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21/04/2014

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer 

littérature; chroniques; morceaux choisis; livres 

La peinture de Nicolas de Staël se jette et nous jette dans le vide et rien n'est moins surprenant que le geste ultime du peintre de se jeter dans la mer alors même qu'il touche à la plénitude de son art et s'exclame: joie! en se tuant.

NdS est à l'évidence un plongeur mais vers le haut, en tous cas pour l'élan et le bond, le mouvement, la vitesse et l'intensité du geste. La mort de joie qu'il se donne relève de ce qu'on appelle l'absolu et plus précisément en l'occurrence: l'absolu de l'art, qui se perçoit dans sa phase sommitale et dernière avec l'exultation liée au saut dit justement: de l'ange...

Peu importent les circonstances exactes de sa mort, anticipée ou lui fondant dessus comme l'éclair; on dira peut-être plus tard qu'elle était inscrite mais qu'en sait-on, sachant comme lui la part d'ombre de toute illumination à ce point du risque pris, et la faiblesse de toute force.

L'exigence d'absolu est ce qu'on pourrait dire une folie de jeunesse, et celle-ci jette en avant de nous son défi d'orgueil dans cette forme qui ouvre un nouvel espace et nous arrache au temps comme un Lascaux futur sans l'artifice de vaniteuses fusées ou de chiens et de singes ligotés, dans un ciel rose ou vert qui se déploie dans ce qu'on pourrait dire l'ouvert obscur que salue le Devancier de René Char qu'on dirait écrit pour lui: Sans redite, allégé de la peur des hommes, je creuse dans l'air ma tombe et mon retour.

Que la joie demeure, cependant, avec l'Objet.

L'Objet est à la fois unique et multiple, qui se révèle par accidents successifs sous l'effet de la constante obsession. Telle est, une parmi la centaine d'objets de la dernière folle profusion rappelant celle de Van Gogh, La Lune de 1953 toute tramée de gris sableux et de bleus lessivés en camaïeux lissés au couteau sur plancher de bois à stries. On est très loin des musiciens de Sydney Bechet et des footballeurs du parc des Princes, entre les cyprès noirs et rouges du Sud profond, les arbres en quilles bleues de Ménerbes comme alignés sur les murs ocre et mauve, et c'est parti de Provence en Sicile sous le soleil blanc qui fusille toute nuance, mais tout reste à regarder dans cet autre théâtre sans dehors ni dedans où la table est suspendue au ciel et les bateaux immobiles dans le port que seules les couleurs délimitent. Abstrait ou figuratif? On s'en fout, étant entendu que, depuis qu'on met des adjectifs dans des boîtes, la peinture s'en échappe de plus belle, écrit NdS.

On voit bien dans Les mâts (Marine) de 1955 des espèces de mâts qui pourraient être des aiguilles à tricoter des bonnets d'anges ou de fins crayons à dessiner dans le ciel des motifs ailés comme les Mouettes d'à côté; on voit le billot de cette nature morte où poser sa tête, ou ce nu bleu ondulant en vague entre lit de lait et ciel de sang; on voit un Coin d'atelier fond bleu qui est la double quintessence du coin et de l'atelier tels que les ont connu un Héraclite ou un Hölderlin - ou tout cela serait plutôt de la musique genre Berg ou Schönberg, comme il l'a entendue à Paris la veille du 16 mars où, revenu à Antibes, il s'apprêtait à descendre le Concert sur l'immense toile de six mètres sur six quand Dieu sait quoi l'a happé soudain vers le ciel d'en bas...

Mais quelle joie y a-t-il donc à mourir si violemment, se demandent Madame et Monsieur Tout-le-monde ne percevant pas bien la nécessité de tuer le banal et de faire descendre ainsi le ciel sur de la toile? Or lui-même a parlé de joie dans la plus extrême difficulté, et qui le verrait couler ses vieux jours ou gérer ses avoirs sans sacrifier à la fois cette joie? La mort de Nicolas de Staël est aussi dure et pure que son absolu, aussi terrible que sa joie. 

Jean-Louis Kuffer, Cette joie terrible, dans: L'échappée libre - Lectures du monde 2008-2013 (L'Age d'Homme, 2014)

image: Nicolas de Staël, Concert / 1955 (parfumdelivres.niceboard.com)

14/12/2013

La citation du jour

Jean-Louis Kuffer

citation; livres

Un livre c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute tonique après le coup de hache dans la glace de la nuit.

Jean-Louis Kuffer, L'échappée libre (L'Age d'homme, 2014)

image: page manuscrite de Robert Denoël à propos de Louis-Ferdinand Céline (thyssens.com)

00:12 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Louis Kuffer, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/10/2013

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer

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Je me trouvais ce soir-là dans la lumière accordée de Cortone, et de ce balcon je voyais le monde, et je me disais que tout était bien. Je ne connaissais personne et nul ne savait où je me tenais à l'instant précis dans ce lieu de beauté. Je me sentais pure liberté et pure bonté dans cette lumière intemporelle. Je n'étais que réceptacle, ou qu'alambic, ou que vase communicant. Je ne voyais alors que la face claire du monde et je me délectais.

Un jour je m'étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l'être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m'avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des paperoles avec la gravité de l'aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré.

Alors je me croyais seul au monde à éprouver cela puisque Verlaine et Rimbaud n'étaient plus, ni Vincent dont les soleils noirs irradiaient mes veilles enfumées de mage essentialiste de seize ans, ni Cendrars qui m'emmenait au bout du monde pour m'y laisser tout à fait enchanté, non moins qu'esseulé. Je pénétrais donc sans complice incarné dans cet invisible cercle où se perpétuaient les rites de la société des êtres, ne me doutant même pas de l'existence de celle-ci. Plus tard seulement me serait accordée la grâce de la Rencontre. Pour lors il ne me semblait voir alentour que des gens pratiques et pragmatiques aux yeux desquels la convenance se bornait à se lever le matin et à prendre le tramway, à se rendre au bureau puis à reprendre le tramway, et cela tous les jours ouvriers jusqu'au dimanche voué à la divine acclamation puis à la procession non moins rituelle dans les allées de l'ennui.

Or, plus j'avais cheminé par les années et plus je m'étais défié de cette espèce de somnolence suroccupée dans laquelle s'activait la nouvelle humanité programmée à la seule réalisation de son plan de carrière.

A Cortone, cette année-là, j'incarnais certes, la trentaine approchant, et n'ayant rien accompli jusque-là, le parangon du raté selon les critères de la norme, et pourtant je rendais grâce et me sentais tout allègre. A Cortone, ce soir-là, je ne voyais de l'Univers que les couleurs du tableau qui s'estompaient dans la lumière d'éternité: tous les verts assourdis des petits prés suspendus, de l'autre côté de la plaine du fond de laquelle montaient quelques fumées pensives, les touches d'ocre tendre ou de gris rouillé des murets, le gris bleuté des oliviers, les flammèches noir océan des cyprès solitaires ou groupés en rangs de croches sur la partition, et la couleur orange de l'heure diluant les tuiles tièdes et les murs terre de Sienne, et la paille dans le bleu du vert, et le blanc dans l'argile rougeoyante, et tantôt comme un voile de gaze, tantôt comme une feuille de papier huilé brouillaient la vision, puis se distinguaient de nouveaux détails et de nouveaux rapports dont la totalité plénière m'apparaissait comme une figure de l'harmonie pure.

C'était à Cortone, ce pouvait être partout mais ce soir-là c'était à Cortone que je m'étais retrouvé dans cet état chantant. J'avais sous les yeux l'image même du jardin humain: non la mythique prairie originelle mais le bocage et le pacage, le champ labouré, la haie, l'amenée d'eau, le plant de vigne arraché aux jachères, et subsistant aussi là-dedans le pavot et l'ortie, la ronce et l'odeur sauvage, le serpent cinglant là-bas sous les rocs et, là-haut, l'oiseau d'argent fusant de son propre élan sur champ d'azur coupé d'or. 

Jean-Louis Kuffer, A la vie à la mort, dans: Par les temps qui courent (Campiche, 1995)

image: Cortone, Toscane / Italie (iltorrino.eu)

11/06/2013

Vendanges tardives - Des nuages

Un abécédaire: N comme Nuages

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Ce qui suscite mon étonnement et ma curiosité de presque tous les jours me vient de ce qu'aucun matin ne ressemble à un autre, tels ces nuages suspendus entre ciel et terre, tantôt semblables à des flocons épars se jouant de la lumière et des ombres, tantôt pareils à la barbapapa de mon enfance dansant au-dessus de nos têtes débarrassées pour un temps de leur trouble dans un silence assourdissant. Les oiseaux seuls s'en amusent et me défient de leurs ailes: naturelles et désinvoltes au plus profond de l'espace infini forgeant les rêves en devenir, la transparence des choses, les controverses...

Me reviennent alors en mémoire les vers de Philippe Jaccottet: A la fin d'une journée qui a été très chaude, alors que le soleil est encore haut dans le ciel, celui-ci s'assombrit rapidement à l'ouest, en même temps que se lève avec soudaineté un vent violent. (...) Ils avancent très vite, mais avec une espèce de majesté, d'ailleurs rapidement entamée. On ne sait trop à quoi les comparer pour rendre compte de l'émotion qu'ils vous donnent, vaguement enthousiaste; comme on en éprouve, serait-ce à son corps défendant, devant n'importe quel cortège. Peut-être à des montagnes légères, instables, déracinées, désamarrées; ou à des troupeaux dociles aux cris du vent, se bousculant, fuyant on ne sait quoi. A moins qu'il ne faille voir en eux, plutôt, des inventions du vent, variées, souples, mobiles, une des façons qu'il a trouvées, invisible, de se montrer, à partir de l'humide que la terre exhale.

Alors, comme un fil qui n'en finit pas d'être tiré, je pourrais te parler des nuages vus par Charles Baudelaire, Jean Moréas, Louise Ackermann ou Léon Dierx - ce sera pour une autre fois - mais le texte de Philippe Jaccottet me renvoie plutôt, par ricochets, à celui d'un autre helvète, Jean-Louis Kuffer, qui me sourit aujourd'hui: La beauté est partout et souvent, ce qu’on dit de la beauté cache la beauté, tu vois ce que je veux dire? Un rayon de soleil sur un container tagué, au matin du merle, la vieille qui murmure les airs de "La Traviata" dans le métro, l’adolescent amoureux, tous les clichés que tu relaves à l’eau pure, l’enfant qui dort, les petits cailloux de la marelle des mots d’Enfer à Paradis, enfin tu vois ce que je veux dire…

Et ce soir, Fred, comme dans la pièce de Samuel Beckett, en savourant ma cigarette et un pichet de Dôle partagé en terrasse avec toi, je pourrai dire, la mine réjouie: Quel beau jour encore... pour moi... ça aura été... jusqu'ici...

Philippe Jaccottet, Nuages (Fata Morgana, 2002)

Jean-Louis Kuffer, La beauté au vol, 2013 (facebook.com)

Samuel Beckett, Oh les beaux jours (Minuit, 1960)

image: Ciel de printemps, Vésenaz / Suisse (2013)

03/03/2013

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer

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Tout sera peut-être oublié? Tout n’aura peut-être été qu’illusion? Tout n’aura jamais été peut-être qu’un rêve ?Je ne me pose, pour ma part, aucune de ces questions. Je ne fais que m’imprégner. Ou plutôt je ne fais qu’être imprégné. Plus exactement je ne fais qu’être, et encore: je ne suis qu’à vos yeux. Faites de moi ce que vous voulez: courez après mon reflet, emparez-vous de mon ombre, clouez et exposez ma dépouille, mais qui dira ce que je suis en vérité? Quels mots diront mon vol? Quels mes voiles et le vent qui me porte? Quels toutes mes pages écrites à coups d’ailes? Quels les milliards de vie que je continue en planant au-dessus des jardins suspendus jusqu’où remonte l’air poissonneux du Haut Lac aux airs ce soir de fleuve immobile? Quels mes effrois et mes ivresses? Quels mes désirs séculaires, moi qui ai l’âge de mes pères fossilisés dans la roche claire d’avant les glaciers? Quels de vos mots diront mon inscrutable origine? Quels de vos mots diront mes fins dernières?

Vous avez tant écrit pour dire ce que je suis, quand je ne faisais qu’être. Tant d’idées se sont empilées dans vos pyramides de papier pour affirmer qui j’étais, quand je tombais en poussière. Tant de combats entre vous pour décider quel nom je porterais, quand je renaissais. Tant d’armes levées, tant de fracas, tant de têtes coupées, tant de décrets, tant de conciles et de congrès, quand je vous survolais. Tant de peine, tant d’amour, tant de savoir, tant de haine, quand je me posais sur la joue de votre enfant dans la lumière du soir. Tant de contes dans la clairière en forêt. Tant d’images premières. Tant d’essais, tant d’explications, tant de lois, tant de traités, tant de généalogies et tant de prophéties. Vous vous êtes élus et maudits. Vous vous êtes couronnées et répudiés. Vous vous êtes traités de purs et d’impurs. Vous avez écrit sur moi des encyclopédies, mais d’un vol je traverse à l’instant votre crâne poncé par les âges. Or, moi qui n’ai pas de mémoire à vos yeux, je me rappelle vos jeux d’enfants. Vous scribes de la nuit des temps et vous paumés des quartiers déglingués, vous guerriers des légions et vous désertant les armées, vous laudateurs et vous contempteurs, vous sages et vous insensés, vous femmes qui enfantez et vous chefs de guerre qui massacrez – vous tous je vous revois lever vos yeux vers mes couleurs, en toutes vos mémoires j’ai déposé ce reflet, cette ombre diaprée, cette insaisissable douceur.

Quelle main ne se rappelle ma légèreté? Sur quel doigt de quel ange ai-je jamais pesé? Qui ne se souvient de la prairie de son enfance où voltigeaient mes drapeaux? Qui ne se revoit, sous le tourbillon de mes ailes en foule, dans la rivière ou la rizière, les hautes vallées ou la féerie des contrées lointaines? Qui ne revit tel après-midi de sa vie dans l’ondulé de ma chenille sur les sentiers poudreux? Qui ne se rappelle le jeune garçon de la légende me voyant, de la bouche du vieil Homère mourant, m’envoler et rendre son chant à l’Univers? Qui ne revoit, à son plafond de malade que la douleur tient en éveil, la tache ou l’écaille dont on croirait qu’elle cherche l’échappée d’un autre ciel? Si je ne suis qu’à vos yeux, c’est par vos mots que je vous parle de vous. Je ne faisais comme vous que passer. Je ne sais trop ce que vous entendez par le mot beauté, mais un poète l’a écrit sur la nappe de papier d’un café : que je suis en visite chez vous.

Jean-Louis Kuffer, L'Ambassade du Papillon (Campiche, 2000)

image:  Jean-Louis Kuffer, Autoportrait jeté / Huile sur panneau (2008)

25/01/2013

Actualité de la poésie

Bloc-Notes, 25 janvier / Les Saules

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En littérature, quand je parle d'un roman, il m'est souvent facile de dévoiler le sujet, de raconter la vie de ses personnages, afin d'en exprimer la résonance et de susciter l'enthousiasme - ou le rejet - auprès des lecteurs possibles; de même pour les ouvrages scientifiques ou politiques en principe ancrés dans le concret, où prévaut l'analyse des faits et des actions, avec leurs répercussions éventuelles sur une manière de pensée ou de vivre. Rien de tel avec la musique ou la poésie: autour de ces deux arts de la solitude qui tutoient l'invisible, il est difficile de prolonger les lignes et d'échapper aux mots communs. Banal me direz-vous? Pourtant, derrière celle ou celui qui prononce ou écrit l'un de ces mots ordinaires pour commenter une sonate, un poème, se manifeste un accent de sincérité bien réel qui recouvre, à chaque fois, une réalité différente pour chacun, et dont la somme laisse présager un arc-en-ciel aux teintes méconnues dont les contours ne seront jamais évidents pour tout le monde. Et je n'échappe pas mieux que les autres à ce décalage entre l'intensité fusionnelle que suscite une note de musique ou un vers, et les limites du langage pour l'extérioriser et la partager. Ce qui explique qu'en règle générale, je préfère publier les textes des poètes plutôt que d'en parler. Ainsi, à propos de poésie dans cet article, je vais me contenter de vous présenter, sans plus, quelques belles parutions de découverte récente, appartenant à ce monde de la poésie, aussi nécessaire à l'âme que l'eau, le sang et les rêves.

Bona Mangangu - comme les autres auteurs mentionnés sur cette page à l'exception de Jean-Pierre Siméon - est connu des utilisateurs de Facebook, entre autres, à travers une suite d'articles que Jean-Louis Kuffer lui a consacré l'an dernier. Né en 1961 à Kinshasa, ce peintre et écrivain vit et travaille aujourd'hui à Sheffield, au Royaume-Uni. Ce que disent mes mains sur la toile, est son premier livre paru en langue française. Dans ce recueil, la plupart des poèmes de l'auteur s'imposent en miroir de peintures, de musiques - une autre de ses passions vives - ou d'autres écrivains pour filtrer la lumière qui le traverse. Dans certains vers, on peut y reconnaître un langage proche de celui de René Char: Sonde ton coeur, sa part irrésolue. Au fond de toi une étreinte ajournée hante l'azur de mon élan, ô toi la dérobée et la toujours désirée. Mon coeur pélerin entretient toujours la flamme des jours vagabonds que ton mutisme avait allumé. Très beau, n'est-ce pas?

Jean-Pierre Siméon - dont plusieurs poèmes ont été choisis sur La scie rêveuse - a obtenu le prix Max Jacob 2006 pour Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, précédé de: Fresque peinte sur un mur obscur. Un titre qui se définit lui-même dont voici une magnifique illustration: Toute vie est un paysage, tout amour sa rivière possible et puisse être la mort, cette chemise d'eau qui glisse du bras après la nage, et que soit la tristesse, cette lumière répandue dans l'herbe et qui fera le soir venu un autre ciel à la mémoire. Né à Paris en 1950, Jean-Pierre Siméon, auteur d'une quarantaine d'ouvrages pour adultes et enfants, mériterait enfin d'occuper une place plus juste au panthéon des poètes contemporains! Lisez-le, vous ne le regretterez pas... 

Avec une préface de Paul Nwesla Biyong, le dernier recueil de Patrick Berta Forgas, Le testament de Pandore, convoque une fois encore la guerre et son cortège de sang qui semble se répéter à l'infini, pour dénoncer les dérives du pouvoir, le refus de la résignation, l'espoir aussi, davantage présent que dans ses oeuvres précédentes: Me voilà perdu aux multiples appels de l'inconnu. Appuyé, mais seul. Je suis las. Comme un oubli fort de ses cris. Je veux écrire le livre qui signe l'abandon des voix! Et puis, reprendre la route qui fait le pélerinage du doute pour remonter l'avalanche des espoirs. Je suis vivant. Et, plus loin il ajoute: Il faut sauver le grain qui veut grandir, celui du coeur et du vent. L'auteur signe ici son dixième ouvrage et lui aussi, il serait temps de reconnaître sa voix! 

S'il n'est plus nécessaire de présenter Thierry Renard - lui aussi, souvent cité et publié sur La scie rêveuse - il faut signaler que sa démarche traduit toujours une grande générosité et une ouverture au monde des autres. Ainsi est né Un monde à l'envers, dialogue à deux voix avec Ahmed Kalouaz - auteur d'une trentaine de livres à ce jour - autour de la poésie, de visages lus, de politique, de femmes, de mémoire et de l'air du temps. L'un voulait changer le monde. L'autre le gagner, souligne Yvon Le Men dans sa préface. Deux auteurs et amis qui parlent en parrallèle et finissent par se croiser, s'épouser sans dérailler. Un bel extrait signé Ahmed Kalouaz, peut vous laisser entrevoir la tonalité de l'ouvrage: Une branche d'aubépine se balance dans l'air doux de janvier. Hier on m'a dit, voilà ton âge dans le sac. A prendre ou à laisser. J'ai laissé de peur de trop prendre. Pour marcher la tête haute j'ai besoin d'un tapis de fleurs d'hiver, d'une mousse verdâtre, d'un rugueux tronc d'amandier. Je laisse les mystères au temps. Mes lilas ont l'air si triste, et pourtant mai les verra refleurir. Mon âge est une vague. Un jour une larme, un autre le sourire. Je ne saurai plus courir comme hier et pourtant. Mon âge ? Qu'il entre, je l'attends. Une tasse pour l'amitié, une autre pour l'adieu. La douceur ira se lire sur d'autres bouches. Y répond, en confidence, Thierry Renard: C'est une chanson qui te ressemble, mon ami couvert de bras. Une chanson où les petits riens donnent le change, où les petits riens vont bien ensemble. Une chanson où quand tu n'es pas là je meurs. Où, quand tu n'es pas là, je pleure. Ah! mon ami, mon ami couvert de bras... Un vrai plaisir d'être la troisième voix - celle qui écoute - de cette lecture qui interroge, affirme et se souvient.

Pour conclure, voici Impoésie de Abed Manseur, poète algérien plus connu sous le nom de Nadire Seurman, sur Facebook  où ses textes sont régulièrement publiés. Un auteur qui s'amuse avec les mots qu'il détourne et fait danser, dont l'écriture n'est simple qu'en apparence, comme le relève Thierry Renard dans sa préface. Un livre composé par Monique Delord, découvreuse attentive de poésie: Aux pieds de tes lettres sublimes je déposerai les armes, brûlant comme des champs d'honneur sur le vent porteur de flamme. Je t'enverrai les cendres de la guerre, je lyncherai tous ses livres d'histoire, n'en laisserai que ton univers. Je suis tes lunes où qu'elles aillent. Je suis toit sous ta belle étoile.

Assurément, parmi tous ses textes, il y a matière à ces étonnements heureux que la poésie sait nous réfléchir comme de fragiles rayons de soleil arrachés au néant...         

Bona Mangangu, Ce que disent mes mains sur la toile (L'Harmattan, 2002)

Jean-Pierre Siméon, Lettre à la femme aimée au sujet de la mort, précédé de: Fresque peinte sur un mur obscur (Cheyne, 2002)

Patrick Berta Forgas, Le testament de Pandore (L'Harmattan, 2012)

Ahmed Kalouaz et Thierry Renard, Un monde à l'envers - Correspondances (Le bruit des autres, 2010)

Abed Manseur, Impoésie (Blurb, 2013)

image: Bona Mangangu, Pietas / Sheffield Institute of Arts, UK (bonamangangu.webs.com)

 

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12:29 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Louis Kuffer, Littérature francophone, René Char | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/12/2012

Mes 12 étoiles de la littérature 2012

Bloc-Notes, 29 décembre / Les Saules

littérature; musique; livres

C''est aujourd'hui un plaisir de revisiter les passions partagées autour de tant de livres découverts au fil de l'année: ceux qui m'ont ému, surpris, étonné; ceux qui m'ont enrichi; ceux qui m'ont distrait. Et cela sans souci de hiérarchie ou de genre.

Bien que parus fin 2011, les deux premiers volumes des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria (L'Age d'Homme) ont largement mérité d'obtenir l'étoile d'or, car ils nourrissent mes moments de lecture au quotidien, depuis leur parution et sans jamais me lasser. De courts récits semblables à des esquisses de tableaux - Fribourg, Lausanne, Ouchy, Paris ou Ravenne - auxquels se mêlent un sens de l'observation, une réflexion personnelle sur le temps, l'histoire et l'auteur, non dénuée d'humour.

Si les onze titres suivants obtiennent le même rang - ex-aequo, avec une étoile d'argent - je suis heureux de poursuivre ce voyage rétrospectif avec deux autres auteurs suisses que sont Douna Loup et Jean-Louis Kuffer: le premier avec Les lignes de ta paume (Mercure de France), un récit à deux voix transposé du réel - qui est à la fois une traversée du siècle et une exploration pertinente sur la liberté qu'attise la création artistique, en l'occurence la peinture - servi par une écriture chatoyante à la frontière de la poésie; pour le second, ses Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 (Olivier Morattel) m'ont accompagné comme les écrits de Charles-Albert Cingria, à tout heure du jour et de la nuit, par sa célébration de la vie, de l'amour et des arts dont son auteur me comble par sa générosité, son humour et son regard libertaire sur le monde.

Parmi les romans, je choisis trois récits plutôt intimistes. Les impurs de Caroline Boidé (Serge Safran) est ainsi une agréable surprise - une histoire d'amour avec en toile de fond l'Algérie des années 50 - de même que Je suis la marquise de Carabas de Lucile Bordes (Liana Lévi) - une plongée dans l'histoire de sa famille, la saga du Grand Théâtre Pitou et leur monde qui s'éteint - sans oublier Marie-Hélène Lafon qui, avec Les pays (Buchet-Chastel), conte l'histoire d'une fille du Cantal qui monte à Paris pour entreprendre des études, apprivoise pas à pas la réalité fragile de la ville, sans pour autant renier ses tendres campagnes. 

Un seul roman policier - bien qu'il soit davantage que cela - m'a enchanté: Prison avec piscine (Liana Levi) de Luigi Carletti, situé à la Villa Magnolia, dans un quartier résidentiel de Rome, et dont le héros a été victime d'un accident de moto dans sa jeunesse, le laissant invalide, pour toujours. Une atmosphère typiquement italienne et une intrigue originale autour de ce personnage attachant qui, en pleine conscience déclenche un mécanisme mortel bien au-delà de ses projets.

Autre orientation avec Alphabets (L'Arpenteur) de Claudio Magris, regroupant environ 80 chroniques parues dans le Corriere della Sera, à propos de littérature, de philosophie, des périodes charnières de l'histoire. Avec lui, à chaque page j'apprends quelque chose, sans pesanteur, reliant mon petit monde à l'universel. La poésie n'est pas oubliée avec Où vont les arbres de Vénus Khoury-Ghata, que le grand public append enfin à connaître, par le biais de ce prix Goncourt de la Poésie 2012 tout à fait mérité! 

Enfin, comme vous l'avez remarqué, la musique occupe une place importante dans mes loisirs. Aussi, ce n'est pas un hasard si je retiens trois titres en relation avec elle. Les grands violonistes du XXe siècle / vol. 1: de Kreisler à Kremer, 1875-1947 (Buchet-Chastel) signé Alain Lompech, est un trésor inestimable qui comble mes lacunes d'autodidacte, en texte et musique: 16 heures d'écoute! Une étrange histoire d'amour de Luigi Guarnieri (Actes Sud) est en revanche un roman - un récit serait plus juste - autour de Johannes Brahms et les époux Clara et Robert Schumann: une immersion fascinante dans leur univers. Pour en finir avec ce rapide survol, Sauver Mozart - Le journal d'Otto J. Steiner (Actes Sud) de Raphaël Jérusalmy, m'a séduit par cette fiction pure autour d'une supercherie - un manuscrit retrouvé du compositeur - servant de prétexte à raviver la mémoire de disparus, en pleine seconde guerre mondiale.

Il n'y a pas, dans ce coup d'oeil dans le rétroviseur, d'étoiles de bronze qui représentent, dans mon imaginaire, de plaisantes lectures, mais dont le parfum s'est rapidement altéré...

Par la fonction Recherche sur La scie rêveuse - vous pouvez retrouver tous ces ouvrages auquels j'ai consacré quelques lignes ou davantage, ainsi que des extraits, tout au long de cette année.

Belles heures de lecture à tous! 

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Best_5 Kuffer.jpeg

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image: girlparker.com

03/09/2012

Jean-Louis Kuffer

9782825139592.gifJean-Louis Kuffer, Riches heures: Blog-Notes 2005-2008 (L'Age d'Homme, 1999)

Dans le sillage des Passions partagées – ouvrage indispensable à tous les découvreurs de littérature et édité par Bernard Campiche – je retrouve ici avec beaucoup de plaisir cet attachant passeur de livres qui invite au voyage, de C.F. Ramuz à Vassili Grossman, de Marcel Aymé à Joseph Czapski, de Flannery O’Connor à Georges Simenon. Veilleur attentif aux battements de cœur du monde, ses interrogations ne laissent jamais indifférent et corrigent avec ses réflexions ou ses indignations, ma propre vision de l’univers, chahutée avec bonheur. Si au passage je côtoie Paul Cézanne, Pierre Bonnard ou encore Ingmar Bergman, ce sont les notes écrites à La Désirade – son domicile fixe – qui m’envahissent de leurs humeurs délicates, là où la culture rejoint la vraie vie, sur un fond de toile impressionniste, vouée à demeurer inachevée. Merci, JLK !

08/07/2012

Morceaux choisis - Octavio Paz

Octavio Paz

littérature; poésie; anthologie; livres

pour Jean-Louis Kuffer

 
L'encre verte crée des jardins, des forêts, des prés,
des feuillages où chantent les lettres,
des paroles qui sont des arbres,
des phrases qui sont de vertes constellations.
 
Laisse que mes paroles, oh blanche,
descendent et te couvrent
comme une pluie de feuilles un champ de neige,
comme le lierre la statue,
comme l'encre cette page.
 
Les bras, la taille, le cou, les seins,
le front pur comme la mer,
la nuque de forêt en automne,
les lèvres qui mordent un brin d'herbe.
 
Ton corps se constelle de signes verts
comme le corps de l'arbre de bourgeons.
Que t'importe tant de petites cicatrices lumineuses:
regarde le ciel et son vert tatouage d'étoiles.
 

Octavio Paz, Ecrit à l'encre verte (Le Temps de la Poésie no  5/GLM, 1950)

image: Sophie Delaporte (http://www.sophiedelaporte.com)

17/05/2012

Jean-Louis Kuffer

Bloc-Notes, 17 mai / Lausanne

littérature; essai; livres

Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.

Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...

Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.

Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand CélinePaul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!

Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...

Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?

Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)

Le blog de Jean-Louis Kuffer: http://carnetsdejlk.hautetfort.com/

image: "La Désirade" - Villard-sur-Chamby, Suisse (Jean-Louis Kuffer)