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26/04/2011

Quasi une fantasia 2/3

Bloc-Notes, 26 avril / Les Saules 

littérature; essai; voyages; livres 

Outre mon attirance naturelle pour tout ce qui concerne l'Italie, ce qui me touche d'emblée dans Albergo Italia de Guido Ceronetti, c'est la mise en perspective de deux mille ans et plus d'art, de culture, d'histoire, de valeurs revisitées dans ces années 80, avec une liberté de pensée et un sens critique très aiguisé devenus si rares en littérature, où les auteurs communément, tantôt font preuve d'une admiration sans discernement, tantôt se livrent à une entreprise de démolition sans fondement. Rien de tel dans cet ouvrage dont il vaut la peine - même si l'extrait peut sembler long - de se laisser imprégner par les premières lignes de ces billets d'humeur publiés à l'origine dans les colonnes de la Stampa, donnant toute la mesure de la tonalité de ces promenades attachantes et érudites à travers l'Italie:

L'Albergo Italia est un hôtel de malaise, de l'ennui et de l'insomnie avec, ici ou là, toujours plus d'anxiété et de peur. Mais il conserve l'attrait des grands hôtels déchus où des plaques commémorent des séjours d'empereurs ou de musiciens. Et c'est aussi le mien... On me connaît et, si je ne suis pas vraiment une personnalité, je n'y suis pas non plus personne. S'il m'arrive de crier dans la nuit, une main se tend. J'occupe une bonne chambre, toujours la même; elle a des rideaux pour voir ou ne pas voir, mais ce qu'il est possible d'apercevoir de la fenêtre a perdu peu à peu une grande partie de sa beauté. Une chose qui change, touchée chaque jour davantage par l'inexplicable. Une colline disparaît et à sa place on ne voit plus que fumée et acier. Une cour et ses cariatides chantantes se sont tues pour devenir un columbarium pour défunts coûteux. Un oratoire pour la Madone est maintenant un dépôt de motocyclettes. Aux bonnes odeurs de cuisine et de jardin ont succédé des miasmes qui brûlent la gorge. Pourtant, si j'ouvre les volets, je me dis qu'il est encore bon de sentir ces odeurs âcres auxquelles nous avons fini par nous habituer, de crainte qu'il nous arrive pis.

Pessimiste, Guido Ceronetti? On le serait à moins, mais contrairement à ce que suggère le quatrième de couverture de Albergo Italia, il n'y pas seulement de l'amertume ou de la nostalgie dans les évocations de son pays pour qui sait - ou veut - savourer, au détour d'une phrase ou d'une citation, l'enchantement certes lézardé, mais encore suffisamment séduisant pour conduire le lecteur attentif à prendre son bâton de pèlerin et le suivre en toute confiance, hors des sentiers battus.

J'aspire à redécouvrir, dans son ombre, certains lieux mal visités autrefois, tels Mantoue dont il dit demeurer surpris de voir que l'âme lombarde - ce qui est aimable, généreux, tolérant, peu enclin à la fatuité, attentif, virgilien - survit encore dans cette ville des brumes; il n'est pas moins généreux avec Trieste - une intense couleur de noblesse morale, une agitation nerveuse venue non des limbes vulgaires, mais d'âmes vivantes en révolte - ou Gubbio - qui a vu Gubbio une seule fois ne peut plus jamais l'oublier - mais se montre sévère avec d'autres lieux.

Naples, par exemple: Une ville de philosophes désormais réduite à un parfait télescopage de vulgarités, à un choc désespéré de grincements qui étouffent toute idée d'une cohabitation humaine décente. (...) Le golfe entier est désormais un véritable cloaque: urbain, administratif, touristique, alimentaire, moral; aucune beauté ne subsiste; le vitriol des camorras a défiguré partout la droiture; s'il vous reste encore un coeur et des yeux, vous pouvez seulement vous en servir pour pleurer. Il n'est pas plus tendre avec Rome: On n'y rêve pas, on n'y prie pas, on prend seulement des autobus dont on descend toujours avant d'être arrivé, en détestant le visage humain.

Pourtant, même en ces deux villes, sa curiosité nous attire dans quelques recoins secrets où vacille encore une faible lumière, comme il le fait avec Assise - qu'un vent inimitable ne parvient pas à blesser (...) Intoxiquée par la foule, elle reste solitaire. Elle s'est avilie, mais l'air la soutient - ou Venise - il y a des coffres enfouis dans les épaves coulées - qu'il n'apprécie guère.

Si je ne partage pas son appréhension de cette dernière, à laquelle j'ai toujours été sensible hors saison - tôt le matin ou tard le soir, longeant des canaux méconnus de l'étranger ou entrant dans une église où je ne rencontrais personne - avec Guido Ceronetti j'ai plaisir à me laisser bousculer, à priori toujours tenté d'idéaliser ce qui parfois ne le mérite pas ou d'effleurer seulement ce qu'il vaudrait la peine de creuser ou d'apprendre.

Mais Albergo Italia, ce n'est pas que cela...

A suivre...           

Guido Ceronetti, Albergo Italia (Phébus, 2003)

25/04/2011

Quasi une fantasia 1/3

Bloc-Notes, 25 avril / Les Saules 

littérature: essai; voyages; livres

Tout avait pourtant bien commencé, ce jour-là. Emergeant d'un sommeil prolongé - recommandé depuis quelques semaines par la faculté de médecine! - écartant les rideaux de ma chambre, je pressentais une belle journée, tandis que le chant multiple des oiseaux, tout alentour, me confortait dans l'idée que le bonheur goûté en silence, me prive de diffuser, de partager ou de fuir tant de niaiseries, de bêtises ou de banalités qui, pour sûr, une heure plus tard, ne manqueraient de fondre sur moi comme un vol têtu de mouches insouciantes de tacher cette magnifique et changeante robe du ciel où s'ébattent ces amis de frère François, auxquels, soit dit en passant - c'est ma forme de gratitude - je fournis le gîte et le couvert, même quand les saisons sont clémentes.

Le temps de glisser une musique pour mes amis sur Facebook, me voici, empruntant le chemin de Ruth où j'habite, afin de rejoindre l'autobus au chemin des Princes. Un premier désagrément aurait dû éveiller ma méfiance et me suggérer de rebrousser chemin: Je croise une femme, plutôt une zombie accompagnée d'un chien bien vivant dont je ne conserve aucun souvenir - entendez par là une de ces nouvelles riches qui prolifèrent à foison depuis le débarquement des oligarques russes - pour qui répondre au bonjour d'un proche voisin, constitue une faute de rang impardonnable. La scène se reproduit à l'arrêt des transports publics, mais avec quelques nuances: Cette fois-ci, il s'agit d'enfants prêts à emprunter le minibus du réputé collège privé de Florimont. A leur propos, je n'ai rien à dire, mais Ils sont accompagnés d'une femme entre deux âges, philippine sans doute, qui imite la zombitude de ma rencontre précédente, comme si ce signe malin - un copier/coller vide et creux - ferait d'elle une des leurs. Une membre de la classe dirigeante. Quelle ignorance revancharde, quelle affligeante imbécillité, et cela, de si bon matin!

Dans mon autobus chéri - qui me réserve souvent des moments de lecture privilégiés - un nouvel incident se produit, à l'arrêt de La Rippaz: Une africaine avec un landau ne prend pas garde que dans les anciens modèles de transport, seule une porte est aménagée pour accéder au véhicule. Elle en emprunte une autre, et là, l'enfer se matérialise. Le chauffeur, une espèce de Rocky VI ou VII manifestement contrarié ou excédé, quitte sa place, se plante devant ladite passagère, la sermonne vertement sur sa responsabilité en cas d'accident, les interdictions à observer dans les transports publics, les retards occasionnés sur l'horaire et que sais-je encore. Elle l'écoute avec attention et respect. Dans le balancement gracieux du cou qui s'harmonise avec son regard discret empreint d'une douce mélancolie, je devine qu'elle a l'habitude de ces dérapages, qu'ils n'ont pas trop d'importance et qu'elle en a probablement connu de bien pires, sous nos latitudes inhospitalières. Un peu plus loin, lui traduisant en des termes un peu plus civilisés les propos du conducteur, j'apprends qu'elle ne comprend que la langue anglaise...

Sur le quai de la gare Cornavin où j'attends le chemin de fer qui m'emmènera à Nyon, je vitupère intérieurement contre tous ceux qui s'acharnent à gâcher ma si belle journée naissante, ici au milieu d'un autre type de zombies: les adeptes de la pensée unique avec leur 20 minutes - quotidien gratuit - ou leur natel manipulé à l'infini, oublieux du silence et de l'immobilité auxquels fort heureusement fait obstacle un club de randonneurs du troisième âge dont l'oeil, malicieux et rieur, témoigne d'un reste d'humanité dans cette foire au béton. Comme pour enfoncer définitivement le clou de mon exaspération, j'apprends par la manchette d'un quotidien lausannois que les fumeurs, sur les quais de gare, incommodent de plus en plus les autres, candidats à l'immortalité. Sinon, pour quoi d'autre? Ah la sage Helvétie au sein de laquelle le mot verboten - interdit - résonne comme un anesthésiant puissant et salvateur. La canne blanche des futurs zombies... complément recherché de la désormais célèbre phrase de Georges Clemenceau reprise par Paul Claudel: la tolérance, il y a des maisons pour ça!

Arrivé sur mon lieu de travail, j'apprends enfin que, la veille, je n'ai pas respecté une procédure quelconque - je les envoie systématiquement valser dans la poubelle la plus proche avec une désinvolture persistante - et voilà: Ma journée est, semble-t-il, définitivement pourrie...

Mais là encore, je me serai trompé. Au cours de la matinée, un de mes jeunes et sympathiques collègues m'apprend qu'une de mes récentes commandes de livres, vient d'être honorée. Il s'agit de Albergo Italia, de Guido Ceronetti, qu'un ami m'avait chaleureusement recommandé et là, j'oublie tout. Un moment de grâce commence...

A suivre... 

Guido Ceronetti, Albergo Italia (Phébus, 2003)

17/04/2011

Erri de Luca 1b

Bloc-Notes, 17 avril / Les Saules

Erri de Luca parle de Il peso della farfalla (Le poids du papillon) en italien et sans sous-titres, malheureusement...



Erri de Luca, Le poids du papillon (Gallimard, 2011) 

13:51 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Erri de Luca, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; interview; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Erri de Luca 1a

Bloc-Notes, 17 avril / Les Saules 

littérature; nouvelles; livres

Sa mère avait été abattue par un chasseur. Dans ses narines de petit animal se grava l'odeur de l'homme et de la poudre à fusil. Lui, c'est un chamois qui a grandi tout seul, sans règles, a rejoint un troupeau et s'y est imposé. Devenu le roi des chamois, un matin de novembre, vieillissant, il sent que l'heure de la fin de sa suprématie est proche, malgré son instinct de survie. Il sait, au crépuscule de sa vie, qu'il va devoir affronter cet autre roi, le chasseur braconnier, cet ermite des montagnes, dont le temps lui semble aussi compté et qui n'accepte pas l'idée de mourir: Les voix continueront quand son harmonica se taira. La vie sans lui est déjà en chemin. (...) Sa canne en cerisier est munie d'une pointe en fer pour goûter le sol, elle a le son ami des pas d'un aveugle.  

Entre l'homme et l'animal - deux créatures libres, solitaires et justes - le face à face aura bel et bien lieu, après tant d'années de ruses, d'observations silencieuses, de stratégies déjouées dans l'air raréfié de la haute montagne...

Métaphore de la vie, ce court récit de 70 pages pourrait être lu en une heure, mais tel une pierre brute qui prend du temps à épouser les contours de la main et se joue des jeux d'ombre ou de lumière sur le fil mystérieux des saisons, l'intensité et la signification de chaque mot impose la patience, la respiration, la lenteur. Plaisir rare de lecture, d'amour et de poésie mêlés, cernant - d'une écriture aussi ascétique que le physique de l'écrivain - avec une infinie douceur la montagne, le coeur et l'âme, plus facétieuse que la volonté de l'homme, sous la forme d'un papillon blanc qui passant de l'arme de l'homme à la corne du chamois donne un sens au récit dans tout ce qu'il effleure.  

C'est le mois de novembre, l'homme entend tomber le rideau métallique de l'hiver. Dans les nuits où le vent arrache les arbres les plus exposés à leurs racines, la pierre et le bois de la cabane se frottent entre eux et lancent une plainte. Le feu fait claquer des baisers de réconfort. L'âpreté extérieure donne des coups d'épaule, mais la flamme allumée garde unis le bois et la pierre. Tant qu'elle brille dans le noir, la pièce est une forteresse. Et l'harmonica est là aussi pour dominer le bruit de la tempête. (...) Pendant les nuits de lune, le vent agite le blanc et envoie des oies sur la neige, un vieux moyen pour dire qu'à l'extérieur se promènent des fantômes. Il les connaît, à son âge les absents sont plus nombreux que ceux qui sont restés. A sa fenêtre, il regarde passer leur blanc d'oie sur la neige nocturne.

Aussi mordante et douce que le vent qui nous pousse à travers les sentiers escarpés, l'histoire s'achève sur une victoire - que j'éprouve beaucoup de peine à ne pas vous révéler - qui ressemble à une défaite... Lisez Le poids du papillon, et vous comprendrez!

Ce texte est suivi de la Visite à un arbre - 10 pages à peine - célébration d'un pin des Alpes, à 2'200 mètres d'altitude: En montagne, il existe des arbres héros, plantés au-dessus du vide, des médailles sur la poitrine des précipices. Tous les étés, je monte rendre visite à l'un d'entre eux. Avant de partir, je monte à cheval sur son bras au-dessus du vide. Mes pieds nus reçoivent la chatouille de l'air libre au-dessus de centaines de mètres. Je l'embrasse et le remercie de durer.

Magistral! Dans ma besace de randonneur solitaire, Le poids du papillon de Erri de Luca rejoint Sentiers sous la neige de Mario Rigoni Stern et La promenade sous les arbres de Philippe Jaccottet: Trois livres qui me font presque regretter d'en parler tant la justesse de ton, la beauté de la langue et leur habit qui me sied si bien, suffisent à mon bonheur, partagé avec vous... 

Erri de Luca, Le poids du papillon (Gallimard, 2011)

Mario Rigoni Stern, Sentiers sous la neige (La fosse aux ours, 2000)

Philippe Jaccottet, La promenade sous les arbres (Bibliothèque des arts, 2009)

publié dans Le Passe Muraille no 86 - juin 2011

14/04/2011

Silvia Avallone 1b

Bloc-Notes, 14 avril / Les Saules

Pour en savoir davantage, voici un entretien en italien - sous-titres en français - de Silvia Avallone avec Liana Levi.


Silvia Avallone 1a

Bloc-Notes, 14 avril / Les Saules

littérature; roman; livres

Ca veut dire quoi, grandir dans un ensemble de quatre barres d'immeubles d'où tombent des morceaux de balcon et d'amiante, dans une cour où les enfants jouent à côté des jeunes qui dealent et des vieilles qui puent? Quel genre d'idée tu te fais de la vie, dans un endroit où il est normal de ne pas partir en vacances, de ne pas aller au cinéma, de ne rien savoir du monde, de ne pas feuilleter les journaux, de ne pas lire de livres, où la question ne se pose même pas?

C'est pourtant là qu'elles se sont connues, choisies, aimées, Francesca la blonde et Anna la brune, quatorze ans à peine, belles et insouciantes, conscientes de leur pouvoir sur les hommes et pourtant rebelles contre certains d'entre eux, leurs pères respectifs, surtout: Enrico le père de Francesca qui bosse aux aciéries Lucchini, brutalisant sa femme Rose et sa fille qu'il mate avec ses jumelles de malade; Arturo le père d'Anna, un bon à rien, escroc séducteur et mari de Sandra - une réminiscence de Anna Magnani? - qui disparaît quand ça lui chante. Elle ne désirait qu'une chose: La mort de son père. La mort de tous ces vieux dégueulasses, qui sentaient mauvais et voulaient une femme pour leur laver le cul, une petite ukrainienne arrachée à son foyer, parole d'Anna. Plus loin, elle ajoute: C'est pas juste que notre vie soit bousillée par ces deux salauds qui savent faire que des conneries, et qui valent pas un clou!

Anna s'est juré de ne ressembler ni à Sandra, ni à Rose dans vingt ans, toutes deux à trimer comme des détraquées avec leurs illusions perdues, auxquelles il n'arrive plus rien et dont personne, à leur mort, ne se souviendra. Heureusement, il y a Francesca, avec ce curieux incendie noir dans les yeux, et son frère protecteur Alessio - lui aussi employé des aciéries - qui partage avec son copain Cristiano les sorties en boîte, la coke, le marché noir du cuivre, les rêves de bolides, dont le coeur généreux atténue ses violences et masque ses blessures.

Dans ce roman tout conduit à la Lucchini SPA, emblème de cette ville toscane de Piombino près de Livourne, qui employait vingt mille hommes voici trente ans - mais n'en compte plus que deux mille aujourd'hui, délocalisations à l'Est oblige - et qui cristallise dans ses haut-fourneaux tous les conflits, les fatigues et les injustices de cette terre ingrate. De magnifiques pages lui sont consacrées par Silvia Avallone, soucieuse de prêter sa voix à ces cabossés de la vie oubliés de tous, dont pourtant les péripéties au quotidien, basculant du rire à la colère ou aux larmes avec la vivacité de l'éclair, ne laissent pas indifférent. Bien au contraire.

La crudité du ton qui déborde de ce trop plein de gâchis, d'espoirs et de misère confondus dont l'histoire s'avère captivante de la première ligne à la dernière, déjoue tous les pièges de la vulgarité gratuite. Paradoxalement, c'est peut-être à travers les non-dits, que les personnages féminins de Silvia Avallone explosent le plus d'une humanité insoupçonnée et bouleversante. Les hommes, quant à eux, pour la plupart - exception faite d'Alessio - n'y tiennent pas le beau rôle...

Malgré l'horizon rétréci d'une plage douteuse où le sable se mêle à la rouille et aux ordures, avec les égouts au milieu, face à l'île d'Elbe, berceau de tous les rêves, ce roman n'est pas désespéré. Il évoque bien sûr ce néoréalisme à l'italienne, chaleureux, fort, cruel parfois dans un univers provincial dont les contours sociaux ou économiques reflètent bien les malaises d'une époque paumant ses repères, mais il est aussi un discret signe d'espoir qui se disperse dans le sillage d'Anna et de Francesca, déterminées sous leurs faux airs peau de vache à changer les règles du jeu, touchantes au point de faire chavirer le coeur.  

Si le temps pouvait se glisser dans les maisons, sous les portes, sans que personne le sache. Si tout pouvait se terminer avec cette position de la tête renversée contre le dossier du canapé, mains sur les cuisses, oublieuses de ce qu'elles ont fait, n'en portant plus trace, comme si jamais elles n'avaient construit de maison, fabriqué de rails d'acier, roué de coups des corps humains, marqué leur descendance au plus profond.

Un autre rêve de Francesca? Peut-être, mais l'un d'entre eux se réalisera: le voyage à l'île d'Elbe où, passés les premiers émois et mauvais coups portés à l'adolescence, avec son amie Anna, parfaitement accordées l'une à l'autre, elles plongeront dans la mer comme les touristes de Milan ou de Florence, heureuses, inséparables, réconciliées avec la vie.

Le monde, c'est quand on a quatorze ans...

Silvia Avallone, née en 1984, a été finaliste en Italie avec D'acier - premier roman - du prestigieux prix Strega et couronnée par le prix Campiello Opera Prima, en 2010. 

Sylvia Avallone, D'acier (Liana Levi, 2011)

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne, Silvia Avallone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/03/2011

Tiziano Scarpa 1a

Bloc-Notes, 21 mars / Les Saules

littérature; roman; livres

La Pietà était une des quatre institutions de la république vénitienne où l'on élevait les petites orphelines, leur offrant une éducation, un métier et une chance de s'insérer dans la société, pas seulement en leur trouvant un mari, mais en leur permettant aussi de donner des cours particuliers de musique. Certaines pensionnaires étaient membres de la formation musicale de l'orphelinat, grâce à laquelle affluaient le public, les bienfaiteurs et les donations nécessaires pour la bonne marche de cette maison de charité. La maîtrise instrumentale exceptionnelle des musiciennes de la Pietà attirait les auditeurs de toute l'Europe, surtout pendant les décennies où le père Antonio Vivaldi prêta son génie incomparable à cette institution.

Tiziano Scarpa est venu au monde dans ce lieu - une chambre de l'ancien orphelinat où Vivaldi enseignait et dirigeait ses élèves - devenu dans les années 60 la maternité de l'hôpital de Venise. Si on ajoute que son premier 33 tours reçu en cadeau était Les quatre saisons, on comprend qu'il a grandi et vécu à l'ombre de ce compositeur auquel il voue une si grande admiration. A ce dernier il consacre son dernier livre - il s'agit bel et bien d'une fiction romanesque - Stabat mater où se mêlent avec beaucoup de bonheur l'inspiration et la réalité.

Le fil conducteur du récit est celui de Cécilia, recueillie au XVIIe siècle à la Pietà. Pour échapper à l'univers austère et rigoureux de l'orphelinat dirigé par des religieuses, elle écrit à sa mère dont, avec douleur, elle imagine les contours, lui exposant sa quête identitaire, son amertume et son sentiment d'abandon. Cécilia confie aussi ses interrogations à cette tête - ses cheveux sont une masse de serpents noirs - représentant la mort et qui, magnanime, lui insufflera le souffle nécessaire pour que sa vie prenne un sens: Je ferai silence autour de toi, je ne réclamerai rien, parce qu'un jour tu me donneras tout, je t'offrirai par avance un peu de la paix qui te revient.

Et cette paix lui viendra par l'exercice du violon dont la pratique, chaque jour à l'église, suscitera l'admiration teintée d'un brin de jalousie du père Antonio Vivaldi, devant son incroyable talent. Davantage qu'un hommage au Maître, ce roman, qui baigne dans une atmosphère typiquement vénitienne, est un voyage méditatif dans l'âme des interprètes, dont la musique dévoile l'intimité mieux que les mots ne sauraient la traduire.

Nous sommes une enveloppe qui secrète de la musique. Nous sommes des fantômes qui soufflent une substance impalpable. On nous trouve belles parce que nous sommes mystérieuses et que nous diffusons de la beauté. L'artifice de la musique masque notre affliction, dit Cecilia. Plus loin encore: Nous sommes le son pur, la voix coupée du corps. (...) Nous jouons de la musique sous l'eau. Nous jouons de la musique dans le ventre de notre mère, dans les viscères de la mort. Nous sommes des poissons abyssaux et chantons de n'être jamais venus au monde. La musique se propage dans l'eau noire. Les hommes et les femmes de la ville marchent sur les rives, passent dans leurs barques. Nous sommes les sirènes qui chantent au fond de l'eau trouble, personne n'écoute notre chant noir.

Les amoureux d'Antonio Vivaldi et de Venise adoreront ce court divertissement et titillera, je l'espère, leur curiosité à propos du créateur de la Stravaganza dont les biographes depuis près de trois siècles, n'ont pas encore su délivrer tous les mystères, ni étouffer tous les rêves...  

Tiziano Scarpa, Stabat mater (Bourgois, 2011)

08:17 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/02/2011

Montalbano, je suis

littérature; roman; livresAndrea Camilleri, La piste des sables (Fleuve Noir, 2011)

Revoilà donc, pour la seizième fois, notre sympathique commissaire Salvo Montalbano de Vigàta - bourgade imaginaire de Sicile, flanqué de ses inséparables acolytes, Fazio, Mimi et Catarella. Tout commence par un fait insolite: Près de la plage, en face de sa demeure de Marinella, gît un cheval mort couvert de sang, fracassé avec une barre de fer. Peu après, il est victime de cambrioleurs, une première fois. Puis, une seconde fois, mais lui restituant ce qui avait été volé. A ne rien y comprendre... Pour simplifier les choses, débarque une créature séduisante, Rachel Esterman, une amie d'Ingrid, déjà présente dans plusieurs autres épisodes: un de ses chevaux a disparu... Et notre défenseur de l'ordre, outre une plongée dans le monde pas très reluisant des courses clandestines, sent le démon de la chair raviver ses instincts premiers, ce qui, bien entendu, va obscurcir pour un temps son investigation!

Sans être le meilleur des Montalbano, ce nouveau roman d'Andrea Camilleri ressemble à ces amis fidèles qu'on retrouve toujours avec plaisir, au détour d'une ruelle, quelle que soit l'humeur du moment. Avec le sourire... Si vous n'avez jamais encore lu les enquêtes précédentes, ne manquez pas La forme de l'eau, Le voleur de goûter, La voix du violon, Le tour de la bouée, La patience de l'araignée et L'été ardent: les épisodes les plus réussis, mettant au mieux en lumière les complexités de la réalité sicilienne. Tous ces titres sont disponibles en coll. Pocket.  

18/01/2011

Fabio Geda 1b

Bloc-Notes, 18 janvier / Les Saules

Présenté par les éditions Liana Levi, voici un autre regard sur Dans la mer il y a des crocodiles de Fabio Geda..., ci-dessous:

 

Si vous maîtrisez la langue italienne, vous pouvez également retrouver cette interview de Fabio Geda et de Enaiatollah Akbari accordée à Caffeina Web TV:


 

Fabio Geda 1a

Bloc-Notes, 18 janvier / Les Saules 

Fabio Geda.jpg

Enaiatollah Akbari, âgé de dix ans à peine, est né dans la province de Ghazni, au sud-est de l'Afghanistan. Il est hazara, une ethnie méprisée et souvent réduite à l'esclavage tant par les talibans que les patchounes. Son père est mort. Les patchounes l'avaient contraint - pas seulement lui, mais aussi beaucoup d'autres hazaras de notre région - à faire des allers-retours en Iran avec un camion pour y chercher les marchandises qu'ils vendaient dans leurs magasins. (...) Pour forcer mon père à travailler, ils lui ont dit: Si tu ne vas pas en Iran chercher ces marchandises pour nous, on tue ta famille. Si tu t'enfuis avec la marchandise, on tue ta famille. S'il manque de la marchandise ou qu'elle est abîmée, on tue ta famille. (...) J'avais six ans - peut-être - quand mon père est mort. Il semble que dans les montagnes, un groupe de bandits ait attaqué son camion et l'ait tué. Quand les patchounes ont appris que le chargement de mon père avait été volé, ils sont venu voir ma famille pour dire qu'il leur avait causé du tort, que leur marchandise était perdue et que nous devions le rembourser.

Sa famille - comme bien d'autres - connaît l'oppression, la sueur et les larmes, mais surtout la peur face à la violence et aux menaces qui les entourent. Un jour - la plus terrible des preuves d'amour - sa mère, fuyant leur maison de Nava, l'abandonne à Quetta, un village pakistanais non loin de la frontière afghane, avec trois commandements pour tout bagage: Ne pas prendre de drogues, ne pas utiliser d'armes, ne pas voler.

Commence alors pour Enaiatollah Akbari un périple de cinq ans, le conduisant du Pakistan à l'Italie, en passant par l'Iran, la Turquie, la Grèce. Un voyage long, dangereux, à haut risque. Il apprend à se débrouiller pour survivre et même s'il côtoie l'horreur ou la misère, son regard toujours tourné vers l'avenir reste sensible à la beauté des sentiments - qui lui sera marquée à certaines heures en raison de sa bonne éducation, de sa politesse, de son habileté - traduite par un sourire de gratitude qui ne le quitte jamais.  

Ce livre est le récit de son incroyable aventure, transcrite par Fabio Geda avec un souci de coller au plus près de sa vérité, non sans nous partager une oeuvre littéraire à part entière. Si son odyssée racontée avec naturel et simplicité nous touche tant, c'est qu'elle transpire de l'empathie de son auteur, lui-même éducateur depuis une dizaine d'années auprès de mineurs immigrés à Turin et qui ne nourrit d'autre souci que de décliner une histoire dont il ne se veut que le témoin. 

Mais au-delà de ces fragments de vie que nous expose Enaiatollah Akbari, ce livre nous sensibilise aux réalités de l'immigration - le trafic des êtres humains, les coups qui pèsent sur les clandestins, la fuite par nécessité - dont Dans la mer il y a des crocodiles montre avec une douce ironie qu'elle n'est ni noire, ni blanche.

Comme Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel - sur une toute autre thématique - ce livre devrait faire l'objet d'une lecture partagée en classes, afin de faire reculer, peut-être, auprès des générations futures, un peu de cette cécité ou de cette indifférence qui gangrène jusqu'à notre vision stéréotypée - pleine de préjugés - d'un monde silencieux qui tremble et s'agite, tout près de nous.

Aujourd'hui, notre jeune rescapé a 22 ans, un permis de séjour depuis 2007, étudie, profite enfin d'une vie bien à lui, a des amis et parle l'italien comme un turinois! Dans le dernier chapitre du livre - l'un des plus émouvants que je vous laisse découvrir - vous verrez qu'il renoue avec les siens. Il rêve de repartir en Afghanistan pour s'y rendre utile ou devenir - en Italie - le porte-parole de sa communauté, nous dit Fabio Geda. Une belle leçon de vie qui n'occulte malheureusement pas l'aventure d'autres enfants semblables à lui qui ont fait le voyage avec la même détermination, mais qui n'ont survécu à l'enfer. Ce livre est aussi la trace de leur histoire, transparente, invisible, engloutie dans le ventre des baleines ou des crocodiles... 

Fabio Geda, Dans la mer il y a des crocodiles - l'histoire vraie d'Enaiatollah Akbari (Liana Levi, 2011)