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15/12/2013

Un conte de Noël 1/9

Charles Dickens

Charles Dickens.jpg

I. Le spectre de Marley (première partie)

Marley était mort, pour commencer. Là-dessus, pas l’ombre d’un doute. Le registre mortuaire était signé par le ministre, le clerc, l’entrepreneur des pompes funèbres et celui qui avait mené le deuil. Scrooge l’avait signé, et le nom de Scrooge était bon à la bourse, quel que fût le papier sur lequel il lui plut d’apposer sa signature.

Le vieux Marley était aussi mort qu’un clou de porte.

Attention! je ne veux pas dire que je sache par moi-même ce qu’il y a de particulièrement mort dans un clou de porte. J’aurais pu, quant à moi, me sentir porté plutôt à regarder un clou de cercueil comme le morceau de fer le plus mort qui soit dans le commerce; mais la sagesse de nos ancêtres éclate dans les similitudes, et mes mains profanes n’iront pas toucher à l’arche sainte; autrement le pays est perdu. Vous me permettrez donc de répéter avec énergie que Marley était aussi mort qu’un clou de porte.

Scrooge savait-il qu’il fût mort? Sans contredits. Comment aurait-il pu en être autrement? Scrooge et lui étaient associés depuis je ne sais combien d’années. Scrooge était son seul exécuteur testamentaire, le seul administrateur de son bien, son seul légataire universel, son unique ami, le seul qui eût suivi son convoi. Quoiqu’à dire vrai il ne fût pas si terriblement bouleversé par ce triste événement, qu’il ne se montrât un habile homme d’affaires le jour même des funérailles et qu’il ne l’eût solennisé par un marché des plus avantageux. La mention des funérailles de Marley me ramène à mon point de départ. Marley était mort: ce point est hors de doute, et ceci doit être parfaitement compris; autrement l’histoire que je vais raconter ne pourrait rien avoir de merveilleux. Si nous n’étions bien convaincus que le père d’Hamlet est mort, avant que la pièce commence, il ne serait pas plus étrange de le voir rôder la nuit, par un vent d’est, sur les remparts de sa ville, que de voir tout autre monsieur d’un âge mûr se promener mal à propos au milieu des ténèbres, dans un lieu rafraîchi par la bise, comme serait, par exemple, le cimetière de Saint-Paul, simplement pour frapper d’étonnement l’esprit faible de son fils.

Scrooge n’effaça jamais le nom du vieux Marley. Il était encore inscrit, plusieurs années après, au-dessus de la porte du magasin: Scrooge et Marley. La maison de commerce était connue sous la raison Scrooge et Marley. Quelquefois des gens peu au courant des affaires l’appelaient Scrooge-Scrooge, quelquefois Marley tout court; mais il répondait également à l’un et à l’autre nom; pour lui c’était tout un.

Oh! il tenait bien le poing fermé sur la meule, le bonhomme Scrooge! Le vieux pécheur était un avare qui savait saisir fortement, arracher, tordre, pressurer, gratter, ne point lâcher surtout! Dur et tranchant comme une pierre à fusil dont jamais l’acier n’a fait jaillir une étincelle généreuse, secret, renfermé en lui-même et solitaire comme une huître. Le froid qui était au dedans de lui gelait son vieux visage, pinçait son nez pointu, ridait sa joue, rendait sa démarche raide et ses yeux rouges, bleuissait ses lèvres minces et se manifestait au dehors par le son aigre de sa voix. Une gelée blanche recouvrait constamment sa tête, ses sourcils et son menton fin et nerveux. Il portait toujours et partout avec lui sa température au-dessous de zéro; il glaçait son bureau aux jours caniculaires et ne le dégelait pas d’un degré à Noël. La chaleur et le froid extérieurs avaient peu d’influence sur Scrooge. Les ardeurs de l’été ne pouvaient le réchauffer, et l’hiver le plus rigoureux ne parvenait pas à le refroidir. Aucun souffle de vent n’était plus âpre que lui. Jamais neige en tombant n’alla plus droit à son but, jamais pluie battante ne fut plus inexorable. Le mauvais temps ne savait par où trouver prise sur lui; les plus fortes averses, la neige, la grêle, les giboulées ne pouvaient se vanter d’avoir sur lui qu’un avantage: elles tombaient souvent avec profusion. Scrooge ne connut jamais ce mot.

Personne ne l’arrêta jamais dans la rue pour lui dire d’un air satisfait: Mon cher Scrooge, comment vous portez-vous? Quand viendrez-vous me voir? Aucun mendiant n’implorait de lui le plus léger secours, aucun enfant ne lui demandait l’heure. On ne vit jamais personne, soit homme, soit femme, prier Scrooge, une seule fois dans toute sa vie, de lui indiquer le chemin de tel ou tel endroit. Les chiens d’aveugles eux-mêmes semblaient le connaître, et, quand ils le voyaient venir, ils entraînaient leurs maîtres sous les portes cochères et dans les ruelles, puis remuaient la queue comme pour dire: Mon pauvre maître aveugle, mieux vaut pas d’œil du tout qu’un mauvais œil! Mais qu’importait à Scrooge. C’était là précisément ce qu’il voulait. Se faire un chemin solitaire le long des grands chemins de la vie fréquentés par la foule, en avertissant les passants par un écriteau qu’ils eussent à se tenir à distance, c’était pour Scrooge du vrai nanan, comme disent les petits gourmands.

Un jour, le meilleur de tous les bons jours de l’année, la veille de Noël, le vieux Scrooge était assis, fort occupé, dans son comptoir. Il faisait un froid vif et perçant, le temps était brumeux, Scrooge pouvait entendre les gens aller et venir dehors, dans la ruelle, soufflant dans leurs doigts, respirant avec bruit, se frappant la poitrine avec les mains et tapant des pieds sur le trottoir, pour les réchauffer. Trois heures seulement venaient de sonner aux horloges de la Cité, et cependant il était déjà presque nuit. Il n’avait pas fait clair de tout le jour, et les lumières qui paraissaient derrière les fenêtres des comptoirs voisins ressemblaient à des taches de graisse rougeâtres qui s’étalaient sur le fond noirâtre d’un air épais et en quelque sorte palpable. Le brouillard pénétrait dans l’intérieur des maisons par toutes les fentes et les trous de serrure; au dehors il était si dense, que, quoique la rue fût des plus étroites, les maisons d’en face ne paraissaient plus que comme des fantômes. A voir les nuages sombres s’abaisser de plus en plus et répandre sur tous les objets une obscurité profonde, on aurait pu croire que la nature était venue s’établir tout près de là pour y exploiter une brasserie montée sur une vaste échelle.

La porte du comptoir de Scrooge demeurait ouverte, afin qu’il pût avoir l’œil sur son commis qui se tenait un peu plus loin, dans une petite cellule triste, sorte de citerne sombre, occupé à copier des lettres. Scrooge avait un très petit feu, mais celui du commis était beaucoup plus petit encore: on aurait dit qu’il n’y avait qu’un seul morceau de charbon. Il ne pouvait l’augmenter, car Scrooge gardait la botte à charbon dans sa chambre, et, toutes les fois que le malheureux entrait avec la pelle, son patron ne manquait pas de lui déclarer qu’il serait forcé de le quitter. C’est pourquoi le commis mettait son cache-nez blanc et essayait de se réchauffer à la chandelle ; mais, comme ce n’était pas un homme de grande imaginative, ses efforts demeurèrent superflus.

- Je vous souhaite un gai Noël, mon oncle, et que Dieu vous garde!, cria une voix joyeuse. C’était la voix du neveu de Scrooge, qui était venu le surprendre si vivement que l’autre n’avait pas eu le temps de le voir.

- Bah! dit Scrooge, sottise! 

Il s’était tellement échauffé dans sa marche raide par ce temps de brouillard et de gelée, le neveu de Scrooge, qu’il en était tout en feu; son visage était rouge comme une cerise, ses yeux étincelaient, et la vapeur de son haleine était encore toute fumante.

- Noël, une sottise, mon oncle! dit le neveu de Scrooge; ce n’est pas là ce que vous voulez dire, sans doute!

- Si fait, répondit Scrooge. Un gai Noël! Quel droit avez-vous d’être gai? Quelle raison auriez-vous de vous livrer à des gaietés ruineuses? Vous êtes déjà bien assez pauvre!

- Allons, allons! reprit gaiement le neveu, quel droit avez-vous d’être triste? Quelle raison avez-vous de vous livrer à vos chiffres moroses? Vous êtes déjà bien assez riche!

- Bah! dit encore Scrooge, qui, pour le moment, n’avait pas une meilleure réponse prête ; et son bah! fut suivi de l’autre mot: sottise !

- Ne soyez pas de mauvaise humeur, mon oncle, riposta le neveu.

- Et comment ne pas l’être, repartit l’oncle, lorsqu’on vit dans un monde de fous tel que celui-ci? Un gai Noël! Au diable vos gais Noëls! Qu’est-ce que Noël, si ce n’est une époque où il vous faut payer l’échéance de vos billets, souvent sans avoir d’argent? un jour où vous vous trouvez plus vieux d’une année et pas plus riche d’une heure? un jour où, la balance de vos livres établie, vous reconnaissez, après douze mois écoulés, que chacun des articles qui s’y trouvent mentionnés vous a laissé sans le moindre profit? Si je pouvais en faire à ma tête, continua Scrooge d’un air indigné, tout imbécile qui court les rues avec un gai Noël sur les lèvres serait mis à bouillir dans la marmite avec son propre pouding et enterré avec une branche de houx au travers du cœur. C’est comme ça.

- Mon oncle! dit le neveu, voulant se faire l’avocat de Noël.

- Mon neveu! reprit l’oncle sévèrement, fêtez Noël à votre façon, et laissez-moi le fêter à la mienne.

- Fêter Noël! répéta le neveu de Scrooge ; mais vous ne le fêtez pas, mon oncle.

- Alors laissez-moi ne pas le fêter. Grand bien puisse-t-il vous faire! Avec cela qu’il vous a toujours fait grand bien!

- Il y a quantité de choses, je l’avoue, dont j’aurais pu retirer quelque bien, sans en avoir profité néanmoins, répondit dit le neveu; Noël entre autres. Mais au moins ai-je toujours regardé le jour de Noël, quand il est revenu (mettant de côté le respect dû à son nom sacré et à sa divine origine, si l’on peut les mettre de côté en songeant à Noël), comme un beau jour, un jour de bienveillance, de pardon, de charité, de plaisir, le seul, dans le long calendrier de l’année, où je sache que tous, hommes et femmes, semblent, par un consentement unanime, ouvrir librement les secrets de leurs cœurs et voir dans les gens au-dessous d’eux de vrais compagnons de voyage sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race de créatures marchant vers un autre but. C’est pourquoi, mon oncle, quoiqu’il n’ait jamais mis dans ma poche la moindre pièce d’or ou d’argent, je crois que Noël m’a fait vraiment du bien et qu’il m’en fera encore ; aussi je répète Vive Noël! 

Le commis, dans sa citerne, applaudit involontairement; mais, s’apercevant à l’instant même qu’il venait de commettre une inconvenance, il voulut attiser le feu et ne fit qu’en éteindre pour toujours la dernière apparence d’étincelle. Que j’entende encore le moindre bruit de votre côté, dit Scrooge, et vous fêterez votre Noël en perdant votre place. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers son neveu, vous êtes en vérité un orateur distingué. Je m’étonne que vous n’entriez pas au parlement.

Ne vous fâchez pas, mon oncle. Allons, venez dîner demain chez nous. Scrooge dit qu’il voudrait le voir au… oui, en vérité, il le dit. Il prononça le mot tout entier, et dit qu’il aimerait mieux le voir au d… (Le lecteur finira le mot si cela lui plaît.)

- Mais pourquoi? s’écria son neveu… Pourquoi?

- Pourquoi vous êtes-vous marié? demanda Scrooge.

- Parce que j’aimais celle qui est devenue ma femme.

Parce que vous l’avez! grommela Scrooge, comme si c’était la plus grosse sottise du monde après le gai Noël. Bonsoir!

- Mais, mon oncle, vous ne veniez jamais me voir avant mon mariage. Pourquoi vous en faire un prétexte pour ne pas venir maintenant?

- Bonsoir, dit Scrooge.

- Je ne désire rien de vous; je ne vous demande rien. Pourquoi ne serions-nous pas amis?

- Bonsoir, dit Scrooge.

- Je suis peiné, bien sincèrement peiné de vous voir si résolu. Nous n’avons jamais eu rien l’un contre l’autre, au moins de mon côté. Mais j’ai fait cette tentative pour honorer Noël, et je garderai ma bonne humeur de Noël jusqu’au bout. Ainsi, un gai Noël, mon oncle!

- Bonsoir, dit Scrooge.

- Et je vous souhaite aussi la bonne année!

- Bonsoir, répéta Scrooge.

Son neveu quitta la chambre sans dire seulement un mot de mécontentement. Il s’arrêta à la porte d’entrée pour faire ses souhaits de bonne année au commis, qui, bien que gelé, était néanmoins plus chaud que Scrooge, car il les lui rendit cordialement.

Voilà un autre fou, murmura Scrooge, qui l’entendit de sa place : mon commis, avec quinze schellings par semaine, une femme et des enfants, parlant d’un gai Noël. Il y a de quoi se retirer aux Petites-Maisons. 

Ce fou fieffé donc, en allant reconduire le neveu le Scrooge, avait introduit deux autres personnes. C’étaient deux messieurs de bonne mine, d’une figure avenante, qui se tenaient en ce moment, chapeau bas, dans le bureau de Scrooge. Ils avaient à la main des registres et des papiers, et le saluèrent.

- Scrooge et Marley, je crois? dit l’un d’eux en consultant sa liste. Est-ce à M. Scrooge ou à M. Marley que j’ai le plaisir de parler?

- M. Marley est mort depuis sept ans, répondit Scrooge. Il y a juste sept ans qu’il est mort, cette nuit même.

Nous ne doutons pas que sa générosité ne soit bien représentée par son associé survivant, dit l’étranger en présentant ses pouvoirs pour quêter.

Elle l’était certainement; car les deux associés se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Au mot fâcheux de générosité, Scrooge fronça le sourcil, hocha la tête et rendit au visiteur ses certificats.

- A cette époque joyeuse de l’année, monsieur Scrooge, dit celui-ci en prenant une plume, il est plus désirable encore que d’habitude que nous puissions recueillir un léger secours pour les pauvres et les indigents qui souffrent énormément dans la saison où nous sommes. Il y en a des milliers qui manquent du plus strict nécessaire, et des centaines de mille qui n’ont pas à se donner le plus léger bien-être.

- N’y a-t-il pas des prisons? demanda Scrooge.

- Oh! en très grand nombre, dit l’étranger, laissant retomber sa plume.

- Et les maisons de refuge, continua Scrooge, ne sont-elles plus en activité?

- Pardon, monsieur, répondit l’autre ; et plût à Dieu qu’elles ne le fussent pas!

- Le moulin de discipline et la loi des pauvres sont toujours en pleine vigueur, alors? dit Scrooge.

- Toujours; et ils ont fort à faire tous les deux.

- Oh! j’avais craint, d’après ce que vous me disiez d’abord, que quelque circonstance imprévue ne fût venue entraver la marche de ces utiles institutions. Je suis vraiment ravi d’apprendre le contraire, dit Scrooge.

- Persuadés qu’elles ne peuvent guère fournir une satisfaction chrétienne du corps et de l’âme à la multitude, quelques-uns d’entre nous s’efforcent de réunir une petite somme pour acheter aux pauvres un peu de viande et de bière, avec du charbon pour se chauffer. Nous choisissons cette époque, parce que c’est, de toute l’année, le temps où le besoin se fait le plus vivement sentir, et où l’abondance fait le plus de plaisir. Pour combien vous inscrirai-je?

- Pour rien! répondit Scrooge.

- Vous désirez garder l’anonymat.

- Je désire qu’on me laisse en repos. Puisque vous me demandez ce que je désire, messieurs, voilà ma réponse. Je ne me réjouis pas moi-même à Noël, et je ne puis fournir aux paresseux les moyens de se réjouir. J’aide à soutenir les établissements dont je vous parlais tout à l’heure; ils coûtent assez cher: ceux qui ne se trouvent pas bien ailleurs n’ont qu’à y aller.

Il y en a beaucoup qui ne le peuvent pas, et beaucoup d’autres qui aimeraient mieux mourir.

- S’ils aiment mieux mourir, reprit Scrooge, ils feraient très bien de suivre cette idée et de diminuer l’excédent de la population. Au reste, excusez-moi; je ne connais pas tout ça.

- Mais il vous serait facile de le connaître, fit observer l’étranger.

- Ce n’est pas ma besogne, répliqua Scrooge. Un homme a bien assez de faire ses propres affaires, sans se mêler de celles des autres. Les miennes prennent tout mon temps. Bonsoir, messieurs. 

Voyant clairement qu’il serait inutile de poursuivre leur requête, les deux étrangers se retirèrent. Scrooge se remit au travail, de plus en plus content de lui, et d’une humeur plus enjouée qu’à son ordinaire.

Cependant le brouillard et l’obscurité s’épaississaient tellement, que l’on voyait des gens courir çà et là par les rues avec des torches allumées, offrant leurs services aux cochers, pour marcher devant les chevaux et les guider dans leur chemin. L’antique tour d’une église, dont la vieille cloche renfrognée avait toujours l’air de regarder Scrooge curieusement à son bureau par une fenêtre gothique pratiquée dans le mur, devint invisible et sonna les heures, les demies et les quarts dans les nuages avec des vibrations tremblantes et prolongées, comme si ses dents eussent claqué là-haut dans sa tête gelée. Le froid devint intense dans la rue même. Au coin de la cour, quelques ouvriers, occupés à réparer les conduits du gaz, avaient allumé un énorme brasier, autour duquel se pressaient une foule d’hommes et d’enfants déguenillés, se chauffant les mains et clignant les yeux devant la flamme avec un air de ravissement. Le robinet de la fontaine était délaissé et les eaux refoulées qui s’étaient congelées tout autour de lui formaient comme un cadre de glace misanthropique, qui faisait horreur à voir.

Les lumières brillantes des magasins, où les branches et les baies de houx pétillaient à la chaleur des becs de gaz placés derrière les fenêtres, jetaient sur les visages pâles des passants un reflet rougeâtre. Les boutiques de marchands de volailles et d’épiciers étaient devenues comme un décor splendide, un glorieux spectacle, qui ne permettait pas de croire que la vulgaire pensée de négoce et de trafic eût rien à démêler avec ce luxe inusité. Le lord-maire, dans sa puissante forteresse de Mansion-House, donnait ses ordres à ses cinquante cuisiniers et à ses cinquante sommeliers pour fêter Noël, comme doit le faire la maison d’un lord-maire; et même le petit tailleur qu’il avait condamné, le lundi précédent, à une amende de cinq schellings pour s’être laissé arrêter dans les rues, ivre et faisant un tapage infernal, préparait tout dans son galetas pour le pouding du lendemain tandis que sa maigre moitié sortait, avec son maigre nourrisson dans les bras, pour aller acheter à la boucherie le morceau de bœuf indispensable.

Cependant le brouillard redouble, le froid redouble! un froid vif, âpre, pénétrant. Si le bon saint Dunstan avait seulement pincé le nez du diable avec un temps pareil, au lieu de se servir de ses armes familières, c’est pour le coup que le malin esprit n’aurait pas manqué de pousser des hurlements. Le propriétaire d’un jeune nez, petit, rongé, mâché par le froid affamé, comme les os sont rongés par les chiens, se baissa devant le trou de la serrure de Scrooge pour le régaler d’un chant de Noël; mais au premier mot de Dieu vous aide, mon gai monsieur! Que rien ne trouble votre cœur! Scrooge saisit sa règle avec un geste si énergique que le chanteur s’enfuit épouvanté, abandonnant le trou de la serrure au brouillard et aux frimas qui semblèrent s’y précipiter vers Scrooge par sympathie.

Enfin l’heure de fermer le comptoir arriva. Scrooge descendit de son tabouret d’un air bourru, paraissant donner ainsi le signal tacite du départ au commis qui attendait dans la citerne et qui, éteignant aussitôt sa chandelle, mit son chapeau sur sa tête.

- Vous voudriez avoir toute la journée de demain, je suppose? dit Scrooge.

- Si cela vous convenait, monsieur.

- Cela ne me convient nullement, et ce n’est point juste. Si je vous retenais une demi-couronne pour ce jour-là, vous vous croiriez lésé, j’en suis sûr. » Le commis sourit légèrement.

- Et cependant, dit Scrooge, vous ne me regardez pas comme lésé, moi, si je vous paie une journée pour ne rien faire. 

Le commis fit observer que cela n’arrivait qu’une fois l’an.

- Pauvre excuse pour mettre la main dans la poche d’un homme tous les 20 décembre, dit Scrooge en boutonnant sa redingote jusqu’au menton. Mais je suppose qu’il vous faut la journée tout entière; tâchez au moins de m’en dédommager en venant de bonne heure après-demain matin. 

Le commis le promit et Scrooge sortit en grommelant. Le comptoir fut fermé en un clin d’œil, et le commis, les deux bouts de son cache-nez blanc pendant jusqu’au bas de sa veste (car il n’élevait pas ses prétentions jusqu’à porter une redingote), se mit à glisser une vingtaine de fois sur le trottoir de Cornhill, à la suite d’une bande de gamins, en l’honneur de la veille de Noël, et, se dirigeant ensuite vers sa demeure à Camden-Town, à y arriva toujours courant de toutes ses forces pour jouer à colin-maillard.

Scrooge prit son triste dîner dans la taverne où il mangeait d’ordinaire. Ayant lu tous les journaux et charmé le reste de la soirée en parcourant son livre de comptes, il alla chez lui pour se coucher. Il habitait un appartement occupé autrefois par feu son associé. C’était une enfilade de chambres obscures qui faisaient partie d’un vieux bâtiment sombre, situé à l’extrémité d’une ruelle où il avait si peu de raison d’être, qu’on ne pouvait s’empêcher de croire qu’il était venu se blottir là un jour que, dans sa jeunesse, il jouait à cache-cache avec d’autres maisons et ne s’était plus ensuite souvenu de son chemin. Il était alors assez vieux et assez triste, car personne n’y habitait, excepté Scrooge, tous les autres appartements étant loués, pour servir de comptoirs ou de bureaux. La cour était si obscure, que Scrooge lui-même, quoiqu’il en connût parfaitement chaque pavé, fut obligé de tâtonner avec les mains. Le brouillard et les frimas enveloppaient tellement la vieille porte sombre de la maison, qu’il semblait que le génie de l’hiver se tînt assis sur le seuil, absorbé dans ses tristes méditations.

Le fait est qu’il n’y avait absolument rien de particulier dans le marteau de la porte, sinon qu’il était trop gros; le fait est encore que Scrooge l’avait vu soir et matin, chaque jour, depuis qu’il demeurait en ce lieu; qu’en outre Scrooge possédait aussi peu de ce qu’on appelle imagination qu’aucun habitant de la Cité de Londres, y compris même, je crains d’être un peu téméraire, la corporation, les aldermen et les notables. Il faut bien aussi se mettre dans l’esprit que Scrooge n’avait pas pensé une seule fois à Marley, depuis qu’il avait, cette après-midi même, fait mention de la mort de son ancien associé, laquelle remontait à sept ans. Qu’on m’explique alors, si on le peut, comment il se fit que Scrooge, au moment où il mit la clef dans la serrure, vit dans le marteau, sans avoir prononcé aucune parole magique pour le transformer, non plus un marteau, mais la figure de Marley.

Oui, vraiment, la figure de Marley! Ce n’était pas une ombre impénétrable comme les autres objets de la cour, elle paraissait au contraire entourée d’une lueur sinistre, semblable à un homard avarié dans une cave obscure. Son expression n’avait rien qui rappelât la colère ou la férocité, mais elle regardait Scrooge comme Marley avait coutume de le faire, avec des lunettes de spectre relevées sur son front de revenant. La chevelure était curieusement soulevée comme par un souffle ou une vapeur chaude, et, quoique les yeux fussent tout grands ouverts, ils demeuraient parfaitement immobiles. Cette circonstance et sa couleur livide la rendaient horrible; mais l’horreur qu’éprouvait Scrooge à sa vue ne semblait pas du fait de la figure, elle venait plutôt de lui-même et ne tenait pas à l’expression de la physionomie du défunt. Lorsqu’il eût considéré fixement ce phénomène, il n’y trouva plus qu’un marteau.

Dire qu’il ne tressaillit pas ou qu’il ne ressentit point une impression terrible à laquelle il avait été étranger depuis son enfance, serait un mensonge. Mais il mit la main sur la clef, qu’il avait lâchée d’abord, la tourna brusquement, entra et alluma sa chandelle.

(à suivre)

Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)

image: Charles Dickens (theguardian.com)

04:49 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/11/2013

Morceaux choisis - Lewis Carroll

Lewis Carroll

Lisbeth Zwerger.jpg

Au fil d'une onde calme et lisse,
Le bateau indolemment glisse,
Imbu d'ineffables délices.
 
Chacune des trois douces soeurs,
Enchantée, écoutant l'histoire,
Est blottie auprès du conteur.
 
Le soleil à l'horizon sombre;
L'écho s'assourdit et le sombre
Automne étend déjà son ombre.
 
Mais toujours me hante l'image
D'Alice endormie, en voyage
Parmi d'étranges paysages.
 
Cependant qu'auprès du conteur,
Ecoutant la magique histoire
Se pelotonnent les trois soeurs.
 
Rêvant, rêvant au sans pareil
Pays des Monts et des Merveilles
Où brille un nocturne soleil.
 
Laissant s'enfuir l'heure trop brève
Dans l'or du beau jour qui s'achève...
Vivre, ne serait-ce qu'un rêve?
 

Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir / extrait, dans: Tout Alice (coll. GF/Flammarion, 1979)

image: Lisbeth Zwerger (hannahbirdillustration.blogspot.ch)

13/04/2013

Adam Biro

9782714442826.gifAdam Biro, Deux juifs voyagent dans un train (Belfond, 2007)

 

Suffit-il de manger des têtes de poisson pour devenir intelligent? Comment faire fortune quand on est idiot? Dieu est-il mauvais physionomiste? Peut-on donner sa fille à marier à quelqu'un qui n'a pas de montre? Deux Juifs voyagent dans un train... Beaucoup de vieilles histoires juives d'Europe de l'Est commencent ainsi. Si chacune est singulière, toutes ont pourtant des points communs: celui de refléter une époque révolue dans laquelle tout le monde peut se reconnaître, encore et toujours, et celui de mettre l'homme à nu face à ses défauts, à ses vices, à ses qualités, à son destin... à sa condition de... mortel.


D’accord, les histoires juives, tout le monde en connaît! Pas celles-ci, sans doute! Et racontées avec tant d’humour et de poésie à la fois, elles entraînent forcément des moments de fous rires successifs, agréables à toute heure pour le moral! Un plaisir de lecture communicatif, jubilatoire!

10:03 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récits; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/02/2013

Morceaux choisis - Jacques Jouet/Zeina Abirached

Jacques Jouet/Zeina Abirached

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Agatha de Win'theuil venait de changer de nom. Comme à son habitude, à peine franchissait-elle la frontière d'une ville toute nouvelle, qu'elle prenait le nom de celle-ci. Aujourd'hui, Agatha de Win'theuil n'était plus Agatha de Win'theuil. Elle était Agatha de Beyrouth!

Agatha de Beyrouth ressemblait à Agatha de Win'theuil comme deux gouttes d'eau, c'est-à-dire comme une goutte d'eau ressemble à une goutte d'eau, ou comme une goutte de vin ressemble à une goutte de vin: pour l'oeil comme pour le goût, aussi parfaite l'une que l'autre. 

Agatha de Beyrouth n'avait pas mégoté sur son habillement du jour. Comme le printemps était arrivé, elle avait fait en sorte de ne pas trop se charger en tissus superflus. Juste ce qu'il fallait dans la partie haute, pas la plus petite surface excessivement couvrante dans la partie basse. Elle avait toujours pensé que la mode féminine consistait avant tout à bien gérer ce qu'on laisse à découvert. La soie était une matière qui aidait à la stabilité du voilement, tout en laissant venir, à la faveur de mouvements plus ou moins contrôlés, des entrouvertures de fenêtres extrêmement suggestives. Agatha était en noir. Elle avait les cheveux noirs. Elle avait les yeux noirs. Elle avait les sourcils noirs noircis au crayon noir, au pinceau noir, mais aussi aux idées noires.

A cette époque, Agatha de Win'theuil, et de Beyrouth tout à la fois, après avoir été, tout récemment, de Paris, de Tyré et de Ouagadougou, Agatha potentiellement de partout, Agatha était toujours la première vice-présidente du gouvernement Monde-Mondes, charge qu'elle occupait depuis des temps immémoriaux, comme le prétendaient perfidement ses rares opposants. Elle ne décolérait pas contre le président en titre, lequel n'en fichait pas une rame, n'était jamais dans son bureau et surtout pas quand la conjoncture avait besoin de lui. Nous en reparlerons. 

Agatha de Beyrouth avait les idées noires. Nul ne savait ce qu'elle venait faire à Beyrouth. Le savait-elle elle-même? Elle était arrivée secrètement, sans protocole, avait acheté son billet d'avion de ses propres deniers. Réservé son hôtel sous un faux nom: Agath'Ouyes de Venise. Etait allée chez le coiffeur pour changer de tête (rajouté des longueurs au bout des pointes). Avait semé ses gardes du corps à Istanbul. 

Agatha avait quitté sa chambre d'hôtel à 7 h 45 exactement pour s'en aller à pied dans les rues de Beyrouth. Elle marchait légèrement sur ses belles jambes visibles, ressentant simplement une légère douleur au bras droit pour avoir tenté de soulever, au matin, le double rideau de la fenêtre de sa chambre, rideau qui paraissait peser une tonne de tissu à fleurs brodées. Elle se retrouva dans la rue Elias-Sarkis, et bientôt sur la place Bechara-El-Khoury.

Elle aperçut, un peu plus loin, la Maison Jaune.

La soie noire se souleva instantanément au niveau du coeur qui battait dessous, qui battait soudain trop fort.

Elle franchit lentement le morceau d'avenue qui la séparait encore de la Maison Jaune. Son regard ne se décollait pas de la façade grêlée, marquée, vérolée, ridée, sillonnée, ravagée, plissée, rayée, rongée, grignotée par les ans, les ânes et les projectiles, égratignée, fragmentée, décolorée, vitriolée, défoncée, mais qui tenait encore debout en épousant élégamment l'angle obtus que faisait la rue de Damas avec la rue Elias-Sarkis. La colonne suspendue l'émut comme un moignon de gueule cassée. Etait-il possible qu'elle eût déjà, dans sa vie, fréquenté la Maison Jaune? C'est l'une des questions à laquelle le roman-feuilleton se devra de répondre avant le vingt-quatrième épisode. 

Qu'on se le dise. 

Jacques Jouet et Zeina Abirached, Agatha de Beyrouth (Cambourakis, 2011)

image: Jacques Jouet et Zeina Abirached (www.beirutworldbookcapital.com) 

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13:10 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

24/01/2013

José Saramago

9782757811627.gifJosé Saramago, Les intermittences de la mort (Coll. Points/Seuil, 2008)

 

Dans un pays sans nom, un événement extraordinaire plonge la population dans l'euphorie: plus personne ne meurt. Mais le temps, lui, poursuit son oeuvre, et l'immortalité, ce rêve de l'homme depuis que le monde est monde, se révèle n'être qu'une éternelle et douloureuse vieillesse. L'allégresse cède la place au désespoir et au chaos : les hôpitaux regorgent de malades en phase terminale, les familles ne peuvent plus faire face à l'agonie sans fin de leurs aînés, les entreprises de pompes funèbres ferment, les compagnies d'assurance sont ruinées, l'Etat est menacé de faillite et l'Eglise de disparition, car sans mort il n'y a pas de résurrection et sans résurrection il n'y a pas d'Eglise. Chacun cherche alors la meilleure façon, ou la pire, de mettre fin à ce cauchemar insensé.


Et vous - tout à fait entre nous - qui lisez ces quelques lignes, n’avez-vous jamais secrètement rêvé de ne pas mourir? Vous l'avouez? Soit, alors vous voilà pris dans un piège délicieux en apparence, car tel est le sujet de ce roman exceptionnel: La Mort semble ne plus se manifester, éclipsée par la vie éternelle, sur terre! De quoi se réjouir, me direz-vous, mais attention, car passées les premières insouciances, la mariée n’est peut-être pas aussi belle que prévu. Une fable politique, religieuse et sociale qui vous fera espérer, peut-être, que la Mort reprenne du service… 

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01/01/2013

Angelin Preljocaj

Bloc-Notes, 1er janvier / Les Saules

musique classique; danse

C'est en 2008 que Angelin Preljocaj créé le ballet Blanche-Neige, d'après le conte des frères Grimm. Voici que qu'en dit le chorégraphe: J'avais très envie de raconter une histoire, d'ouvrir une parenthèse féerique et enchantée. Pour ne pas tomber dans mes propres ornières sans doute. Et aussi parce que, comme tout le monde, j’adore les histoires. Je suis fidèle à la version des frères Grimm, à quelques variations personnelles près, fondées sur mon analyse des symboles du conte. Bettelheim décrit Blanche Neige comme le lieu d’un œdipe inversé. La marâtre est sans doute le personnage central du conte. C'est elle aussi que j'interroge à travers sa volonté narcissique de ne pas renoncer à la séduction et à sa place de femme, quitte à sacrifier sa belle fille. L’intelligence des symboles appartient aux adultes autant qu'aux enfants, elle parle à tous et c’est pour cela que j'aime les contes. 

Blanche Neige est un ballet narratif, avec une dramaturgie. Les lieux sont représentés par les décors de Thierry Leproust. Les danseurs de la compagnie incarnent les personnages dans des costumes de Jean Paul Gaultier. La musique - pour l'essentiel - est extraite des symphonies de Gustav MahlerLa première a eu lieu le 25 septembre 2008 à la Biennale de la danse de Lyon, et ce ballet a été primé aux Globes de Cristal en 2009.

Et maintenant, bienvenue au pays des rêves, avec les 26 danseurs de la Compagnie Angelin Preljocaj...


image: Rita Antonioli, Angelin Preljocaj (telerama.fr)

sources: www.preljocaj.org 

00:50 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Contes, Gustav Mahler | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique; danse | |  Imprimer |  Facebook | | |

23/10/2012

Rose-Marie Pagnard

pagnard.jpgRose-Marie Pagnard, Le conservatoire d'amour (Editions du Rocher, 2008)

Le Conservatoire d'amour fait entendre une musique déjantée. Sur le thème, tout d'abord, de la fugue des soeurs Gretel et Gretchen, jeunes filles de bonne famille un peu évaporées, qui ont décidé de se rendre au conservatoire malgré l'interdiction paternelle. Mais qui dit vocation, dit accords et désaccords... Parviendront-elles à surmonter la terrible épreuve qui les y attend? Bientôt s'élève le motif rampant de la flûte dont elles jouent dans l'espoir d'amadouer le maître des Enfers qui défend l'entrée de la Musique. Mais il leur faudra beaucoup de persévérance pour triompher des sentiments qui les assaillent tour à tour: peur, tristesse, colère... Car l'endroit est hanté. Est-ce à cause de la présence toute proche d'une morgue? Ou du secret de famille honteux qui ronge Madame Swan, la redoutable directrice du conservatoire aux airs de Cruella? Ou de l'amour impossible de Gretchen pour le mystérieux Hansel?

Dans ce conte fantastique célébrant l’amour de l’art, de la musique en particulier, Gretel et Gretchen qui rêvent d’entrer au conservatoire vont, trois jours durant, affronter diverses épreuves initiatiques, être chahutées ou surmonter la peur, braver les interdits, mais aussi côtoyer la mort. Un style débridé, volontiers onirique, exaltant les forces mystérieuses de l’imaginaire avec beaucoup de malice et de poésie.

03:35 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

31/05/2012

Jean-Marie Gourio

littérature: roman; livresJean-Marie Gourio, Alice dans les livres (Julliard, 2006)

Nous sommes à l'hôpital. Chaque jour depuis des mois, un homme lit Alice au pays des Merveilles, de Lewis Carroll, à sa petite fille Alice. Le Livre sauvera-t-il son enfant de la maladie ? Alice au pays des Merveilles sauvera-t-elle Alice du pays des Souffrances ? Il faut croire aux histoires, disent les livres. Alors Alice au pays des Merveilles quitte son royaume pour venir à la rencontre de la petite Alice à l'hôpital. Sortant du livre de Lewis Carroll, traversant les autres livres de la bibliothèque pour apprendre la vie, Alice et le Lapin blanc entraînent la fillette malade dans leur rêve. Récit atypique, léger et grave à la fois comme un hommage au pouvoir des livres lorsqu'ils entrent dans notre vie.

08:39 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/04/2012

La légende du grand inquisiteur 5/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

littérature; contes; livres

Si Tu avais accepté le monde et la pourpre de César, Tu aurais fondé l'empire universel et donné la paix à la terre. A qui appartient-il de régner sur les hommes, sinon à ceux qui disposent de leur pain et dominent leur conscience? Nous avons pris le glaive de César, nous T'avons renié, nous sommes allés à lui. Il s'écroulera encore des siècles qui verront les méfaits de l'esprit libre, de la science et de la barbarie, car c'est par la barbarie qu'ils finiront, après avoir élevé leur Tour de Babel sans nous. Alors la bête viendra à nous en rampant, elle léchera nos pieds et les arrosera de larmes de sang. Nous monterons sur la bête, nous élèverons une coupe en l'air et sur cette coupe sera gravé ce mot: mystère.

Alors commencera pour les hommes le règne de la paix et du bonheur. Tu es fier de Tes élus, mais ils ne sont que le petit nombre: nous donnerons la paix à tous. Pense donc: combien de ces élus, de ces forts marqués pour être des élus, combien se sont lassés de T'attendre! Les forces de leur esprit et l'ardeur de leur coeur, ils les portent et les porteront vers un autre champ à labourer. Ils finiront par lever l'étendard de la liberté, l'étendard que Tu leur auras donné Toi-même.

Nous donnerons, nous, le bonheur à tous, il n'y aura plus de révolte, il n'y aura plus de massacre, les hommes n'agiront plus comme ils agissent, sous le règne de Ta liberté. Nous les persuaderons. Ils ne seront libres qu'en abdiquant leur liberté en notre faveur. Ils seront libres en se soumettant à notre pouvoir. Aurons-nous raison ou aurons-nous tort? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, lassés qu'ils seront des terreurs et des angoisses, où les avait plongés Ta liberté.

L'indépendance, la libre pensée, la science les auront égarés dans de telles ténèbres et les auront mis en présence de tels prodiges, de tels mystères insondables, que certains d'entre eux ne connaissant plus de bornes à leur furie se détruiront eux-mêmes. D'autres, faibles mais déchaînés, s'égorgeront mutuellement. D'autres encore, foule lâche et misérable, se traîneront à nos pieds en criant: oui, vous aviez raison, vous seuls possédez son secret et nous revenons à vous. Sauvez-nous de nous-mêmes!

Le pain qu'ils recevront de nos mains, ce sera leur pain, gagné par leur propre travail, et c'est nous qui le leur distribueront. Ils verront bien que nous n'avons pas changé les pierres en pain. Mais, plus que le pain lui-même, c'est le pain reçu de nos mains qui les rendra heureux. Ils se rappelleront bien qu'autrefois le pain même, fruit de leur travail, se changeait en pierre entre leurs mains. Ils verront alors que lorsqu'ils seront revenus à nous les pierres se mueront en pain. Ils comprendront très bien la valeur de la soumission définitive. Tant que les hommes n'auront pas compris l'avantage de ne plus être libres, ils seront malheureux.

Qui, réponds-moi, qui a le plus contribué à cette incompréhension? Qui a divisé le troupeau? Qui l'a dispersé sur des routes inconnues? Mais le troupeau se reformera. Il rentrera dans l'obéissance et ce sera pour toujours. Alors nous donnerons aux hommes le bonheur, un bonheur doux et paisible. Le bonheur qui sied à de débiles créatures comme eux. Nous leur enseignerons l'humilité, nous leur prouverons la vanité de leur orgueil. C'est Toi qui les a élevés, c'est Toi qui leur a enseigné l'orgueil. Nous leur montrerons qu'ils sont impuissants, qu'ils sont des enfants, que le bonheur des enfants est le plus délicieux. Ils deviendront timides, leur regard ne nous quittera plus et, tout tremblants, ils se serreront contre nous, telle une couvée sous l'aile de la mère.

Nous ferons leur étonnement et leur effroi et ils seront fiers de notre puissance et de notre génie, qui nous auront permis de dompter ce troupeau innombrable de rebelles. Honteux et foudroyés, ils trembleront devant notre courroux, leurs yeux seront des fontaines de larmes, comme ceux des enfants et des femmes. Mais combien aisément, sur un signe de nous, ils passeront de la tristesse au rire, du désespoir à la gaité, de l'angoisse à la joie douce des enfants. Nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisirs, mêlant à leur vie les chansons, les choeurs innocents et les danses, nous la changerons en un jeu d'enfants.

Oh oui! nous leur permettrons même de pécher. Ils sont si faibles, si impotents! Et ils nous aimeront comme des enfants, parce que nous leur permettrons le péché. Nous leur dirons que tout péché commis avec notre permission sera pardonné, et c'est par amour que nous leur permettrons de pécher, car nous prendrons sur nous la peine de ces péchés. Nous nous chargerons de leur péchés devant Dieu et ils nous adoreront comme des bienfaiteurs. Ils n'auront nul secret pour nous. Ils pourront vivre avec leurs femmes ou avec leurs maîtresses, ils pourront avoir des enfants ou n'en pas avoir, pourvu qu'ils nous obéissent aveuglément.

Et ils nous écouteront en tout avec allégresse. Les plus pénibles secrets de leur conscience, ils viendront nous les soumettre et c'est nous qui en déciderons. Ils recevront nos sentences avec joie, délivrés du cruel souci de se déterminer librement. Et tous seront heureux: tous les millions de créatures, sauf une centaine de mille, sauf nous, leurs maîtres. Seuls, nous serons malheureux, nous les dépositaires du mystère! Mille millions d'enfants heureux et cent mille martyrs, chargés de la connaissance maudite du bien et du mal. Eux, ils mourront paisiblement, ils s'éteindront doucement en Ton nom. Au-delà de la tombe, ils ne verront que la mort. Nous, nous garderons le secret. Et pour leur bonheur, nous les bernerons d'une récompense éternelle dans le ciel. S'il y a un autre monde, ce n'est certes pas pour des êtres comme eux!

On prophétise que Tu reviendras et que Tu triompheras de nouveau, entouré de Tes élus, puissants et fiers. Nous dirons que Tes héros n'ont sauvé qu'eux-mêmes, et nous aurons, nous, sauvé tout le monde. Il est écrit: la fornication assise sur la bête et tenant dans ses mains la Coupe du Mystère, sera déshonorée, les faibles se révolteront de nouveau, déchireront le pourpre de la fornicatrice et dénuderont son corps infâme. Je me lèverai alors, et je Te montrerai les millions de milliers d'heureux, les innombrables enfants qui n'ont pas connu le péché. Et nous qui, pour leur bonheur, aurons pris sur nous le poids de leurs fautes, nous nous dresserons devant Toi et nous Te dirons: juge-nous, si Tu le peux et si Tu l'oses!

Sache que je ne Te crains point! Sache que moi aussi, je suis allé au désert et que je me suis nourri de sauterelles et de racines! Moi aussi, j'ai béni la liberté que Tu donnas aux hommes! Moi aussi, j'ai rêvé d'être compté parmi Tes élus, brûlant du désir d'en compléter le nombre! Mais j'ai abdiqué ce rêve. J'ai refusé de servir Ta folie, et je suis revenu me joindre à ceux qui ont corrigé Ton oeuvre. J'ai quitté les fiers, je suis allé aux humbles pour leur apporter le bonheur. Ce que je Te dis s'accomplira: notre royaume sera fondé.

Demain, sur un signe de moi, Tu le verras: ce troupeau docile apportera des charbons ardents au bûcher où je Te ferai mourir, pour être venu entraver notre oeuvre. Si quelqu'un a mérité le bûcher, plus que tous, c'est Toi!

Demain, je Te brûlerai: dixi. 

L'Inquisiteur se tait. Il attend un moment la réponse du Captif dont le silence lui pèse. Le Captif l'a écouté, Son calme regard ne l'a pas quitté, Il n'a jamais répondu au vieillard. Et pourtant le vieillard aurait aimé entendre des paroles amères et terribles. Soudain, le Captif s'avance, Il s'approche en silence du vieil homme et baise doucement ses lèvres exsangues. C'est Sa réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent. Il va à la porte, il l'ouvre et dit: Va-T'en, ne reviens plus, plus jamais!

Par la ville ténébreuse, le Prisonnier s'en va, laissant au coeur de l'Inquisiteur la brûlure de Son baiser. Et l'Inquisiteur va reprendre sa même tâche...

(fin)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

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05/04/2012

La légende du grand inquisiteur 4/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

littérature; contes; livres

Tu voulais que l'homme aimât librement, afin qu'il pût Te suivre librement, séduit par ce qui émane de Toi. L'homme devait désormais d'un coeur libre discerner le bien du mal, oubliant la dure loi ancienne, n'ayant pour se guider que Ton image. Mais comment n'as-Tu pas compris que l'homme contesterait enfin Ton image et Ta vérité, sous ce terrible fardeau, le libre choix?

Ils clameront que la vérité n'est pas en Toi qui as laissé leurs âmes en proie à l'inquiétude et à une angoisse indicible, avec tant de soucis et de problèmes insolubles. Tu as donc préparé Toi-même la ruine de Ton royaume et Tu ne dois accuser personne de cette faillite. Etait-ce là ce qu'on Te proposait? Il y a su la terre trois forces, les seules qui soient capables de vaincre et de subjuguer à jamai la conscience de ces révoltés et de ces faibles, pour leur propre bonheur. Ces forces, les voici: Le miracle, le mystère et l'autorité.

Tu as rejeté l'une, Tu as rejeté l'autre et même la troisième, et Tu en as donné l'exemple. L'Esprit terrible et très savant T'avait transporté sur le faîte du Temple et il T'avait dit: Veux-Tu savoir si Tu es le fils de Dieu? Précipite-Toi en bas, car il est dit de Lui que les anges Le soutiendront et Le prendront et qu'Il ne se fera aucune blessure. Tu sauras alors si Tu es le fils de Dieu et Tu prouveras ainsi Ta foi en Ton Père. Tu as repoussé cette offre, Tu n'as pas cédé, Tu ne T'es pas précipité du haut du temple. Oh! certes, Tu as montré alors une fierté sublime, Tu as agi comme un Dieu, mais les hommes, race faible et révoltée, sont-ils des dieux? Tu savais qu'en faisant un seul pas, un seul geste pour Te précipiter, Tu aurais tenté le Seigneur et perdu la foi en Lui. Tu Te savais brisé sur cette terre que Tu étais venu sauver, et l'Esprit malin, le Tentateur, en aurait eu sa joie.

Mais, je le demande encore: y en a-t-il beaucoup comme Toi? As-Tu pu admettre, ne fût-ce qu'un instant, que les hommes fussent capables de résister à une pareille tentation? L'homme, par sa nature, est-il tel qu'il puisse repousser le miracle, et peut-il, dans les moments graves de la vie, dans les terribles crises de son âme, s'en remettre à la libre décision de son coeur? Oh! Tu savais que Ton acte serait conservé dans le Livre, qu'il traverserait les temps, et retentirait aux dernières limites de la terre. Tu espérais que l'homme se passerait de miracle et qu'il s'abandonnerait à Dieu. Ne savais-Tu pas qu'en renonçant au miracle l'homme renonce aussitôt à Dieu, car ce que l'homme cherche, ce n'est pas tant Dieu que les miracles. Et puisque l'homme ne peut pas se passer de miracles, il s'en crée de nouveaux, les siens propres, et il s'incline devant les sortilèges de magiciens et de sorciers, tout révolté, hérétique et impie qu'il soit. Tu n'es pas descendu de la croix, lorsqu'on T'en défiait par raillerie et qu'on Te criait: Descends de la croix et nous croirons en Toi!

Tu n'es pas descendu, parce que cette fois encore, Tu n'as pas voulu asservir l'homme par un miracle. Tu désirais une liberté inspirée par la foi et non par le miracle, Tu voulais l'amour et non les serviles transports d'un esclave, terrifié par son maître. Tu as trop présumé des hommes: ce sont des esclaves, bien qu'ils aient été créés rebelles. Vois et juge: quinze siècles se sont écoulés. Regarde bien les hommes: qui donc as-Tu élevé jusqu'à Toi? Je le jure, l'homme est plus faible et plus vil que Tu ne le pensais. Est-il capable d'accomplir ce que Tu accomplis? Tu as eu pour lui trop d'estime et trop peu de pitié, Tu as trop exigé de lui, Toi qui l'aimais plus que Toi-même. Si Tu l'avais moins estimé, si Tu en avais moins exigé, cela eût alors ressemblé à l'amour et son fardeau eût été plus léger.

L'homme est faible et vil, qu'importe qu'aujourd'hui il s'insurge partout contre notre autorité et s'enorgueillit de sa révolte? C'est la révolte de jeunes écoliers, la fierté des collégiens mutinés qui ont chassé leur maître. Mais le triomphe de ces gamins prendra bientôt fin et leur coûtera cher. Ils abattront les temples et ils ensanglanteront enfin qu'ils ne sont que des enfants sots, incapables de supporter leur propre révolte. Ils comprendront que, s'ils furent créés rebelles c'était sans doute par dérision. Dans leur désespoir, ils le diront tout haut et ce blasphème accroîtra leur misère, car l'homme n'est pas de taille à supporter le blasphème et il finit par s'en châtier lui-même.

L'inquiétude, l'angoisse et la misère, voilà donc le sort de l'homme, après tout ce que Tu as souffert pour le libérer. Ton grand prophète, dans sa vision pleine de symboles, a vu tous ceux qui seront présents à la première résurrection. Et ils étaient douze mille pour chaque tribu. Si tel était leur nombre, c'est que ce n'étaient pas des hommes, mais des dieux. Ils ont porté Ta croix, ils ont souffert, nus et affamés, dans le désert, se nourrissant de sauterelles et de racines. Certes, Tu peux être fier de ces enfants de la liberté, de leur amour libre, de leur sublime sacrifice en Ton nom. Mais rappelle-Toi: ils n'étaient que quelques milliers et ils ressemblaient à des dieux.

Et les autres? Est-ce leur faute, aux autres, aux faibles, s'ils ne peuvent endurer ce que les forts supportent? Est-elle coupable, l'âme faible, de ne pouvoir s'approprier un don aussi funeste? N'es-Tu donc venu que pour Tes élus? C'est un mystère, alors, et nous ne pouvons le comprendre. Mais si c'est un mystère, nous avons le droit nous aussi de prêcher et d'enseigner que ce n'est pas la libre décision des coeurs, ni leur amour qui importent, mais le mystère, et ils doivent s'y soumettre aveuglément, fût-ce au prix de leur conscience.

Nous avons corrigé Ton oeuvre et nous l'avons fondée sur le miracle, le mystère et l'autorité. Et les hommes se sont réjouis d'être menés comme un troupeau et délivrés enfin du don fatal qui leur avait valu tant de souffrances. Avions-nous raison d'enseigner et d'agir ainsi? Parle! N'avons-nous pas aimé l'humanité, en reconnaissant humblement sa faiblesse, en allégeant son fardeau avec amour et en pardonnant même le péché à la faible nature humaine, quand elle péchait avec notre permission? Pourquoi es-Tu venu gêner notre oeuvre? Pourquoi me regardes-Tu en silence, de Tes yeux doux et pénétrants? Indigne-Toi! Je ne veux pas de Ton amour, car moi-même je ne T'aime pas.

Pourquoi me dissimulerais-je devant Toi? Ne sais-je pas à qui je parle? Ce que j'ai à Te dire, Tu le sais d'avance, je le lis dans Tes yeux. Dois-je Te cacher notre secret? Peut-être veux-Tu l'entendre de ma bouche. Ecoute donc: nous ne sommes pas avec Toi. Nous sommes avec lui: voilà notre secret. Il y a longtemps de cela, huit siècles! Que nous ne sommes plus avec Toi, mais avec lui! Il y a huit siècles, exactement, nous avons reçu de lui ce dernier don qu'Il T'a offert. Tu l'as repoussé avec indignation lorsqu'Il te montrait tous les royaumes de la terre. Nous avons accepté, nous, de lui, Rome et le glaive de César et nous nous sommes proclamés les seuls rois de la terre, les seuls maîtres. Pourtant notre oeuvre n'est pas encore entièrement achevée à l'heure où nous sommes... Mais à qui la faute? Nous ne sommes qu'au début, mais, du moins, l'oeuvre est commencée.

Il faudra encore attendre longtemps et la terre aura beaucoup à souffrir. Mais nous atteindrons notre but, nous serons César et nous songerons alors au bonheur de tous. Toi aussi, Tu aurais pu prendre le glaive de César. Pourquoi as-Tu refusé ce dernier don? Si Tu avais suivi l'ultime conseil du puissant Esprit, tous les appétits de l'homme sur la terre, tu les aurais satisfaits: L'homme veut savoir qui adorer, il cherche un dépositaire de sa conscience, il rêve d'un système permettant à tous de s'unir, dans la concorde, en une fourmilière universelle.

Le besoin d'une communauté totale, instaurée sur la terre, voilà le troisième et le dernier tourment des hommes. Toujours l'humanité, dans son ensemble, a tendu à l'unité mondiale. Nombre de grands peuples eurent une destinée glorieuse. Plus ils étaient grands et glorieux, plus ils ont souffert, sentant plus fortement que les autres le besoin de l'union universelle. Les grands meneurs de peuples, les Tamerlan et les Gengis Khan, passèrent sur la terre comme une rafale. Ils voulaient dominer le monde, mais eux aussi, sans en avoir conscience, incarnaient cette profonde aspiration de l'humanité vers l'unité.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

08:42 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |