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03/04/2012

La légende du grand inquisiteur 3/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

littérature; contes; livres

Juge à présent qui avait raison: Toi ou celui qui T'éprouvait alors? Rappelle-toi la première question. Sans l'exprimer, elle signifiait: Tu désires aller au monde les mains vides, avec la promesse d'une liberté que, dans leur imbécillité et leur naturelle ignominie, les hommes ne peuvent pas comprendre, une liberté qui les emplit d'effroi. Il n'y a rien de plus insupportable pour l'individu comme pour la société humaine que la liberté! Tu vois les pierres dans ce désert brûlant et affreux? Change-les en pains et les hommes accourront sur Tes pas comme un troupeau docile et reconnaissant. Ils trembleront que Ta main se retire et que Ton pain vienne à leur manquer.

Mais Tu n'as pas voulu priver les hommes de la liberté et Tu as rejeté le conseil du Tentateur, en Te disant: Que deviendrait la liberté, si l'obéissance pouvait s'acheter au prix du pain? Tu proclamais: L'homme ne vit pas que de pain. Sache que c'est au nom de ce pain terrestre que l'Esprit de la terre se révoltera contre toi. Il luttera contre Toi. Il triomphera de Toi et tous le suivront en clamant: Qui est semblable à cette bête? Elle nous a donné le feu des cieux!

Sache que des siècles passeront et l'humanité en viendra à proclamer par la bouche de ses sages et de ses savants qu'il n'est pas de crimes et qu'il n'est pas de péchés: Nourris-nous d'abord et Tu pourras exiger que nous soyons vertueux! Voilà ce qu'ils inscriront sur l'étendard de la révolte qu'ils lèveront contre Toi et qui abattra Ton sanctuaire. A la place de Ton Temple, ils élèveront un nouveau bastion, une seconde tour de Babel sera dressée, mais restera inachevée comme la première. Tu aurais pu épargner aux hommes mille ans de souffrances, car c'est à nous qu'ils viendront, après avoir peiné mille ans à bâtir leur Tour.

Ils viendront nous trouver comme autrefois, dans nos cachettes souterraines, car nous serons de nouveau persécutés et martyrisés. Ils nous trouveront et hurleront: Donnez-nous à manger, ceux qui nous ont promis le feu des cieux ne nous l'ont pas donné... Alors nous achèverons leur Tour, car seul peut l'achever celui qui donne la pitance, et nous seuls pourrons les nourrir, en Ton nom. Nous leur mentirons en disant que nous agissons en Ton nom. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu'ils resteront libres, mais ils finiront par déposer à nos pieds cette liberté en disant: Asservissez-nous si vous voulez, mais apaisez notre faim. Ils comprendront enfin eux-mêmes que la liberté et le pain pour tous, à volonté, ne peuvent exister ensemble, car jamais ils ne sauront partager entre eux. Ils se convaincront également de leur impuissance à rester libres, car ils sont faibles, vicieux, infâmes et rebelles. 

Tu leur as promis le pain du ciel: De grâce! le pain du ciel peut-ilêtre comparé à celui de la terre, aux yeux de cette race humaine de basse souche, éternellement dépravée et ingrate? Et si des milliers et des dizaines de milliers Te suivent pour l'amour du pain céleste, qu'adviendra-t-il des millions et des dizaines de millions qui n'auront pas la force de mépriser le pain terrestre et de préférer celui du ciel? Ou ne chériras-Tu que les grands et les forts, et crois-Tu que les autres, aussi nombreux que les grains de sable de la mer, ceux qui sont faibles, mais qui T'aiment, ne sont que de la matière brute dans les mains des grands et des forts?

Non, ces êtres faibles, ils nous sont chers aussi, tout vicieux et révoltés qu'ils soient. Car ils finiront par se soumettre, et ils frémiront d'étonnement, ils nous prendront pour des divinités, parce qu'en nous mettant à leur tête nous aurons consenti à prendre sur nous le poids de cette liberté et à règner sur eux, si grande sera leur horreur de la liberté. Et nous dirons que nous T'obéissons et nous règnerons en Ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car nous ne Te laisserons pas approcher de nous. Cette imposture sera notre part de souffrance, car il nous faudra mentir.

Tel est le sens de la première question qui T'a été posée dans le désert, et voilà ce que Tu as repoussé, au nom de la liberté que Tu mettais au-dessus de tout, et cependant cette question recélait un grand mystère du monde: Si tu avais changé les pierres en pain, Tu aurais comblé le besoin éternel et universel de l'homme, de l'individu isolé comme de la société tout entière. Tu aurais apaisé l'inquiétude de tous ceux qui s'interrogent: Devant qui s'incliner? Car il n'y a pas pour l'homme demeuré libre un souci plus constant et plus cuisant que de chercher un être devant qui s'incliner. Ce n'est pas l'objet d'un culte particulier que réclament ces lamentables créatures, mais un culte universel, une foi dans laquelle tous communient.

Ce besoin de l'adoration commune est le principal tourment de tout individu, comme de l'humanité tout entière, depuis le commencement des siècles. Au nom de ce culte, les hommes se sont entre-tués par le glaive, ils ont forgé des dieux et ils se sont défiés les uns des autres: Quittez vos dieux et adorez les nôtres, sinon, mort à vous et à vos dieux! Et il en sera ainsi jusqu'à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu de la terre, car on se prosternera devant les idoles.

Tu ne pouvais pas ignorer ce profond mystère de la nature humaine. Pourtant, Tu as repoussé le seul emblème, l'emblème infaillible qu'on Te proposait pour contraindre tous à se courber sous Ta loi, l'emblème du pain terrestre. Tu l'as rejeté au nom du pain céleste et de la liberté. Regarde autour de Toi et vois ce que Tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté. Je Te dis: Il n'y a pas en l'homme de souci plus cuisant que celui de trouver au plus tôt à qui abandonner le don de la liberté, ce don qu'apporte en naissant cette misérable créature.

Seul est maître de la liberté des hommes celui qui leur donne la paix de la conscience, le pain T'en offrant l'infaillible moyen: Donne-lui le pain et l'homme s'inclinera devant Toi, car rien n'est plus convaincant que le pain. Mais qu'au même moment et sans que Tu T'en mêles, un autre s'empare de la conscience de l'homme, il laissera là même Ton pain et suivra celui qui aura dupé sa conscience. C'est en quoi Tu avais raison.

L'essentiel pour l'homme n'est pas seulement de vivre, mais de vivre pour quelque chose. Sans une idée nette du pourquoi de la vie, l'homme refusera de vivre et il se détruira plutôt que de demeurer sur terre, fût-il entouré de montagnes de pains. Voilà la vérité, mais qu'en est-il advenu? Au lieu de dominer les hommes, Tu as encore étendu leur liberté. Avais-Tu oublié qu'à la liberté de discerner le bien et le mal, l'homme préfère la paix, fût-ce la paix de la mort? Rien n'est plus séduisant pour l'homme que le libre arbitre, et rien ne lui cause plus de tourment.

Et voici qu'au lieu de principes solides qui puissent apaiser à jamais la conscience humaine, Tu as choisi tout ce qu'il y a de plus extraordinaire, d'énigmatique et de vague, Tu as offert aux humains tout ce qui est au-dessus de leurs forces, et par là Tu as agi comme si Tu ne les aimais pas, Toi qui es venu donner Ta vie pour eux. Tu as accru la liberté humaine, au lieu de l'étouffer et Tu as ainsi chargé à jamais l'âme humaine des affres de la liberté.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/04/2012

La légende du grand inquisiteur 2/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

littérature; contes; livres

En cet instant, passe par la place de la cathédrale le Cardinal Grand Inquisiteur. C'est un vieillard presque nonagénaire, à la taille haute et droite. Son visage est desséché, ses yeux caves, son regard vif. Hier, il se montrait au peuple dans ses magnifiques habits cardinalices, tandis qu'on brûlait les ennemis de l'Eglise romaine... Aujourd'hui, il est vêtu de son vieux froc grossier. A quelques pas, ses ministres auxiliaires et valets, la garde du Saint-Office, le suivent respectueusement.

Il s'arrête devant la foule et observe de loin. Il voit tout, le cercueil déposé devant Lui, la fillette ressuscitée. Son visage s'assombrit, il fronce ses épais sourcils, ses yeux brillent d'un éclat funeste. Il tend le bras, Le désigne du doigt et ordonne aux sbires de Le saisir. Tel est son pouvoir et tel est l'esprit de soumission du peuple, que cette foule tremblante s'écarte aussitôt devant les gardes. Dans un silence de mort, ceux-ci L'appréhendent et L'emmènent. Immédiatement, comme si elle ne formait qu'un seul individu, la multitude courbe la tête jusqu'à terre devant le vieil Inquisiteur qui la bénit sans mot dire et reprend son chemin.

Le garde conduit le Captif au sombre bâtiment du Saint-Office et L'y enferme dans une cellule, étroite et voûtée. Le jour s'achève. Ténébreuse et torride, la nuit vient, une nuit de Séville, une nuit sans haleine. Les lauriers et les orangers exhalent leur suave parfum.

Soudain, dans l'obscurité profonde, la porte de fer du cachot s'ouvre et le Grand Inquisiteur s'avance lentement, un flambeau à la main. Il est seul. Derrière lui, la porte se referme. Il s'arrête à l'entrée et de son regard il fouille longuement la face du Captif. Enfin, il s'approche doucement, pose le flambeau sur la table. C'est Toi? Toi? demande-t-il et ne recevant pas de réponse, il se hâte de poursuivre: Ne dis rien, tais-Toi! 

Je sais trop bien ce que Tu pourrais dire, Tu n'as pas le droit d'ajouter un seul mot à ce que Tu as dit autrefois. Pourquoi viens-Tu nous troubler? Car Tu nous troubles, Tu le sais bien. Sais-Tu ce qui arrivera demain? J'ignore qui Tu es et je ne veux pas le savoir. Qui que Tu sois, Lui ou Son apparence, sache que demain je Te jugerai: Tu seras condamné à périr dans les flammes comme le plus vil des hérétiques. Tu verras: cette même foule qui aujourd'hui Te baisait les pieds se précipitera demain, sur un geste de moi, pour apporter des fagots à Ton bûcher. Le sais-Tu? Oui. Tu le sais peut-être, ajoute le vieillard, songeur sans cesser d'épier du regard le Captif, qui reste muet.

As-Tu le droit de nous révéler un seul des mystères du monde d'où Tu viens? Non, Tu n'en as pas le droit... Il ne faut pas qu'à la révélation de jadis vienne s'en ajouter une autre et que les hommes soient ainsi privés de cette liberté que Tu défendais avec tant d'acharnement, lorsque Tu étais encore sur la terre. Tout ce que Tu annoncerais encore de nouveau mettrait en danger la liberté de la foi et ce serait aux yeux des hommes, un miracle. Cette liberté de la foi, Tu l'estimais au-dessus de tout, il y a quinze cents ans. N'est-ce pas Toi qui, bien souvent, as dit: Je veux faire de vous des êtres libres?

Tu les as vus, Tes hommes libres... Ah! cela nous a coûté cher, mais nous avons enfin accompli cette oeuvre, en Ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude besogne pour établir cette liberté, mais maintenant l'oeuvre est achevée et solidement fondée. Tu ne crois pas que ce soit fini, une fois pour toutes? Tu me regardes avec douceur, sans même m'honorer de Ton indignation? Sache donc: jamais les hommes ne se sont crus plus libres qu'à présent, après avoir humblement déposé leur liberté à nos pieds. Ce fut là notre oeuvre: est-ce cela que Tu voulais? Et le Captif se tait.

Aujourd'hui, pour la première fois, on peut songer au bonheur des hommes. L'homme est par nature un révolté: un homme en révolte peut-il se sentir heureux? Les avertissements ne T'ont pas manqué, ni les conseils, mais Tu ne les a pas écoutés. Tu as repoussé l'unique moyen de donner le bonheur aux hommes. Heureusement, Tu as quitté la scène et, en partant, Tu nous a abandonné l'oeuvre. Tu as promis, Ta parole est scellée, Tu nous as accordé le droit de lier et de délier. Tu ne peux pas songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-Tu venu nous troubler? Et le Captif se tait.

L'Esprit terrible et intelligent, l'Esprit du néant et de la ruine, un grand Esprit T'a parlé dans le désert. Les Ecritures attestent qu'il est venu Te tenter. Est-ce vrai? Pouvait-on dire rien de plus vrai que ce qu'il a proclamé dans les trois questions, dans les Trois Questions que Tu as rejetées? Cependant, s'il y eut jamais sur terre un miracle, un miracle authentique, un miracle foudroyant, ce fut ce jour-là, le Jour des Trois Tentations. Le miracle, c'est que ces trois problèmes furent posés. Si l'on pouvait s'imaginer un instant que ces trois questions aient été effacées du Livre, qu'il faille les reconstituer, les inventer à nouveau et les formuler pour les replacer dans les Ecritures, et qu'on réunisse à cette fin tous les sages de la terre, tous les chefs d'Etats, princes de l'Eglise, savants, philosophes et poètes, leur disant: trouvez et formulez trois questions qui non seulement soient conformes à la réalité, mais encore expriment en trois mots, en trois phrases, toute l'histoire future de l'humanité et du monde. Crois-Tu que cet aéropage de l'esprit humain pourrait découvrir rien d'aussi puissant et d'aussi profond que les trois questions qui Te furent alors proposées par le génial esprit?

A ce miracle des trois questions on reconnaît qu'on est en présence non pas d'un esprit humain et contingent, mais de l'Esprit éternel et absolu. En ces trois questions se concentre et s'annonce toute l'histoire ultérieure de l'humanité. Ce sont les trois aspects que prennent fatalement toutes les contradictions insolubles de l'histoire et de la nature de l'homme, sur toute la terre. On ne pouvait pas le comprendre alors, car l'avenir était encore voilé. Mais maintenant que quinze siècles sont passés, nous voyons que, dans ces questions, tout est deviné et tout est prévu, avec une fidélité telle qu'on n'y saurait rien ajouter ni retrancher.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

00:09 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/04/2012

La légende du grand inquisiteur 1/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

Fiodor Dostoievski 1.jpg

Quinze siècles se sont écoulés depuis Sa promesse. Par la bouche de Son prophète, il avait dit: Je reviendrai bientôt. Quinze siècles se sont passés depuis qu'il a promis d'instaurer Son Royaume. Voici ses propres paroles sur cette terre: Personne ne connaît le jour et l'heure de Son retour, pas même les anges du ciel, ni même le fils, mais le Père seul.

L'humanité L'attend toujours. elle a gardé son ancienne foi et elle Le vénère comme jadis. Sa foi est plus ardente encore, car pendant quinze siècles le ciel n'a plus donné de gages à l'homme: Crois ce que ton coeur te dit, les cieux ne donnent point de gages. Seule compte la foi que l'homme garde dans son coeur en ce qui a été dit.

En vérité, de nombreux miracles se produisaient alors, des saints accomplissaient des guérisons miraculeuses, la Reine des Cieux venait rendre visite à des hommes justes. Mais le diable ne sommeille pas. Les doutes commencèrent à ronger les hommes, quant à la valeur des prodiges. Soudain apparut dans un pays du Nord une nouvelle hérésie, plus terrible encore que les anciennes. Et il tomba du ciel une grande étoile, brûlante comme une torche, elle tomba sur les sources d'eau et ces eaux firent périr un grand nombre d'hommes, parce qu'elles étaient devenues amères.

Les hérétiques se mettent à blasphémer et à nier les miracles, mais la foi des fidèles en devient plus ardente, les larmes montent vers Lui comme autrefois. On L'attend. On L'aime. On espère en Lui. On brûle de souffrir et de mourir pour Lui, comme jadis... Depuis tant de siècles l'humanité élève vers Lui des prières enflammées. Seigneur Dieu daigne venir à nous. Durant des siècles elle L'a tant appelé que dans Son infinie miséricorde, Il a voulu descendre parmi Ses fidèles. Il est descendu, et déjà Il a visité sur terre maints justes martyrs et saints anachorètes. Ployant sous le faix de Sa Croix, le Roi des Cieux, comme un humble servant, a parcouru la terre, notre terre, en la bénissant.

Et voilà qu'Il a voulu se montrer, ne fût-ce que quelques instants, au peuple misérable et tourmenté, aux foules plongées dans l'abîme des péchés, mais qui L'aiment d'un amour naïf. En Espagne, à Séville, au temps le plus terrible de l'Inquisition, on voyait tous les jours s'allumer dans le pays des bûchers, à la plus grande gloire de Dieu. Dans de superbes autodafés, on brûlait de méchants hérétiques. Oh! certes, ce n'était aucunement la venue promise pour la fin des temps, quand Il apparaîtra dans tout l'éclat de Sa gloire céleste, subitement: Tel un éclair qui brille de l'Orient à l'Occident.

Non, Il a voulu, pour un instant seulement, rendre à Ses enfants une visite, aux lieux mêmes où crépitaient les bûchers des hérétiques. Dans Sa bonté infinie, Il se mêle, une fois encore, aux hommes et Il a repris la forme humaine dans laquelle, quinze cent ans auparavant, Il avait cheminé sur la terre durant trois années. 

Le voici qui descend vers la place encore brûlante, dans cette ville méridionale où, la veille justement, en présence du Roi, des seigneurs, des chevaliers, des cardinaux et des plus belles dames de la Cour, le Cardinal Grand Inquisiteur, dans un superbe autodafé, avait fait brûler près de cent hérétiques. Ad majorem Dei gloriam.

Il apparaît. Il marche d'un pas silencieux, rien ne semble Le distinguer des autres, mais, ô merveille! tous Le reconnaissent. Emporté par un irrésistible élan, le peuple se presse sur Son passage, L'entoure et Lui fait cortège. Il avance lentement au milieu de la foule, un sourire d'une infinie compassion illumine Son visage, l'amour embrase Son coeur, de Ses yeux émanent la Sagesse, la Clarté, la Force qui se déversent sur les hommes en rayons ardents, faisant vibrer dans leurs âmes l'écho de Son amour. Il étend ses bras vers eux, Il les bénit. De Son contact, de Ses vêtements, irradie une vertu qui sauve. 

Soudain, un vieillard, aveugle depuis son enfance, s'écrie dans la foule: Seigneur, guéris-moi, et je Te verrai! Et voilà qu'une écaille tombe des yeux de l'aveugle, et il Le voit. Le peuple pleure et baise la terre où Il a marché, les enfants jettent des fleurs sur Son chemin, ils chantent: Hosanna! C'est Lui, c'est Lui-même, ce doit être Lui, ce ne peut être que Lui.

Il s'arrête sur le parvis de la cathédrale. A ce moment, des gens apportent dans l'église un petit cercueil blanc. Une enfant, la fille unique d'un notable y repose, couverte de fleurs. Il ressuscitera ton enfant! crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. De la cathédrale, on voit sortir le prêtre. Il va au-devant du cercueil. Il regarde avec stupéfaction et fronce le sourcil. Soudain, des lamentations retentissent: La mère de la petite morte se jette à Ses pieds. Si c'est Toi, ressuscite mon enfant! clame-t-elle, et elle tend ses mains vers Lui. Le cortège s'arrête, on pose le cercueil sur les dalles, à Ses pieds, Il le considère avec pitié et, comme jadis, Sa bouche profère: Talitha koumi, lève-toi, enfant.

Et la fillette se soulève dans son cercueil, elle s'assied, elle sourit, les yeux grands ouverts, étonnés. Dans ses mains, elle tient le bouquet de roses blanches qui avait orné son cercueil.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/01/2012

Jean d'Ormesson

9782350871240FS.gifJean d'Ormesson, L'enfant qui attendait un train (Héloïse d'Ormesson, 2009)

Jean d'Ormesson - cela fait partie de son charme - nous étonnera toujours! Saviez-vous que l'auteur de Au plaisir de Dieu, C'était bien et C'est une chose étrange à la fin que le monde, a également écrit, sous forme de conte, pour les enfants? L'enfant qui attendait un train est un récit douloureux, tendre, peuplé de rêves que la réalité imprévisible, va réduire en miettes, encore que... 

C'était un petit garçon rieur, mais sérieux. Jamais il ne criait quand les wagons défilaient, il n'agitait pas de mouchoir; peut-être parce qu'il n'en avait pas. Mais il n'agitait pas la main non plus. Il restait immobile, muet. Et quand le train était passé, il le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse. Tous les jours, dans le soir qui tombait, le petit garçon avait rendez-vous avec le train qui descendait des collines vers la forêt.

Mais le petit garçon va tomber malade, gravement. En fait, il va mourir, et tout son entourage va s'evertuer à ce qu'il réalise son rêve: monter un jour dans le train. A ce jeu de la vie et de la mort où la première n'aura jamais le dernier mot, les conteurs - mieux que personne - savent nous monter que l'imagination permet toutes les audaces et que l'espoir, sans verser dans l'invraissemblance, puise ses ressources dans les forces infinies de l'amour.

L'enfant qui attendait un train a été publié pour la première fois en 1979, aux éditions G.P.

01:20 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Jean d'Ormesson, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

23/12/2011

Les trois messes basses 6/6

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - VI

littérature; contes; livres

CONTE DE NOEL - III 

Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au pays des olives. Aujourd'hui, le château de Trinquelage n'existe plus, mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux, dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe, l'herbe encombre le seuil; il y a des nids aux angles de l'autel et dans l'embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu'en allant aux messes et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle, éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous la neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de l'endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m'a affirmé qu'un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote, il s'était perdu dans la montagne du côté de Trinquelage; et voici ce qu'il avait vu...

Jusqu'à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé. Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un vieux, vieux carillon qui avait l'air d'être à dix lieues. Bientôt, dans le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s'agiter des ombres indécises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on chuchotait:

- Bonsoir maitre Arnoton!

- Bonsoir bonsoir mes enfants!...

Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave, s'approcha doucement et, regardant par la porte cassée, eut un singulier spectacle. Tous ces gens qu'il avait vus passer étaient rangés autour du chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries ainsi qu'en avaient nos grands-pères, tous l'air vieux, fané, poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si elle avait brûlé derrière une gaze; et ce qui amusait beaucoup Garrigue, c'était un certain personnage à grandes lunettes d'acier, qui secouait à chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes. Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu du chœur agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans voix, pendant qu'un prêtre, habillé de vieil or allait, venait devant l'autel, en récitant des oraisons dont on n'entendait pas un mot... Bien sûr c'était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.

(fin)

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - lues par Fernandel (Frémeaux et Associés, 2006)

image : Moulin Alphonse Daudet, Alpilles

02:54 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/12/2011

Les trois messes basses 5/6

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - V 

littérature; contes; livres

CONTE DE NOEL - III

- l'abbé va trop vite... On ne peut pas suivre, murmure la vieille douairière en agitant sa coiffe avec égarement. Maitre Arnoton, ses grandes lunettes d'acier sur le nez, cherche dans son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner ne sont pas fâches que la messe aille ce train de poste; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se tourne vers l'assistance en criant de toutes ses forces: Ite, missa est, il n'y a qu'une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entrainant, qu'on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.

Cinq minutes après, la foule des seigneurs s'asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d'eux. Le château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs; et le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du Pape et de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir; puis, au matin, il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.

- Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien! lui dit le souverain Juge, notre maitre à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu... Ah! tu m'as volé une messe de nuit... Eh bien, tu m'en payeras trois cents en place, et tu n'entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi...

(à suivre...)

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - lues par Fernandel (Frémeaux et Associés, 2006)

image : Moulin Alphonse Daudet, Alpilles

01:06 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/12/2011

Les trois messes basses 4/6

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - IV

littérature; contes; livres

CONTE DE NOEL - II

- Et d'une! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement; puis, sans perdre une minute, il fait signe à son clerc ou celui qu'il croit être son clerc, et... Drelindin din!... Drelindin din!... C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère.

- Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l'avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. À peine s'il étend ses bras à l'Évangile, s'il frappe sa poitrine au Confiteor. Entre le clerc et lui c'est à qui bredouillera le plus vite. Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps, s'achèvent en murmures incompréhensibles.

Oremus ps... p, ç... p, i... Mea culpa... pa... pa...

Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures de tous les côtés. Dom... scum!... dit Balaguère. ...Stutuo!... répond Garrigou; et tout le temps la damnée petite sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu'on met aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.

- Et de deux! dit le chapelain tout essoufflé; puis, sans prendre le temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l'autel et... Drelindin din!... Drelindin din!... C'est la troisième messe qui commence.

Il n'y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger; mais, hélas! à mesure que le réveillon approche, l'infortuné Balaguère se sent pris d'une folie d'impatience et de gourmandise. Sa vision s'accentue, les carpes dorées, les dindes rôties sont là, là... Il les touche... il les... Oh! Dieu!... Les plats fument, les vins embaument: et, secouant son grelot enragé, la petite sonnette lui crie: - Vite, vite, encore plus vite!... Mais comment pourrait-il aller plus vite? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots... À moins de tricher tout à fait avec le bon Dieu et de lui escamoter sa messe... Et c'est ce qu'il fait, le malheureux!... De tentation en tentation, il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l'épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l'Évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l'infâme Garrigou (vade retro, Satanas.), qui le seconde avec une merveilleuse entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux, bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite. Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n'entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s'agenouillent, s'asseyent quand les autres sont debout; et toutes les phases de ce singulier office se confondent sur les bancs dans une foule d'attitudes diverses. L'étoile de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite étable, pâlît d'épouvante en voyant cette confusion...

(à suivre...)

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - lues par Fernandel (Frémeaux et Associés, 2006)

image : Moulin Alphonse Daudet, Alpilles

00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/12/2011

Les trois messes basses 3/6

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - III

Moulin-alphonse-daudet-alpilles.jpg

CONTE DE NOEL - II

Drelindin din!... Drelindin din!... C'est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroises, aux boiseries de chêne, montant jusqu'à hauteur des murs, les tapisseries ont été tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde! Et que de toilettes! Voici d'abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le chœur le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière dans sa robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffée d'une haute tour de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de France. Plus bas on voit, vêtus de noir avec de vastes perruques en pointe et des visages rasés, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion maitre Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un clavier d'argent fin. Au fond, sur les bancs, c'est le bas office, les servantes, les métayers avec leurs familles; et enfin, là-bas, tout contre la porte qu'ils entrouvrent et referment discrètement, messieurs les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l'église toute en fête et tiède de tant de cierges allumés. Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des distractions à l'officiant? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s'agite au fond de l'autel avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps:

- Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table. Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au réveillon. Il se figure les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entrouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques bourrées, tendues, marbrées de truffes...

Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande salle déjà prête pour le festin. ô délices! Voilà l'immense table toute chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes, et ces merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah! bien oui, Garrigou!) étalés sur un lit de fenouil, l'écaille nacrée comme s'ils sortaient de l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans leurs narines de monstres. Si vive est la vision de ces merveilles, qu'il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur es broderies de la nappe d'autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum! Il se surprend à dire le Benedicite. À part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion; et tout marche assez bien jusqu'à la fin de la première messe; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.

(à suivre...)

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - lues par Fernandel (Frémeaux et Associés, 2006)

image : Moulin Alphonse Daudet, Alpilles

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/12/2011

Les trois messes basses 2/6

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - II

littérature; contes; livres

CONTE DE NOEL - I 

Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans l'ombre aux flancs du mont Ventoux, en haut duquel s'élevaient les vieilles tours de Trinquelage. C'étaient des familles de métayers qui venaient entendre la messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne en main, les femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se serraient et s'abritaient. Malgré l'heure et le froid, tout ce brave peuple marchait allégrement, soutenu par l'idée qu'au sortir de la messe, il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d'un seigneur précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient leur bailli et le saluaient au passage:

- Bonsoir bonsoir maître Arnoton! 

- Bonsoir, bonsoir, mes enfants!

La nuit était claire, les étoiles avivées de froid; la bise piquait, et un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient, venaient, s'agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de papier brûlé... 

Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses, de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l'argenterie remués dans les apprêts d'un repas; par là-dessus, une vapeur tiède, qui sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces compliquées, faisait dire aux métayers, comme au chapelain, comme au bailli, comme à tout le monde: 

- Quel bon réveillon nous allons faire après la messe!  

(à suivre...) 

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - lues par Fernandel (Frémeaux et Associés, 2006)

image : Moulin Alphonse Daudet, Alpilles

00:08 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

17/12/2011

Les trois messes basses 1/6

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - I

Moulin-alphonse-daudet-alpilles.jpg

CONTE DE NOEL - I

- Deux dindes truffées, Garrigou?...

- Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J'en sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue...

- Jésus-Maria! moi qui aime tant les truffes!... Donne-moi vite mon surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore aperçu à Ia cuisine?...

- Oh! toutes sortes de bonnes choses... depuis midi nous n'avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout... Puis de l'étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des...

- Grosses comment, les truites, Garrigou?

- Grosses comme ça, mon révérend... Énormes!...

- Oh! Dieu! Il me semble que je les vois... As-tu mis Ie vin dans les burettes?

- Oui, mon révérend, j'ai mis Ie vin dans les burettes... Mais dame! Il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l'heure en sortant de Ia messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs... Et la vaisselle d'argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres!... Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion... Ah! vous êtes bien heureux d'en être, mon révérend!... Rien que d'avoir flairé ces belles dindes, l'odeur des truffes me suit partout... Meuh!...

- Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout Ia nuit de la Nativité... Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard...

Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l'an de grâce mil six cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu'il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum! hum!) faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite sacristie du château; et, l'esprit déjà troublé par toutes ces descriptions gastronomiques, iI se répétait à lui-même en s'habillant:

- Des dindes rôties... des carpes dorées... des truites grosses comme ça!...

(à suivre...)

Alphonse Daudet, Les trois messes basses - lues par Fernandel (Frémeaux et Associés, 2006)

image : Moulin Alphonse Daudet, Alpilles

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