui nous est étranger. Rappelons-nous, au seuil de ce nouveau siècle, que l'histoire n'est pas terminée. L'histoire est toujours inaboutie. Et la leçon de notre humanité inachevée est que, chaque fois que nous excluons, nous nous appauvrissons; chaque fois que nous incluons, nous nous enrichissons. Aurons-nous le temps de découvrir, de toucher, de nommer tous ces semblables que nos bras peuvent enserrer? Nul ne trouvera sa propre humanité s'il ne la reconnaît, d'abord, dans les autres.

Et - histoire d'enfoncer le clou dans ma perception occidentale du monde - Carlos Fuentes me rappelle que, au cours des cinq cents dernières années, l'Occident a voyagé au Sud comme en Orient, en imposant sa volonté politique et économique aux cultures de la périphérie, sans demander la permission de personne. Maintenant, ces cultures exploitées reviennent en Occident et mettent à l'épreuve les valeurs que celle-ci a proposées sur un mode universel: liberté de mouvement, liberté de marche fondée non seulement sur l'offre et la demande, mais sur la mobilité de la main d'oeuvre, et respect des droits de l'homme, à commencer par le droit du travail.

Bien sûr, Carlos Fuentes n'offre pas une réponse clef en main à toutes les questions que je me pose. Néanmoins, il me fournit un cadre indispensable au sein duquel il m'est possible de poser une première pierre, de repartir à zéro ou presque, de modifier l'angle de mon regard sans toutefois démentir - en profondeur - ce que je crois.

Nous sommes soumis à l'épreuve de l'autre. Nous regardons, mais nous sommes aussi regardés. Nous vivons dans une constante rencontre avec ce que nous ne sommes pas, avec le différent. Nous découvrons que seule une identité morte est une identité figée. Nous sommes tous en perpétuel devenir, dit encore Carlos Fuentes

... que cela nous plaise ou non!

Carlos Fuentes, Xénophobie, dans: Ce que je crois (Grasset, 2003) 

image: poesie.tableau-noir.net

06/10/2012

Morceaux choisis - Caio Fernando Abreu

Caio Fernando Abreu

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Il était une fois le Pays des Fées. Personne ne savait vraiment où il se trouvait, et bien des gens (la majorité) doutaient même de son existence quelque part. Même ceux qui ne doutaient pas (et ils étaient rares) n'avaient pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire pour y arriver. Mais ces rares personnes avaient une certitude: si on voulait vraiment y arriver, il y avait un truc et ça finissait par marcher. Une seule chose était essentielle (et extrêmement difficile): y croire.

Il était une fois, également, à cette époque (qui n'était pas un temps ancien, non; c'était un temps présent, du genre du nôtre) un homme qui y croyait. Un homme ordinaire, qui lisait les journaux, regardait la télé (et il avait peur, comme tout un chacun), qu'on licenciait, qui s'endurcissait (comme tout un chacun), essayait d'aimer, n'y parvenait pas (comme tout un chacun). En tout, cet homme était comme tout un chacun. Avec pourtant une énorme différence: c'était un homme qui y croyait. Rien dans les mains, rien dans les poches, un jour il résolut de partir à la recherche du Pays des Fées. Et il partit.

Il lui arriva des tas de choses qu'on ne peut raconter ici faute d'espace. Des choses dures, tristes, périlleuses, effrayantes. L'homme allait toujours de l'avant. Un tantinet dans ses petits souliers cependant, car on lui avait dit (des amis vaches) que même s'il arrivait au Pays des Fées, tout simplement les fées pouvaient ne pas l'aimer. Et rester invisibles (ce qui était le moindre mal), ou même faire d'horribles méchancetés au pauvre homme. Effrayé, inquiet, solitaire, de plus en plus triste et affamé, l'homme continuait à y croire et à cheminer. Il pleurait parfois, priait toujours. Pensait aux fées tout le temps. Et sans rien dire à personne, en secret, de plus en plus: il y croyait, il y croyait. 

Un jour, il arriva sur les berges d'une rivière boueuse et furieuse, sans aucune beauté. Quelque chose lui dit que, de l'autre côté de la rivière, se trouvait le Pays des Fées. Il y crut. Il chercha en vain une barque, il n'y en avait pas: le seul moyen était de traverser la rivière à la nage. Ce n'était pas un athlète (au contraire), mais il la traversa. Il atteignit l'autre rive, épuisé, aperçut alors un sentier un peu bizarre et eut l'impression que c'était par là. Il y crut aussi. Et s'en alla par le sentier un peu bizarre, en direction de ce à quoi il croyait.

Puis il s'arrêta. Fatigué comme il l'était, il s'assit sur une pierre. Et l'endroit était si joli qu'il eut envie de se reposer un peu, le pauvre. Involontairement, il s'endormit. Et quand il ouvrit les yeux, devinez qui était posé sur la pierre à côté de lui? Une fée, bien sûr. Une fée minuscule, de la taille d'un petit doigt, avec de petites ailes transparentes et tout ce à quoi les petites fées ont droit. Très embarrassé, il voulut expliquer qu'il n'avait quasiment rien apporté et tira de ses poches tout ce qui lui restait: miettes de pain, bouts de papier, petite monnaie. Mort de honte, il posa cette misère à côté de la petite fée.

Soudain une bande d'autres petites fées et petits lutins (eux aussi existent) se ruèrent de tous côtés sur les pauvres cadeaux de l'homme qui y croyait. Stupéfait, il comprit qu'à tous il leur plaisait beaucoup: ils riaient, se jettaient des miettes les uns aux autres, faisaient rouler les pièces, sur l'endroit le plus plat. Tout ce qu'ils touchaient aussitôt se changeait en or. Après avoir joué un bon bout de temps, ils lui dirent qu'ils avaient adoré ses cadeaux. Et qu'en échange, ils allaient lui apprendre un chemin de retour très facile. Qu'il pouvait repartir quand il le voudrait par ce chemin-là (utilisable aussi à l'aller), facile, sûr, rapide. De surcroît, il pourrait revenir avec quelqu'un d'autre: ils auraient grand plaisir à recevoir une personne aimée de l'homme qui y croyait.

Tout à coup, l'homme se vit dans une barque glissant entre d'énormes colonnes, sculptées dans la pierre. De belles colonnes couvertes de signes, sur le fleuve calme comme un tapis magique portant la barque dans laquelle il se trouvait. Quelques petites fées voletaient autour de lui, en riant. Tout cela était si plaisant qu'il s'endormit. Il s'éveilla à l'endroit (sa chambre) d'où il était parti un jour. C'était le matin de bonne heure. L'homme qui y croyait ouvrit les fenêtres sur le jour d'un bleu brillant. Il respira profondément, et sourit. Il réfléchit à la personne qu'il pourrait inviter à aller avec lui au Pays des Fées. Quelqu'un qu'il aimerait beaucoup et qui y croirait aussi. Lorsque, sans effort, un tas de gens lui vinrent à l'esprit, il sourit plus encore. A présent, l'invitation est toujours sous ses yeux: quand on y croit, on trouve. Je ne garantis pas qu'il fut heureux pour toujours, mais en pensant à tout cela il avait un beau sourire. A ce propos, je n'ai pas le moindre doute. Et vous?

Caio Fernando Abreu, Un conte de fées, dans: Petites épiphanies (José Corti, 2000)

traduit du portugais (Brésil) par Claire Cayron

image: Vieux Lyon (2008)

21/09/2012

Thomas Sanchez

9782070760299.gifThomas Sanchez, Le jour des abeilles (Gallimard, 2001)

 

Thomas Sanchez s’était fait remarquer il y a plusieurs années par Boulevard des trahisons et plus récemment avec King Bongo, deux romans qui peuvent figurer dans une bibliothèque de polars, même si leur caractère politique ou sociologique les intègre dans un champ beaucoup plus vaste. Avec Le jour des abeilles, il signe son chef d’œuvre avec une romance apparemment banale, sur fond de Seconde Guerre mondiale. Un Américain, professeur d'histoire de l'art, se rend en Europe afin de découvrir pourquoi un célèbre peintre espagnol a abandonné en Provence, pendant la Seconde Guerre mondiale, cette belle Française qui n'était autre que sa muse. La réalité – trompeuse – met en lumière un amour absolu, caché au nom des événements qui le contrarient et dont rien ne parvient à défaire les liens. Deux personnages bouleversants pour une histoire conduite avec beaucoup de pudeur et de sentiments, à la manière d’une enquête policière. Une révélation et... l'un de mes romans préférés!


Egalement disponible en coll. Folio (Gallimard, 2002)



06:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature sud-américaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/09/2012

Claudio Magris

Bloc-Notes, 9 septembre / Les Saules

Claudio Magris.jpg

Né à Trieste en 1939, Claudio Magris est une figure incontournable de la littérature italienne actuelle - essayiste, romancier, journaliste, spécialiste des cultures germaniques - et pourtant, c'est avec près de dix ans de retard que les éditeurs français se sont intéressés à lui et ont publié - parmi d'autres ouvrages qui ont suivi - deux de ses oeuvres marquantes: Trieste - une identité de frontière (Seuil, 1982) et Danube (coll. Folio/Gallimard 1990). Plus récemment, un de ses textes très courts - Vous comprendrez donc (L'Arpenteur, 2008) - a connu un succès assez inattendu, grâce au soutien de nombreux libraires francophones.

Il nous revient aujourd'hui avec Alphabets, regroupant environ 80 chroniques parues pour la plupart dans le Corriere della Sera consacrées aux livres qui, pour lui, ont marqué l'histoire de l'humanité, le carrefour des civilisations, la charnière entre deux périodes de l'histoire. L'originalité de cet ouvrage tient à ce que ses lectures inventoriées en quelques coups de crayon, dirait-on, s'accompagnent d'une réflexion plus universelle sur des thèmes qui, de tous temps, ont préoccupé les hommes de lettres, les philosophes ou les historiens. Il aborde ainsi l'amour avec Goethe, le courage avec Kipling, la famille avec Tolstoï, le bonheur avec Hérodote, les fins dernières avec Epicure ou le premier livre entraînant tous les autres. Pour lui Les mystères de la jungle noire de Emilio Salgari. qu'il parcourt pour la première fois à l'age de six ans: Avec lui j'étais convaincu que les histoires se racontaient toutes seules et que les hommes, écrivains ou pas, avaient pour seule tâche de les répéter et de les transmettre. Depuis lors, j'ai toujours d'une certaine manière pensé que la littérature, dans son essense, est un récit oral et anonyme; il vaudrait mieux que les auteurs n'existent pas ou du moins ne soient pas identifiés, qu'ils soient toujours morts ou contraints à l'incognito et à la clandestinité.

S'il évoque à maintes reprises Novalis, Schiller et Kafka - il consacre un article conséquent à la culture pragoise - c'est dans la présentation des résistants de la pensée qu'il se montre à la fois passionnant et personnel, de Benjamin à Semprun, de Canetti à Jancar, de Konrad à Achebe. Au fil de ses déambulations, vous pouvez découvrir aussi un portrait saisissant de Robert Walser et de Muschg, qui est capable de saisir magistralement l'intensité, la passion, le désarroi avec lesquels les hommes vivent ce jeu imprévisible, déplaçant la réalité, au moindre léger changement de perpective qui modifie ou inverse l'image et le sens du monde.

Enfin, deux articles méritent une mention particulière: celui à propos du livre Le Stechlin de Fontane, écrivain allemand de la fin du XIXe siècle - s'inscrivant dans une de ces périodes où les valeurs classiques s'estompent et préparent celles de la modernité - et le double visage de Ernesto Sabato, auteur argentin du XXe siècle à l'honnêteté rigoureuse développée à travers ses romans et écrits autobiographiques.

Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir d'ajouter ce que Claudio Magris dit à propos de la Bible, dépassant - et de loin - la question des croyances, appartenances religieuses ou non: La Bible est le grand code de la civilisation, non seulement par le répertoire de symboles, figures, images et histoires qu'elle a offert et continue à offrir aux siècles successifs, mais aussi parce qu'elle aborde, en les insérant dans le récit épique et sensuel, des vicissitudes concrètes vécues par des hommes et par un peuple, les thèmes fondamentaux de toute vie, individuelle et collective: naître, désirer, errer, fonder, détruire et perdre des patries, aimer et haïr son frère, vivre intensément et sensuellement l'existence, sa gloire et sa vanité, s'élever jusqu'à l'intuition et à la révélation de ce qui transcende le temps, la vie, les choses créées...

Ne vous laissez pas effrayer par tous les auteurs que Claudio Magris met en lumière et que vous et moi souvent ignorons. Comme les vins d'exception, Alphabets se boit à petites gorgées, sans précipitation et à chaque page, sans que cela soit délibéré chez l'auteur, on apprend quelque chose qui nous interpelle, avec intelligence et sans pesanteur.

Claudio Magris - plus de vingt-cinq ouvrages en langue italienne - futur prix Nobel? Il le mériterait, sans nul doute, en ce qui me concerne!

Sur La scie rêveuse - dans catégories / Morceaux choisis - vous pouvez découvrir un extrait de ce livre.

Claudio Magris. Alphabets (L'Arpenteur 2012)