Claudio Magris (09/09/2012)

Bloc-Notes, 9 septembre / Les Saules

Claudio Magris.jpg

Né à Trieste en 1939, Claudio Magris est une figure incontournable de la littérature italienne actuelle - essayiste, romancier, journaliste, spécialiste des cultures germaniques - et pourtant, c'est avec près de dix ans de retard que les éditeurs français se sont intéressés à lui et ont publié - parmi d'autres ouvrages qui ont suivi - deux de ses oeuvres marquantes: Trieste - une identité de frontière (Seuil, 1982) et Danube (coll. Folio/Gallimard 1990). Plus récemment, un de ses textes très courts - Vous comprendrez donc (L'Arpenteur, 2008) - a connu un succès assez inattendu, grâce au soutien de nombreux libraires francophones.

Il nous revient aujourd'hui avec Alphabets, regroupant environ 80 chroniques parues pour la plupart dans le Corriere della Sera consacrées aux livres qui, pour lui, ont marqué l'histoire de l'humanité, le carrefour des civilisations, la charnière entre deux périodes de l'histoire. L'originalité de cet ouvrage tient à ce que ses lectures inventoriées en quelques coups de crayon, dirait-on, s'accompagnent d'une réflexion plus universelle sur des thèmes qui, de tous temps, ont préoccupé les hommes de lettres, les philosophes ou les historiens. Il aborde ainsi l'amour avec Goethe, le courage avec Kipling, la famille avec Tolstoï, le bonheur avec Hérodote, les fins dernières avec Epicure ou le premier livre entraînant tous les autres. Pour lui Les mystères de la jungle noire de Emilio Salgari. qu'il parcourt pour la première fois à l'age de six ans: Avec lui j'étais convaincu que les histoires se racontaient toutes seules et que les hommes, écrivains ou pas, avaient pour seule tâche de les répéter et de les transmettre. Depuis lors, j'ai toujours d'une certaine manière pensé que la littérature, dans son essense, est un récit oral et anonyme; il vaudrait mieux que les auteurs n'existent pas ou du moins ne soient pas identifiés, qu'ils soient toujours morts ou contraints à l'incognito et à la clandestinité.

S'il évoque à maintes reprises Novalis, Schiller et Kafka - il consacre un article conséquent à la culture pragoise - c'est dans la présentation des résistants de la pensée qu'il se montre à la fois passionnant et personnel, de Benjamin à Semprun, de Canetti à Jancar, de Konrad à Achebe. Au fil de ses déambulations, vous pouvez découvrir aussi un portrait saisissant de Robert Walser et de Muschg, qui est capable de saisir magistralement l'intensité, la passion, le désarroi avec lesquels les hommes vivent ce jeu imprévisible, déplaçant la réalité, au moindre léger changement de perpective qui modifie ou inverse l'image et le sens du monde.

Enfin, deux articles méritent une mention particulière: celui à propos du livre Le Stechlin de Fontane, écrivain allemand de la fin du XIXe siècle - s'inscrivant dans une de ces périodes où les valeurs classiques s'estompent et préparent celles de la modernité - et le double visage de Ernesto Sabato, auteur argentin du XXe siècle à l'honnêteté rigoureuse développée à travers ses romans et écrits autobiographiques.

Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir d'ajouter ce que Claudio Magris dit à propos de la Bible, dépassant - et de loin - la question des croyances, appartenances religieuses ou non: La Bible est le grand code de la civilisation, non seulement par le répertoire de symboles, figures, images et histoires qu'elle a offert et continue à offrir aux siècles successifs, mais aussi parce qu'elle aborde, en les insérant dans le récit épique et sensuel, des vicissitudes concrètes vécues par des hommes et par un peuple, les thèmes fondamentaux de toute vie, individuelle et collective: naître, désirer, errer, fonder, détruire et perdre des patries, aimer et haïr son frère, vivre intensément et sensuellement l'existence, sa gloire et sa vanité, s'élever jusqu'à l'intuition et à la révélation de ce qui transcende le temps, la vie, les choses créées...

Ne vous laissez pas effrayer par tous les auteurs que Claudio Magris met en lumière et que vous et moi souvent ignorons. Comme les vins d'exception, Alphabets se boit à petites gorgées, sans précipitation et à chaque page, sans que cela soit délibéré chez l'auteur, on apprend quelque chose qui nous interpelle, avec intelligence et sans pesanteur.

Claudio Magris - plus de vingt-cinq ouvrages en langue italienne - futur prix Nobel? Il le mériterait, sans nul doute, en ce qui me concerne!

Sur La scie rêveuse - dans catégories / Morceaux choisis - vous pouvez découvrir un extrait de ce livre.

Claudio Magris. Alphabets (L'Arpenteur 2012) 


17:07 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |