18/01/2012
Le poème de la semaine
Paul Claudel
pour Jean-Pierre O
Par les deux fenêtres qui sont en face de moi,les deux fenêtres qui sont à ma gauche,et les deux fenêtres qui sont à ma droite,je vois, j’entends d’une oreille et de l’autre tomber immensément la pluie. Je pense qu’il est un quart d’heure après midi :autour de moi, tout est lumière et eau.Je porte ma plume à l’encrier,et jouissant de la sécurité de mon emprisonnement, intérieur, aquatique,tel qu’un insecte dans le milieu d’une bulle d’air, j’écris ce poème. Ce n’est point de la bruine qui tombe,ce n’est point une pluie languissante et douteuse.La nue attrape de près la terre et descend sur elle serré et bourru,d’une attaque puissante et profonde.Qu’il fait frais, grenouilles, à oublier,dans l’épaisseur de l’herbe mouillée, la mare !Il n’est pas à craindre que la pluie cesse;cela est copieux, cela est satisfaisant.Altéré, mes frères, à qui cette très merveilleuse rasade ne suffirait pas.La terre a disparu, la maison baigne,les arbres submergés ruissellent,le fleuve lui-même qui termine mon horizoncomme une mer paraît noyé.Le temps ne me dure pas, et, tendant l’ouïe,non pas au déclenchement d’aucune heure,je médite le ton innombrable et neutre du psaume. Cependant la pluie vers la fin du jour s’interrompt,et tandis que la nue accumulée prépare un plus sombre assaut,telle qu’Iris du sommet du ciel fondait tout droit au cœur des batailles,une noire araignée s’arrête, la tête en baset suspendue par le derrière au milieu de la fenêtre que j’ai ouvertesur les feuillages et le Nord couleur de brou.Il ne fait plus clair, voici qu’il faut allumer.Je fais aux tempêtes la libation de cette goutte d’encre.Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth, Rosebud | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
14/01/2012
Morceaux choisis - Anna Akhmatova
Anna Akhmatova
N’essaie pas de me faire peurNe me parle pas du destin qui te menaceNi de la tristesse sans fin de ce pays. Voici notre première fêteEt cette fête a nom rupture.Tant pis.Nous n’attendrons pas l’aube.La lune pour nous n’aura pas divagué. Je vais te donner aujourd’huiCe qu’on n’a jamais vu au monde:Mon reflet sur l’eau, vers le soir,Quand le ruisseau n’a pas sommeil;Un regard qui n’a pas aidéL’étoile filante à trouverLe chemin qui ramène au ciel;L’écho de cette voix sans forceQui était fraîche cet été... Pour que tu puisses supporter d’entendreDans les datchas les médisances des corbeaux.Pour que les jours du mois d’octobreTe soient plus doux que la douceur de mai.Mon ange, souviens-toi de moi.Au moins, tant que n’est pas tombéeLa première neige,souviens-toi.Anna Akhmatova, La course du temps - Requiem / Poèmes sans héros et autres poèmes (coll. Poésie/Gallimard, 2007)
00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Anna Akhmatova, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
13/01/2012
Patrick Tafani
Bloc-Notes, 13 janvier / Les Saules
Les poètes empruntent parfois des chemins inhabituels, audacieux ou escarpés pour dire leur sensibilité au monde et aux hommes. Comme de petits tableaux ou une succession de délicates épiphanies, Patrick Tafani cherche et creuse à travers l'oeuvre d'André de Richaud, Armel Guerne, Fernando Pessoa, Friedrich Hölderlin, Cesare Pavese, Charles-Ferdinand Ramuz, Camille Claudel, Stefan Zweig et d'autres encore, ce battement du temps, ce mouvement des couleurs qui désignent sa propre trace, vivante: images surgies des limbes, de son imaginaire et de sa mémoire ouvrant sur sa démarche poétique propre, aux antipodes d'une critique littéraire ou d'un inventaire exhaustif.
Curieusement, les plus beaux passages sont consacrés aux peintres. Sur Pierres Soulages, il note: Lumière arrêtée par les étincelles, par la couche de froid, jadis et à présent, étirée sous un feu primordial, le noir ici n'est jamais noirceur mais beauté béante à travers l'aubier d'une nuit repliée. Sur Nicolas de Staël: Les mille visage du peintre pour ce seul visage. Des fenêtres ouvertes, des rideaux levés pour écouter Webern. Près de ce monde qui déambule, un monde se fonde, une mer s'éloigne, des mouettes s'éploient vers les bâillons du ciel, un piano va jouer sa dernière partition. Puis il fera nuit, on entendra le silence s'élever et la nuit aura l'émotion de ses yeux.
On regrettera peut-être l'absence de quelques repères concrets facilitant la lecture aux amoureux de poésie qui connaissent peu ou mal les grandes figures de l'art qui défilent sous nos yeux. Ainsi, le plus long - et peut-être le plus émouvant - des textes de Patrick Tafani, consacré à René Char, semblera parfois hermétique ou inaccessible à ceux qui ignorent son parcours et son oeuvre.
Restent ses poèmes qui jalonnent Etoiles de terre: Que ce soit sur des chemins de terre, des chemins de feuilles, des chemins de ronces, que ce soit sur un toucher de mousse, sur un pli d'écorce ou dans l'entière forêt, que ce soit à l'orée de ma fatigue ou aux confins des premiers orages, c'est vers toi que m'entraînent mes pas, que le regard se noircit pour te reconnaître ainsi dans ton vaste monde, encore souverain et railleur, toi mon extravagant arpenteur, coloriste à tes heures de mépris et d'ardeur, mimant mille fois pour le passant chimérique, ta désinvolture et ta mort, toi au passé mélancolique, au trait bleu de ma lèvre, entre le beige et le noir, la main heureuse de l'enfant.
Si cet ouvrage - par ailleurs très soigné dans sa présentation - vous intéresse, je vous suggère de prendre contact avec son auteur Patrick Tafani, dont l'adresse Internet est mentionnée ci-dessous. Sinon, Le blog de Patrick Tafani - dans les liens permanents de La scie rêveuse - vous permet un accès direct.
Patrick Tafani, Etoiles de terre (L'inaperçu, 2011)
le blog de Patrick Tafani: http://parelie.over-blog.com/
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Charles Ferdinand Ramuz, Littérature francophone, René Char | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
11/01/2012
Le poème de la semaine
Jean Cocteau
L'églantier est un piège.Un cruel errementDes guerres enfantines. Sade, marquis charmant,Voleur des églantines,Rougit sa main d'amant. Il signe sur la neige,Et sur la glace mentAvec un diamant. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
03:21 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
10/01/2012
Pascal Bruckner
Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux (Grasset, 2009)
30 ans après le Nouveau désordre amoureux – écrit avec Alain Finkelkraut et paru aux éditions du Seuil – Pascal Bruckner revient aux interrogations sur l’amour à travers les multiples courants de pensée de l’histoire. L’un des points forts de sa réflexion porte sur ce début de XXIe siècle oscillant entre passion et liberté, axé sur la performance, en vie de couple comme en entreprise, avec au bout du compte un « licenciement » possible, sec, utile ou nécessaire à la survie. Mais n’ayez pas peur, car si le temps des troubadours est révolu, l’auteur nous montre qu’à toutes les époques, seules les modes – qui ne le laissent pas indifférent - conduisent au pire !
également disponible au format de poche (coll. Livre de poche/LGF, 2011)
00:24 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sciences humaines; livres | | Imprimer | Facebook |
09/01/2012
Morceaux choisis - Clémence Boulouque
Clémence Boulouque
Les jours passent. Ari rentre immanquablement avec des sacs lourds de ses courses, ces provisions pour m'enfermer, et je pense aux générations de femmes recluses, à toutes celles qui vivent la même séquestration entre les mains de despotes qui se croient généreux.
Il s'est rendu intrus. Mon corps le rejette, il se condense, se referme comme mon regard s'est clos, lui aussi. La porosité de nos corps à la lumière, à l'air, est un signe: le bonheur est porosité et je suis occlusion. (...)
Je tords le ciel, où je consignais mes rêves, ne le regarde plus qu'avec méfiance. Je voudrais aussi esorer mon ventre pour lui faire cracher ce qui le tuméfie et s'y est peut-être installé. Mon souffle se calme, mais mon esprit inspire régulièrement une pensée qui vient de me glacer: si je suis enceinte, je ne garderai pas cet enfant et si mes viscères doivent ne jamais l'oublier, jamais le pardonner, qu'il en soit ainsi. Mon corps ne m'épargnera rien, sale aimant de mains et de gamètes.
Sonne un réveil dont je n'avais pas besoin, je ne dors plus, mime le quotidien apaisé, prépare le petit déjeuner auquel je fais semblant de toucher et, la porte refermée, appelle le méecin, m'habille et traverse une avenue qui me semble un fleuve asséché, la fatigue strie ma vue, les gratte-ciel au loin sont des tesselles de mosaïque mal collées. Au centre de santé, je suis dirigée vers une petite pièce: un bureau, une chaise, une table roulante de métal, du coton, du désinfectant et une fiole à remplir.
"Avez-vous déjà une idée de votre décision si le test est positif?" Je hoche la tête. Ferme les yeux. "Je ne garderai pas l'enfant." Je déglutis.
"Je vais quitter mon compagnon."
Les secondes cognent, le regard par terre: ne pas lever la tête, ne pas voir si la couleur change, la teinte du sol reste, elle au moins, identique. Pas de rouge, surtout, pas de rouge sur la bande de papier. Le sol reste gris. Et le test, blanc. Négatif. Très lisible. "Ce c'est pas toujours le cas", me dit l'infirmière.
Lisible, enfin. Comme ce que j'ai annoncé à cette femme. Dans un étrange alliage de l'esprit, une façon de prendre parfois les inconnus à témoin, nous nous trouvons liés par des mots lancés à un étranger plus encore que par des paroles à des proches car celles-là peuvent être amendées.
Je dois le quitter.
Clémence Boulouque, L'amour et des poussières (Gallimard, 2011)
09:19 Écrit par Claude Amstutz dans Clémence Boulouque, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
08/01/2012
Les grands violonistes 1b
Bloc-Notes, 8 janvier / Les Saules
Jean-Michel Molkhou appelle David Oistrakh: le roi David! Le voici, pour notre plus grand plaisir, dans le 1er mouvement - Nocturne - du Concerto pour violon et orchestre No 1 de Dmitri Shostakovitch, accompagné par le New York Philharmonic Orchestra, sous la direction de Dmitri Mitropoulos.
Jean-Michel Molkhou, Les grands violonistes du XXe siècle / vol. 1: de Kreisler à Kremer, 1875-1947 (Buchet-Chastel, 2011)
00:40 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, David Oïstrakh, Dmitri Shostakovitch, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique | | Imprimer | Facebook |
Les grands violonistes 1a
Bloc-Notes, 8 janvier / Les Saules
Peut-être que, comme moi-même, vous ne connaissez la musique classique que par ce que les autres vous ont transmis, ou alors par apprentissage, en autodidacte, trop paresseux à l'égard des études pour ne pas traîner derrière vous des lacunes qui ressemblent à certains cratères du Vésuve. Si tel est le cas, que de surcroît le violon vous inspire, alors ce livre préludera pour vous tous des soirées enchanteresses qui rendront jaloux vos meilleurs amis et vous permettront de rattraper le temps perdu.
Chirurgien de métier et violoniste par passion, Jean-Michel Molkhou, critique musical dans plusieurs revues - dont la célèbre revue Diapason - et producteur de plusieurs émissions sur France Musique, nous fait respirer, sans arrogance ni érudition pesante, le parfum de ces grands violonistes dont le voyage qui nous est proposé commence avec Fritz Kreisler, né en 1875 - sous ses doigts, chaque note prenait une sensualité unique, faite de pure beauté et de joie de vivre - et s'achève, dans ce premier volume, avec Gidon Kremer, né en 1947 - l'indispensable rénovateur et le courageux aventurier - un anticonformiste, un découvreur, voué pour une part non négligeable au répertoire contemporain.
Entre ces deux extrêmes, vous trouverez bien sûr tous les grands noms du répertoire, parmi lesquels Arthur Grumiaux, Yehudi Menuhin, Isaac Stern, Nathan Milstein, Ivry Glytis ou Zino Francescatti, sans oublier... David Oistrakh et Itzhar Perlman, mes deux violonistes préférés! Jean-Michel Molkhou relate une jolie anecdote à propos de Jascha Heifetz, le vrai successeur de Fritz Kreisler. Devant sa maîtrise surhumaine, sa tenue hautaine et son visage impassible, George Bernard Shaw lui écrit ceci: Si vous provoquez la jalousie de Dieu, en jouant avec une telle perfection surhumaine, vous mourrez jeune. Je vous supplie humblement de faire au moins une fausse note chaque soir avant d'aller vous coucher, au lieu de dire vos prières. Aucun mortel n'est supposé jouer aussi parfaitement.
De nombreuses citations ou témoignages de ce genre abondent dans ce livre indispensable à votre bibliothèque musicale. Pour chaque violoniste défini en quelques mots - 82 portraits au total - nous est présenté un aperçu succinct et équilibré sur la vie et la carrière de l'artiste, les caractéristiques de son jeu, les instruments sur lesquels il a joué - une vraie relation de couple, nous dit l'auteur -, ainsi qu'un commentaire sur les illustrations sonores des oeuvres choisies pour le CD qui accompagne le livre: plus de huit heures d'enregistrement - 65 sélections au répertoire très varié - lisibles au format MP3, mais aussi sur PC et Mac! Enfin, l'ouvrage est enrichi d'une iconographie très soignée, reposant non seulement sur les photographies des interprètes, mais aussi sur les reproductions de pochettes originales de 78 tours et de microsillons des années 1940 à 1970.
Cet ouvrage respire vraiment la passion, avec un souci de faire connaître plutôt que juger, car il sait bien, Jean-Michel Molkhou, qu'au-delà de tous les poncifs sur le talent ou le génie, chacun porte en lui l'empreinte d'une oreille musicale unique au monde, de même que sa sensibilité propre, qui n'appartient qu'à lui. Tenez, par exemple: si je vous disais que j'éprouve souvent beaucoup de peine à entendre Yehudi Menuhin ou Isaac Stern, autant que je suis heureux de découvrir Jacques Thibaud ou de retrouver Henryk Szeryng et Josef Suk?
Les grands violonistes du XXe siècle: un véritable événement dans les publications musicales, ainsi qu'un outil indispensable à tous les mélomanes et cela - CD compris - pour 23 €... Qui dit mieux?
Jean-Michel Molkhou, Les grands violonistes du XXe siècle / vol. 1: de Kreisler à Kremer, 1875-1947 (Buchet-Chastel, 2011)
photo: Jean-Michel Molkhou – © Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com
00:38 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, David Oïstrakh, Documents et témoignages, Itzhak Perlman, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique; livres | | Imprimer | Facebook |
07/01/2012
Jean d'Ormesson
Jean d'Ormesson, L'enfant qui attendait un train (Héloïse d'Ormesson, 2009)
Jean d'Ormesson - cela fait partie de son charme - nous étonnera toujours! Saviez-vous que l'auteur de Au plaisir de Dieu, C'était bien et C'est une chose étrange à la fin que le monde, a également écrit, sous forme de conte, pour les enfants? L'enfant qui attendait un train est un récit douloureux, tendre, peuplé de rêves que la réalité imprévisible, va réduire en miettes, encore que...
C'était un petit garçon rieur, mais sérieux. Jamais il ne criait quand les wagons défilaient, il n'agitait pas de mouchoir; peut-être parce qu'il n'en avait pas. Mais il n'agitait pas la main non plus. Il restait immobile, muet. Et quand le train était passé, il le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse. Tous les jours, dans le soir qui tombait, le petit garçon avait rendez-vous avec le train qui descendait des collines vers la forêt.
Mais le petit garçon va tomber malade, gravement. En fait, il va mourir, et tout son entourage va s'evertuer à ce qu'il réalise son rêve: monter un jour dans le train. A ce jeu de la vie et de la mort où la première n'aura jamais le dernier mot, les conteurs - mieux que personne - savent nous monter que l'imagination permet toutes les audaces et que l'espoir, sans verser dans l'invraissemblance, puise ses ressources dans les forces infinies de l'amour.
L'enfant qui attendait un train a été publié pour la première fois en 1979, aux éditions G.P.
01:20 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Jean d'Ormesson, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | | Imprimer | Facebook |
06/01/2012
Morceaux choisis - Thomas Bernhard
Thomas Bernhard
Si une fois seulement, rien qu'une seule foison réussissait à jouer jusqu'au boutle quintette La Truite une seule foisune musique parfaite... Pendant ces vingt-deux annéeson n'a pas réussi une seule fois à jouer jusqu'au boutle quintette La Truitesans fauteje ne dis même pas comme une oeuvre d'artIl y a toujours quelqu'un qui détruit toutpar une inattention ou une vulgarité... Un jour c'est le violonun jour c'est l'altoun jour c'est la contrebasseun jour c'est le pianoPuis de nouveau c'est moi qui attrape ces sacrés maux de reinsje me tords de douleurfigurez-vous et le morceau tombe en miettesSi j'obtiens du clown qu'il maîtrise son instrumentle dompteur perd la tête sur le pianoou ma petite-fille qui tout de même tient l'alto depuis déjà dix anss'enfonce comme mardi dernier une échardeAvec un visage grimaçant de douleuron ne peut pas jouer Schubert encore moins le quintette La TruiteJe ne pouvais pas savoir que servir la musique est chose si difficile... Et tout seul il m'est impossible de jouer le quintetteC'est un quintette... Ne vous fiez pas à l'hyprocrisie du clownil hait la contrebasseMa petite-fille n'aime pas non plus l'altoadmettez-le vous-mêmevous ne tenez qu'avec répugnance le violonTout n'est que répugnancetout ce qui arrive répugne à arriverLa vie l'existence répugnant... La vérité estque je n'aime pas le violoncelleC'est une torture mais il faut en jouerma petite-fille n'aime pas l'alto mais il faut en jouerle clown n'aime pas la contrebasse mais il faut en jouerle dompteur n'aime pas le piano mais il faut en jouerNous ne voulons pas de la vie mais il faut la vivre...Nous haïssons le quintette La Truite mais il faut le jouer.
Thomas Bernhard, La force de l'habitude (Arche, 1983)
image: Florence Iazzetta - Art Studio
09:45 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | | Imprimer | Facebook |