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11/05/2010

Le poème de la semaine

Louis Aragon


Il avait tout à coup cédé

Le long hiver interminable

Et la douleur

Et la douleur dans tout ce printemps adorable

Humide et lourd

Et la douleur qui porte sous ses yeux

Les précoces lilas de mars

La douleur qui marchait sourdement dans la rue

Aurait-t-elle après tout remarqué le printemps

N’était que tant de fleurs escortaient la douleur

Le long l’interminable hiver de la douleur

Qui marchait

Qui marchait sur le bitume bleu


Et c’est alors que j’ai vu pleurer Jeannette


On croyait cependant que dans le fond du verre

Tout le breuvage bu pour amer qu’il parût

N’était pas plus amer que l’épreuve ancienne

Et le sang tant de fois versé des jeunes gens

On croyait cependant après la guerre noire

A tout jamais fait le tour des larmes


Et c’est alors que j’ai vu pleurer Jeannette


Tout en haut du Père-La-Chaise

Où quand ils n’eurent plus derrière eux que ce mur

Chantèrent-ils La Marseillaise

Comme ceux que nos yeux connurent

Où noirs de poudre et de colère

Ils s’arrêtèrent pour mourir les fédérés

Tout en haut du Père-La-Chaise

Il y avait tant de roses rouges

Qu’on perdait mémoire du sang


Et c’est alors que j’ai vu pleurer Jeannette


La tribune de drap grenat

Dans l’absence des feuilles d’arbres

La tribune voyait passer les derniers traînards

Des enfants de vieilles femmes fatiguées

La tribune dans le soleil de cette fin d’après-midi

La tribune dans ce beau jour encore étonné de lui-même

Et la fosse ouverte semblait une aventure contredite

Et c’est alors que je vis pleurer Jeannette


Oh nous avons tant de fois piétiné cette allée

Tant de fois en passant salué cette tombe

Et naturellement levé nos yeux distraits

Vers les maisons voisines

Vers cet immeuble neuf où la vie continue

Au-delà du mur vert de lierre

Qui ressemble à l’oubli plus qu’à la mémoire

Oh tant de fois

Tant de fois nous avons salué

Ceux qui ne sont plus que les mots

D’une chanson mécanique


Et c’est ici pourtant que j’ai vu pleurer Jeannette


Il devait y avoir un deuil plus grand

Un deuil sans aucune mesure

Ni dans ces lieux

Accoutumés aux sombres pensées des passants

Soudain s’est déchiré le cœur

S’est déchirée l’accoutumance

Et le courage et la résolution prise

De regarder quoiqu’il advienne

L’avenir avec ces grands yeux bleus

De l’optimisme et du bonheur

Soudain s’est déchiré quelque chose

Que je sens avec surprise en moi

Comme une lointaine marée


Et c’est alors que je vis pleurer Jeannette


Toute la famille noire était là qui barrait le chemin

Descendant dans un extraordinaire silence

Qui barrait le chemin du monde machinal

Une famille noire et calme et raisonnable

Et qui savait si bien épargner les sanglots

Et rendait sagement la poignée de main

Sans gémir

La poignée de main que l’on donne

A défaut de dire les mots nuls

A la famille noire


Et c’est alors que j’ai vu


Et c’est alors que j’ai vu

amily: 'Trebuchet MS'; font-size: small;">Dans le printemps funèbre et tendre

Et la lumière pâle et fraîchement ouverte

Cette terre et les fleurs

Et les fleurs qui couvraient tout autour

Tant de tombeaux abandonnés

Avec la seule gloire et le nom des héros

D’or gravé dans la pierre

Et les fleurs dépassant le territoire assigné

A la mémoire d’un seul mort

C’est alors que j’ai vu

Que j’ai vu


Et c’est alors que je vis pleurer Jeannette


Quelques traces de craie dans le ciel,

Anthologie poétique francophone du XXe siècle

23:59 Écrit par Claude Amstutz dans Louis Aragon, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/05/2010

Pierre-Alain Tâche - 1b

Pour le plaisir, voici une llustration de la Folia, interprétée par Jordi Savall, résistant à l'emprise opressante du temps...




12:48 Écrit par Claude Amstutz dans Jordi Savall, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : auteur; musique; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Pierre-Alain Tâche - 1a

Bloc-Notes, 9 mai / Les Saules

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Les lecteurs qui affectionnent une écriture ciselée où chaque mot prend un sens - comme chez Philippe Jaccottet, par exemple - seront enchantés par ces textes magnifiques évitant les pièges d'un langage poétique artificiel ou désincarné. Si de surcroît, vous aimez la musique classique, alors vous serez franchement comblés, car l'exercice auquel se livre Pierre-Alain Tâche consiste à nous raconter l'histoire de la folia - les folies d'Espagne - l'un des plus anciens thèmes musicaux remontant au XVe siècle environ, ayant inspiré plus d'une centaine de compositeurs à ce jour parmi lesquels Jean-Baptiste Lully, François Couperin, Marin Marais, Alessandro Scarlatti sans négliger les influences plus indirectes exercées sur Franz Liszt ou Serge Rachmaninov.

Chaque chapitre de ce livre compose une variation sur le thème - l'auteur en rédige 27 suivies d'une coda - éclairant avec une érudition simple et attachante, les résonances émotionnelles de ces folies sur toutes les périodes de sa vie.

La Folia entre en nous par la porte étroite de l'inconscient, se méfiant des coups d'éclat qui la dévoileraient, dès le premier abord, dans sn évidente pauvreté. Et puis, comment pourrait-on prétendre déterminer avec certitude l'origine d'une blessure aussi exquise? S'il s'agissait d'un air à la mode que l'on peut convoquer à loisir, il ne saurait fonder tout l'édifice du songe. Mais ce n'est pas cela: ce que je devine être la cause de ma passion est de l'ordre de l'élémentaire discret. C'est une folia qui rôdait et qui rôde encore là où on ne l'attend pas, qui s'insinue, qui glisse à l'intérieur et prend racine dans le coeur de qui l'entend sans l'entendre. Elle se fait si petite que l'on finit par l'oublier, par ne plus savoir qu'elle est là, prête non pas à bondir qu'à murmurer à même le terreau d'une rêverie dont elle rythme le cours.

On pourrait citer maints autres passages de cette folia tout aussi beaux, transparents, sensibles ou profonds que celui-ci. Alors, un mot encore, celui de la fin provisoire de cet ouvrage. Pierre-Alain Tâche y délivre une délicieuse conclusion: Je garderai de mon errance et des travaux qu'elle m'imposa, la vague, la grisante sensation d'une respiration plus ample et comme affranchie des contraintes du corps. Infinie, peut-être. Elle se confond, désormais, à celle d'un air que je voudrais exempt de toute mélancolie. (...) Je regarde par la fenêtre et je vois les fleurs d'avril, les arbres blancs dans l'air léger. Et je sens cette lassitude tranquille. Qu'elle submerge, s'il le faut, ou nourrisse, pour le temps qui lui reste à vivre, la folia du poète...

Auteur d'une vingtaine de recueil de poèmes - pour l'essentiel aux éditions Empreintes, à La Dogana et aux éditions de l'Aire - L'air des hautbois est son premier livre en prose, un incandescent et inoubliable ami...

Pierre-Alain Tâche, L'air des hautbois - Variations sur La Folia (Zoé, 2010)

05/05/2010

Le poème de la semaine

Jean-Michel Maulpoix


Compose avec ce bleu.


Cette histoire t'appartient.

Tu ne pourras jamais te défaire de tout le vague

qui s'accumule en toi:

tu t'y emploieras, c'est assez.

Dresse-toi sur tes faiblesses

autant que sur tes forces:

ne résiste pas à celui que tu es.


Sache reconnaître combien le ciel est pauvre

tandis que la terre mélange la misère à la beauté.

Dans les yeux de tes semblables,

l'infini n'est jamais monotone.

Tes limites sont certaines:

fais en sorte qu'elles soient vraiment tiennes.

Ne fais pas de l'oubli un mauvais usage.

Garde en réserve de l'espérance

pour les heures de disette:

il te faudra quelque jour rendre des comptes.


Ne rechigne pas à la dépense.


Quand tu ne lui arracherais que des loques,

il te faut écrire

comme si tu devais liquider la mer.

Les mots sont tout ce qu'il te reste:

lance-toi à l'assaut de ce bleu.

Tu dois courir encore derrière la mer.

Il t'appartient d'en modifier la teinte,

comme de recolorer de temps en temps le ciel,

et de rhabiller ses fantômes

avec des vêtements neufs.

Pour se perpétuer,

l'invisible a besoin de figures.

L'infini est avide de formes.

Il ne prend corps que sur ses bords

où se conjoignent le large et le rivage,

là où se noie de ton poème

le beau regard exact et bleu:

la mer

est le grand encrier indestructible.


Quelques traces de craie dans le ciel,

Anthologie poétique francophone du XXe siècle

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Michel Maulpoix, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/05/2010

Loriano Macchiavelli

9782350850818.gifLoriano Macchiavelli, Une blonde de trop (Bernard Pascuito, 2010)

Franchement, vous en connaissez beaucoup, des sergents qui ressemblent à Sarti Antonio, avec ses colites chroniques provoquées par son supérieur hiérarchique Raimondi Cesare, sa télévision en noir et blanc, sa vieille caisse de la police no 28 conduite par son souffre-douleur, l'agent Felice Cantoni? Non, bien sûr! Sauf que, chez nous, il se serait fait virer! En Italie, en revanche, il est - bien au-delà de Bologne -  aussi célèbre que le pape et soutient la comparaison avec deux autres enquêteurs célèbres: Guido Brunetti créé par Donna Leon et Salvo Montalbano crée par Andrea Camilleri.

Héros de trois autres romans - Les souterrains de Bologne, Bologne ville à vendre et Derrière le paravent - parus aux éditions Métailié, notre Sarti Antonio est confronté à un probable pourvoyeur de drogue, Kim, qui débarque chez son amie, une blonde à moitié nue et manifestement accompagnée, pour y mourir, du sang sur tout le corps. Et pour ajouter une touche poissarde à son enquête, il retrouve chez lui, un peu plus tard, une autre blonde - une cousine, prostituée avec laquelle il entretient des rapports affectueux dans plusieurs épisodes! - et bientôt son ami ténébreux Rosas venant lui livrer un nouveau téléviseur en couleurs. Apparemment, sa porte semble ouverte à tout Bologne... Les dialogues sont percutants, drôles, vifs, et malgré un climat désabusé à l'encontre des politiques et de la hiérarchie policière, la considération humaine prend toujours le dessus, heureusement. Du coup, jugé imprévisible et méfiant, le voilà cantonné au rôle de sergent à vie, mais voudrait-il, Sarti Antonio, qu'il en soit autrement?

03/05/2010

Michel Crépu

Bloc-Notes, 2 mai / Les Saules

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Le livre de Michel Crépu, Lecture - Journal littéraire 2002-2009, démarre très fort. Dans les premières pages de son dernier ouvrage, il nous place sous un angle de vision qui capte immédiatement notre intérêt, nous bouscule et nous interpelle:

Notre époque, par sa sauvagerie analphabète, excitante et raffinée jusqu'à la bêtise extrême, est une des plus surprenantes qui aient jamais paru à la surface de cette planète. Décadence? Mais non. La décadence, c'est bon pour les myopes. Nous autres avons de bons yeux, et nous savons nous en servir. Il y a du nouveau, quelque chose de beaucoup plus subtil que le vieux nouveau désormais en maison de retraite. Ce sont des choses qu'un lecteur perçoit à la longue, en cours de croisière, car c'est une chance (pas toujours) de pouvoir relire. Ces modifications de la lumière, ces retournements, ces apparitions brusques, ces disparitions étranges: entre-temps, tel auteur connu comme le loup blanc, une star des classiques, est devenu underground; tel autre, qui était porté disparu, est au contraire repassé du terrier à la scène, de la mort à la vie: on croyait le connaître par coeur et puis finalement non, un système solaire se cachait à l'intérieur, que nous n'avions pas remarqué. Les fonds marins de la bibliothèque changent sans cesse, il faut suivre, ça bouge très vite, très lentement, les deux à la fois. On se trompe tout le temps, on prend la vitesse pour de la lenteur et vice versa. De là l'insuffisance notoire de ce qu'on appelle la critique littéraire, je sais de quoi je parle. Or il n'y a pas de critique littéraire, il n'y a que des lecteurs plus ou moins attentifs, il n'y a qu'une lecture, plus ou moins suivie, profonde, disponible, libre. Que tout cela vienne parfois à la surface d'un journal ou d'une revue est la partie visible de l'iceberg. C'est à dire très peu.

Voilà qui introduit parfaitement aux lectures de cet auteur, rédacteur en chef - entre autres activités - de la Revue des Deux Mondes. Plotin y est maintes fois cité, mais aussi, parmi les plus savoureux, Chateaubriand, Nietzsche, Philippe Jaccottet ou tout près de nous Pierre Bourdieu et Michel Onfray auxquels il ne fait pas de cadeaux! Ce qui contribue à faire de ce livre une absence de ressemblance à bien d'autres usant d'une intention voisine, tient à ce subtil alliage entre la réflexion et la poésie, entre la lecture et le décor qui peut la susciter. La parfaite harmonie? Peut-être.

Une atmosphère attachante baigne nos pas entre ces lignes consacrées à l'art - et pas uniquement à la littérature - qu'on voudrait prolonger à l'infini. Le contenu est intelligent, mordant, lucide, attentif, sensible: Deux heures du matin, petit vent dans la cheminée, froid sibérien dans la cour. Décision solennelle de relire toute la Comédie humaine de Balzac...

Des tissus de mots, respirés avec bonheur, dont se forgent nos propres rêves - à nous aussi - pour peu que les circonstances, le parfum ou le silence alentour nous y prédisposent...

Michel Crépu, Lecture - Journal littéraire 2002-2009 (Gallimard, 2010)

publié dans Le Passe Muraille no 82 - juin 2010

 

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Le Passe Muraille, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bloc-notes; littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |