07/03/2015
La citation du jour
Georges Courteline
Le Tribunal, après en avoir délibéré:
Attendu qu’il résulte du constat de Legruyère, huissier, et de plaintes au nombre imposant de treize mille six cent quatre-vingt-sept, que La Brige, au mépris des lois sur la décence, a découvert, mis à jour et publiquement révélé une partie de son individu destinée à demeurer secrète;
Attendu que le prévenu, tout en reconnaissant l’exactitude des faits qui font l’objet de la poursuite, objecte du droit absolu, dévolu à tout locataire, d’user à sa convenance d’un logis qui est le sien, et, notamment, de s’y dépouiller dé tout voile si le caprice lui en vient, à condition, bien entendu, de n’être une cause de scandale ni pour les voisins ni pour les passants, ce qui est précisément son cas;
Attendu que La Brige, contraint et forcé, par les exigences de l’été, de tenir ses fenêtres ouvertes, donc de livrer sa vie privée au contrôle d’une foule indiscrète et goguenarde, prétend que son domicile est devenu l’objet d’une violation de tous les instants: argument d’autant plus sérieux que si le premier venu est en droit de plonger chez les particuliers et de regarder ce qui s’y passe du haut d’un trottoir surélevé, il peut procéder logiquement à l’accomplissement de la même opération au moyen d’une échelle, d’une perche, d’une corde à nœuds ou de tout autre appareil gymnastique, et que, dès lors, l’intimité du chez-soi devient un mot vide de sens;
Attendu qu’il n’est rien au monde de plus complètement sacré, de plus parfaitement inviolable, que la maison du prochain; que Cicéron promulgue cette vérité première et qu’il y a lieu de tenir compte du sentiment de ce jurisconsulte...
Mais d’autre part :
Considérant que la Loi, en dépit de ses lâchetés, traîtrises, perfidies, infamies et autres imperfections, n’est cependant pas faite pour que le justiciable en démontre l’absurdité, attendu que s’il en est, lui, personnellement dégoûté, ce n’est pas une raison suffisante pour qu’il en dégoûte les autres;
Considérant qu’a priori un gredin qui tourne la Loi est moins à craindre en son action qu’un homme de bien qui la discute avec sagesse et clairvoyance;
Considérant qu’en France, comme, d’ailleurs, dans tous les pays où sévit le bienfait de la civilisation, il y a, en effet, deux espèces de droit: le bon droit et le droit légal, et que ce modus vivendi oblige les magistrats à avoir deux consciences, l’une au service de leur devoir, l’autre au service de leur fonction;
Considérant, enfin, que si les juges se mettent à donner gain de cause à tous les gens qui ont raison, on ne sait plus où l’on va, si ce n’est à la dislocation d’une société qui tient debout parce qu’elle en a pris l’habitude;
Pour ces motifs :
Déclare La Brige bien fondé en son système de défense, l’en déboute cependant, et, lui faisant application de l’article 330 du Code pénal et du principe tout cela durera bien autant que nous, le condamne à treize mois d’emprisonnement, à 25 francs d’amende et aux frais.
Georges Courteline, L'article 330 - Théâtre (coll. Garnier Flammarion, 1965)
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03/03/2015
La citation du jour
Colette
A l'écart des êtres qui, remplis à la hâte de moi, me laissent creuse, et la joie tirée, loin des pléthoriques, pires, de qui j'ai tôt fait de repousser l'indigeste apport, s'élargit une zone où je m'ébats avec mes pairs. J'en ai un peu plus que je n'espérais. Ils émergent de la plus funeste jeunesse, la deuxième. Ils perdent leur sérieux, et acquièrent une notion juste de ce qui est guérissable, à commencer par l'amour. Ils administrent ingénieusement, chaque jour, l'espace compris entre une aube et l'aube suivante, et sont aventureux en esprit. Ils aperçoivent, comme moi, ce qu'il y a de pernicieux dans le travail quotidien, et ils ne rient pas quand je leur cite la boutade d'un grand journaliste qui mourut jeune et sur sa tâche: L'homme n'est pas fait pour travailler et la preuve c'est que ça le fatigue. Pour tout dire, ils sont frivoles, comme furent cent héros. Ils sont laborieusement devenus frivoles. Et ils secrètent au jour le jour leur propre morale, ce qui me les rend plus intelligibles encore, et les colore diversement.
Colette, Le pur et l'impur (coll. Livre de poche/LGF, 2004)
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26/02/2015
La citation du jour
Philippe Jaccottet
Le froid qui nous fait frissonner tout à coup, la chaleur qui nous a fait d'abord transpirer au moindre effort, l'ombre qui éteint les formes, le temps qui vous use lentement, rien ne permet de le mettre en doute. Voilà où nous sommes, voilà ce qui nous cerne, nous flatte ou nous blesse, nous exalte ou nous accable, ce qui a plus ou moins de poids, d'éclat, de mouvement, voilà ce à quoi nous avons affaire le temps de notre vie, et qui est inépuisable, et dans quoi nous sommes réels et non des fantômes: car les fantômes ne souffrent ni ne jouissent, on ne peut en tirer du sang, ni des larmes.
Philippe Jaccottet et Alexandre Hollan: Nuages (Fata Morgana, 2002)
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21/02/2015
La citation du jour
Jean Genêt
Vous êtes les résidus d'un âge fabuleux. Vous revenez de très loin. Vos ancêtres mangeaient du verre pilé, du feu, ils charmaient des serpents, des colombes, ils jonglaient avec des oeufs, ils faisaient converser un concile de chevaux. Vous n'êtes pas prêts pour notre monde et sa logique. Il vous faut donc accepter cette misère; vivre la nuit de l'illusion de vos tours mortels. Le jour vous restez craintifs à la porte du cirque - n'osant entrer dans notre vie - trop fermement retenus par les pouvoirs du cirque qui sont les pouvoirs de la mort. Ne quittez jamais ce ventre énorme de toile. Dehors, c'est le bruit discordant, le désordre; dedans, c'est la certitude généalogique qui vient des millénaires, la sécurité de se savoir lié dans une sorte d'usine où se forgent les jeux précis qui servent l'exposition solennelle de vous-mêmes, qui préparent la Fête.
Jean Genêt, Le funambule (L'Arbalète/Gallimard, 2010)
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16/02/2015
La citation du jour
Henry Miller
Il n'est pas une époque de l'histoire humaine où le monde ait à ce point regorgé de souffrance et d'angoisse. Et cependant, çà et là, on tombe sur des individus que l'affliction commune n'a pas touchés, pas souillés. Ce ne sont pas des êtres sans coeur, loin de là! Ce sont des créatures émancipées. Pour eux, le monde n'est pas ce qu'il nous semble. Ils voient avec d'autres yeux. On dit d'eux qu'ils sont morts à ce monde. Ils vivent dans l'instant, pleinement, ils rayonnent, et ce rayonnement est un hymne perpétuel à la joie. Le cirque est un petit bout d'arène close, propre à l'oubli. Un temps plus ou moins bref, il nous permet de ne plus penser à nous, de nous dissoudre dans l'émerveillement et la félicité, d'être transportés de mystère. On en sort dans un brouillard, affligé, horrifié par le visage quotidien du monde. Mais ce vieux monde de tous les jours, ce monde que nous imaginons n'être que trop familier, est le seul; et c'est un monde de magie, d'enchantement inépuisable. Comme le clown, nous faisons mine; à jamais simulant; à jamais différant le grand événement. Nous mourons dans les affres de la naissance. Jamais nous ne fûmes, jamais ne sommes. Nous sommes en voie perpétuelle de devenir, toujours séparés, coupés. A jamais en dehors.
Henry Miller, Le sourire au pied de l'échelle - Epilogue (Buchet-Chastel, 2001)
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12/02/2015
La citation du jour
Danièle Sallenave
La littérature trouve son sol là où se conjuguent jusqu'à l'angoisse l'amour de la vie et la certitude de devoir mourir, le goût et la célébration des choses créées, la douleur de les voir disparaître, le sentiment de la fuite du temps, et le désir de s'établir en un lieu où la finitude soit rachetable. La littérature est toujours au seuil d'un sentiment paralysant et infécond, la mélancolie. Tout ce qui naît de l'exigence littéraire, avant de se transformer en joie, est marqué d'une liaison sombre, non dite, mystérieuse, innommée avec le sentiment de l'irréparable et de la perte. Il y a quelque passage secret, et peut-être même quelque identité de nature entre la littérature et la mélancolie; nul n'écrirait ni ne lirait s'il ne s'était jamais senti ébranlé jusqu'au fond de soi par la déchirante douleur de survivre.
Danièle Sallenave, Le don des morts - Sur la littérature (Gallimard, 1991)
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09/02/2015
La citation du jour
Alphonse de Lamartine
Un soleil étincelant moirait la mer de rubans de feu et se réverbérait sur les maisons blanches d'une côte inconnue. Une légère brise, qui venait de cette terre, faisait palpiter la voile sur nos têtes et nous poussait d'anse en anse et de rocher en rocher. C'était la côte dentelée et à pic de la charmante île d'Ischia, que je devais tant habiter, et tant aimer plus tard. Elle m'apparaissait, pour la première fois, nageant dans la lumière, sortant de la mer, se perdant dans le bleu du ciel, et éclose comme d'un rêve de poète pendant le léger sommeil d'une nuit d'été ...
Alphonse de Lamartine, Graziella (coll. Folio/Gallimard, 2006)
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07/02/2015
La citation du jour
Ici, entre les débris des choses et le rien, nous vivons dans les faubourgs de l'éternité. Nous jouons parfois aux échecs, insouciants du destin derrière la porte. Nous sommes toujours là, bâtissant des décombres, des colombiers lunaires. Nous connaissons le passé sans disparaître ni passer les nuits d'été en quête des hauts faits d'un âge d'or. Nous sommes qui nous sommes sans nous demander qui nous sommes, car nous sommes toujours là, ravaudant la robe de l'éternité.
Mahmoud Darwich, Le lanceur de dés et autres poèmes - photographies d'Ernest Pignon-Ernest (Actes Sud, 2010)
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05/02/2015
La citation du jour
Stig Dagerman
Tout ce qui m'arrive d'important et tout ce qui donne un sens à ma vie son merveilleux contenu: la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l'on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l'espace d'une seconde ou l'espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.
Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (Actes Sud, 1989)
00:13 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : auteurs; citations; livres | | Imprimer | Facebook |
31/01/2015
La citation du jour
Siri Hustvedt
Certains d'entre nous sont destinés à vivre dans une case dont il n'est de libération que temporaire. Nous autres aux esprits endigués, aux sentiments entravés, aux coeurs arrêtés et aux pensées réprimées, nous qui aspirons à exploser, à déborder en un torrent de rage ou de joie ou même de folie, nous n'avons nulle part où aller, nulle part au monde parce que nul ne veut de nous tels que nous sommes, et il n'y a rien d'autre à faire qu'embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l'arc d'une phrase, le baiser d'une rime, l'image qui prend forme sur le papier ou la toile, la cantate intérieure, la broderie cloîtrée, le travail d'aiguille sombre ou rêveur venu de l'enfer ou du ciel ou du purgatoire ou d'aucun des trois, mais il faut que viennent de nous quelque bruit ou quelque fureur, quelques éclats de cymbales dans le vide.
Siri Hustvedt, Un été sans les hommes (Actes Sud, 2011)
00:00 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : citations; livres | | Imprimer | Facebook |