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01/05/2012

Le Passe Muraille

Le Passe Muraille, no 88, avril 2012

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Dans son éditorial, Jean-Louis Kuffer rappelle que le Passe-Muraille fête aujourd'hui ses 20 ans d'existence: Au fil des ans, il a consacré ses ouvertures à des textes inédits des plus grands écrivains contemporains, de Salman Rushdie à Toni Morrison, d'Antonio Lobo Antunes à Ivo Andric, Ismaël Kadaré, Le Clézio ou Pascal Quignard; et les auteurs romands majeurs n'ont cessé de nous accompagner, de Charles-Albert Cingria à Nicolas Bouvier, Jacques Chessex et Maurice Chappaz ou encore Alice Rivaz et Georges Haldas, entre tant d'autres.

Le Passe-Muraille poursuivra-t-il demain sa carrière de papier alors que tant de journaux glissent vers l'Internet? s'interroge-t-il encore. La réponse nous importe moins que le repérage de talents nouveaux, à découvrir dans notre livraison d'été.

Souhaitons à cette revue des livres, des idées et des expressions, de savoir perdurer au-delà des modes, des étoiles montantes ou filantes, des nouveaux moyens d'accèder à la culture et à la littérature en particulier; souhaitons-lui d'être lue, diffusée et soutenue, de demeurer cette fenêtre discrète ouverte au monde qui - pour se borner aux numéros récents - nous a permis de découvrir de nouveaux talents, tels Douna Loup et Quentin Mouron.

Le rayonnement du Passe-Muraille, sa vocation première, c'est tout cela: découvrir, aimer, partager...

Sommaire du Passe-Muraille no 88 

p.1

Le Passe-Muraille a 20 ans, par Jean-Louis Kuffer

En interné, par François Debluë - Inédit

p.3

Autres fausses notes, par François Debluë - Inédit

p.4

Après le désastre - Michaël Ferrier, par Jean-Louis Kuffer

L'amour déchiré - Caroline Boidé, par Claude Amstutz

p.5

Céline à fleur de nerfs - Henri Godard, par Antonin Moeri

Ovni ludique - Marc-Antoine Mathieu, par Matthieu Ruf

p.6

Le poète en scène - Alexandre Voisard, par Matthieu Ruf

Blues de l'aube - Asa Lanova, par Jean-Louis Kuffer

p.7

Une cantate éclatée - Marius Daniel Popescu, par Jean-Louis Kuffer 

Posthume - Anne-Lise Grobéty, par Bruno Pellegrino

Croquis citadins - Alain Bagnoud, par Jean-Louis Kuffer

p.8

La fin d'un homme - Paul Harding, par Claire Julier

L'hommage des amis - Vladimir Dimitrijevic, par Claude Amstutz

La folle aventure de l'Encyclopédie - Pierre Versins, par Jean-François Thomas

p.9

L'Afrique à côté de chez vous - Noël Ndjékéry, par Jean-Louis Kuffer

Une utopie écologique et grinçante - Arto Paasilinna, par Jean-François Thomas

L'amour des prochains - Pascal Rebetez, par Jean-Louis Kuffer

p.10

Derrière les yeux de la renarde, par Pierre-Yves Lador - Inédit

Paysage de Peter Stamm, par Jean Perrenoud

Coup double - Pierre-Yves Lador, par Jean-Louis Kuffer

p.11

La banquette des confidences - Eric Holder, par Antonin Moeri

Carnet nomade: Sept notes sur la liberté, par René Zahnd

p.12

Ces petites images admirables, par François Beuchat - Inédit

Recherche en miniatures, par Jean-Louis Kuffer

 

Pour s'abonner et communiquer: http://www.revuelepassemuraille.ch/

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14/04/2012

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer

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Il n'y a pas de temps mort: voilà ce que me dit cette croix clouée en moi. Voici le jour se lever sur le monde des gens ordinaires, et nous allons tenter de vivre de nouveaux ou de nouvelles après-midi. Le passé nous attend dans la forêt de la ville où nous allons retourner tout à l'heure pour gagner notre vie en dignes gens ordinaires, et l'éternelle matinée sera aux affaires et ce seront ensuite de belles ou de beaux après-midi, ce sera selon, en attendant le retour des enfants...

Je vis, une fois de plus, à l'instant, l'émouvante beauté du lever du jour. L'émouvante beauté d'une aube d'automne aux verts passés et aux bleus tendres. L'émouvante beauté de l'or du temps qui ne rapporte rien. L'émouvante beauté des gens le matin. L'émouvante beauté d'une pensée douce flottant comme un nuage immobile sur le lac d'étain, tandis que le ciel vire au rose. L'émouvante beauté de ce que ne voit pas l'aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret.

Je me dis souvent qu'il n'y a rien de beau ni d'émouvant dans la vie de trop de gens piétinés, mais qu'en sais-je? Que savons-nous des gens me dis-je à l'instant en traversant le selva oscura de la ville aux affaires? Qu'aurais-je jamais su de Grossvater et qu'aurons-nous su de nos pères et de nos mères? Tout à l'heure ils vont se retrouver à leurs guichets de gens ordinaires. L'émouvante beauté de ces gens. Regarde ta mère traverser la rue du Temps. Regarde ton père la regarder, ce soir-là dans un bar. Regardez, les enfants: regardez voir...

Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (D'Autre Part, 2011)

image:  Lucienne Kuffer, Peinture (2009)

12/12/2011

Notre Dimitri

Bloc-Notes, 12 décembre / Les Saules

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Il n'est pas surprenant qu'après l'hommage rendu à Vladimir Dimitrijevic dans la revue Le Passe Muraille, en octobre dernier, les éditions de l'Age d'Homme à leur tour rassemblent quelques témoignages autour de cet homme hors du commun, éclairant tour à tour son parcours d'éditeur, ses convictions, ses amitiés. Si vous connaissez mal le personnage, lisez le Petit dictionnaire amoureux de l'Age d'Homme, par Jean-Pierre Baronian. Dans son texte, il évoque les grands noms de son parcours d'éditeur: Henri-Frédéric Amiel, Gilbert Keith Chesterton, Charles-Albert Cingria, Pierre Gripari, Octave Mirbeau, Georges Simenon ou Milos Tsernianski. Il faut y ajouter Vassili Grossman - dont parle Eugenio Corti - ou encore Andréï Biély, Grigori Zinoviev - que mentionne Claude Frochaux - sans oublier, bien sûr, Georges Haldas - que met en lumière Georges Nivat -, Branimir Scepanovic, Dejan Stankovic, Alexandre Tisma, et j'en oublie... !

Mais dans ce présent recueil, ce sont les moments d'émotions partagées avec Dimitri qui soulignent son incroyable diversité - bien au-delà des clivages politiques et religieux -, son ouverture à tout ce qui tressaille, interroge, bouge ou vit, tout simplement, dont le catalogue des éditions de l'Age d'Homme portent le prolongement en littérature. Robert Calasso, par exemple, parle de lui comme d'un passeur et d'un jardinier, séduit par ceux qui ont une certaine démesure de l'âme et débordent du cadre de la réalité, propos auxquels résonnent comme un écho les mots de Dobrica Cosic: Vlamidir Dimitrijevic est le Don Quichotte du livre dans la galaxie Gutenberg. Quant à Jean-Michel Olivier, il use d'une jolie image qui illustre bien ce saint contrebandier: Les gitans vivent dans les caravanes. Lui, qui avait un peu de sang rom, passait le plus clair de son temps dans sa camionnette. Il faisait la navette entre les imprimeries, les librairies, sa maison d'édition. Il était toujours en vadrouille. Il passait l'or en contrebande. 

Comme tous ceux qui ont côtoyé Dimitri et ont connu à ses côtés au moins un éclair de folie slave partagée, Jean-Louis Kuffer se souvient d'une soirée où Vladimir Dimitrijevic a récité par coeur les stances de L'ange exilé de Thomas Wolfe, qu'il avait édité: Une pierre, une feuille, une porte inconnue; d'une pierre, d'une feuille, d'une porte. Et tous les visages oubliés. Nus et solitaires, nous vinmes en exil. Dans l'obscurité de ses entrailles, nous n'avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes entrés dans l'inexprimable, l'incommnicable prison de cette terre. Qui de nous a connu son frère? Qui de nous a lu dans le coeur de son père? Qui de nous n'est à jamais resté prisonnier? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul? 

Tous les autres textes qui constituent cet hommage à Dimitri mériteraient d'être cités ici, mais plutôt que d'en parler davantage, courez vite vous procurer - dans une bonne librairie - ce recueil de textes qui brassent un air tonique et frais dans la grisaille ambiante, parfois même au royaume des lettres...  

Notre Dimitri - Vladimir Dimitrijevic 1934-2011, textes réunis par Lydwine Helly (L'Age d'Homme, 2011)

pour obtenir le numéro 87 de la revue du Passe Muraille consacré à Vladimir Dimitrijevic: http://www.revuelepassemuraille.ch/index12.html

27/11/2011

Planète Payot

Bloc-Notes, 27 novembre / Les Saules

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Dans la cadre de notre journal d'entreprise, Planète Payot - qui, à chaque numéro, donne la parole à l'un ou l'autre de ses collaborateurs - mon cher collègue de librairie, Thierry du Sordet, m'a sollicité pour recueillir, à deux mois de ma retraite professionnelle, les impressions que je retiens de mes expériences de bloggeur sur La scie rêveuse et Facebook. Il en résulte l'interview ci-dessous, que je vous livre en toute décontraction et simplicité. Conscient de n'être ni écrivain, ni critique littéraire - à chacun son métier ! - je m'efforce de partager une passion viscérale pour la littérature et la musique surtout, avec des amis attachants, sensibles et attentifs dont vous êtes, lecteurs, les passeurs indispensables. Rien de plus ...

Pourquoi un blog? Et avez-vous rencontré des difficultés techniques pour le réaliser?

Le blog est un lieu d'échanges extrêmement gratifiant, un espace de liberté partagée, de découvertes, de passions : celle de transmettre surtout, pour ne pas oublier. Sur le site qui héberge mon blog – le même que Jean-Louis Kuffer – l’utilisation est très facile pour un novice comme moi. Il faut juste être clair dans sa tête et rigoureux dans les styles de présentation propres aux différentes rubriques choisies. Seule la fonction recherche n’est pas au top, mais je fais avec !

Quels sont les liens que vous entretenez avec l'informatique?

Une philosophie très Mac : je ne cherche pas à comprendre comment ça marche. Je suis simplement content que ça marche ! L’aspect technique ne m'intéresse pas du tout et aurait plutôt tendance à m'exaspérer.

Vous avez switché pour Mac, êtes-vous toujours content de votre choix?

Oh oui! C'est le retour à mes premières amours: un apprentissage avec un petit Mac muni de disquettes ... L’approche est plus ludique, simple et intuitive pour ce qui touche mes activités, mais c’est avant toute chose une question d’affinités, car les différences s'estompent entre les systèmes d'exploitation actuels.

Quels sont les critères de choix de sujets sur votre blog? 

Il n’y a rien de prémédité et la formule a évolué avec le temps, depuis les débuts en décembre 2009. De simple critique de livres que j'ai pris plaisir à découvrir, au départ, est apparu plus tard le bloc-notes - présentation longue d’un livre ou fantaisie littéraire - le poème de la semaine - auteurs francophones du XXe siècle -, la citation du jour ou la rubrique In memoriam où je parle d’auteurs souvent oubliés, même dans nos librairies ! La scie rêveuse compte 680 notices littéraires environ, enrichies d’interviews, de vidéos, de films. Avec La musique sur FB, il s’ouvre depuis le début de cette année à la musique – classique - avec 210 extraits à ce jour.

Existe-t-il un type d'articles que vous aimez particulièrement? 

Ceux qui mettent en évidence les ambiguïtés et les contradictions de la vie, les confrontations avec la modernité, les certitudes, l’enracinement humain ou spirituel. Je l’ai fait avec La chute de Camus par exemple, Albergo Italia de Guido Ceronetti ou la Lettre à un jeune libraire

Vous lisez et relisez beaucoup. Comment trouvez-vous le temps d'être si régulier dans l'écriture d'articles?

Je dors (trop) peu… Et j’aime lire et écrire: dans le silence, la solitude et la distance qui me sont précieuses aujourd'hui. Ecrire est un plaisir et un besoin. Une manière comme une autre de conjurer la mort, de faire reculer l’oubli. 

Voyez-vous le blog comme un complément dans votre travail de libraire?

Je vais peut-être vous décevoir, mais non : ce n’est pas complémentaire. La démarche est autre, sans aucun souci commercial, sans contrainte ni compromis. Il y a en revanche des répercussions dans mon travail, intéressantes mais faibles en terme d’impact sur les ventes. La poésie par exemple, les classiques – Paul Valéry, François Mauriac, Jules Supervielle, Saint-John Perse ou Georges Perros - intéressent un nombre restreint de lecteurs en librairie, alors que sur La scie rêveuse ou Facebook c’est tout le contraire : ce sont les nouveautés qui souvent rencontrent un faible écho … Un signe d’espérance donc, qui émerge de ces voies nouvelles de communication !

Quand vous serez à la retraite, aurez-vous l'impression grâce à votre blog, de garder un pied dans le monde du livre?

Certainement, et même sans blog, ce serait le cas ! Je créerai en revanche de nouvelles rubriques avec une variante d’abécédaire où je partagerai mon ressenti personnel aux bruits du monde; une anthologie de la poésie étrangère contemporaine – déjà amorcée sur Facebook - verra le jour aussi; une place plus grande sera accordée aux classiques, probablement …

Vous êtes un contributeur régulier du Passe-Muraille - revue romande consacrée à la littérature - dont le rédacteur en chef est Jean-Louis Kuffer. Etes-vous dans la même démarche qu'avec votre blog? Rédigez-vous de la même façon?

Oui, c’est un espace culturel qui ne fait aucune concession aux modes. C’est devenu bien rare ! Dans le cas contraire, je n’aurais pas rejoint ce groupe de passionnés de tous âges qui ressemble à une seconde famille. Un seul regret : la non-diffusion du Passe Muraille en librairie, chez Payot Libraire entre autres… 

Quels sont les liens qui s'établissent entre les visiteurs du blog et vous. Certains vous retrouvent sur Facebook? 

Les échanges sont sensibles, spontanés, respectueux, parfois d'une simplicité bouleversante. Une seule règle d’or : je réponds toujours – en privé – à un commentaire. Le relais via Facebook est très gratifiant. Les réactions y sont en live, et prêtent parfois à polémique : à propos de Céline par exemple, du mime Lindsay Kemp ou d'Elie Wiesel !  

Les hébergeurs de blogs fournissent des outils pour analyser selon différents critères la fréquentation des blogs. Comment les utilisez-vous? 

Au plus simple. Je ne cherche pas à atteindre des records, mais à rester authentique, fidèle à mes convictions, à ma ligne de conduite. Tant pis si la fréquentation doit en souffrir ... 

Savez-vous combien de visiteurs consultent votre blog, pour un mois ou une semaine, par exemple? Savez-vous de quelles régions viennent ces derniers?

Les visites sont environ de 5'200 à 6'200 par mois – 190 par jour en moyenne – pour 11'000 à 17'000 pages consultées par mois. Les liens sont culturellement très forts avec la France, la Suisse, l’Italie, la Grèce, le Canada et l’Afrique du Nord.  

A l'ère de la blogosphère, pensez-vous que la multiplication des blogs est un avantage pour l'individu qui peut ainsi partager sa passion pour un ou plusieurs sujets, ou bien au contraire cette multitude réduit-elle la portée de partage en augmentant les plateformes, sources d'informations ou de partage?

C’est une richesse partagée – les blogs sur Facebook surtout - mais elle peut devenir une prison. On ne peut suivre les activités de tout le monde. Je me fixe une limite de temps de fréquentation par jour : 30 minutes ! Certains bloggeurs sont devenus des amis de cœur, sincèrement. Le contraire du virtuel ou de la diabolisation dont nous abreuve régulièrement la presse …

Comment filtrez-vous les commentaires, que ce soit sur votre blog ou sur votre page Facebook?

Pas de filtre sur Facebook. En revanche, sur La scie rêveuse je n’accepte pas les commentaires hors de propos ou insultants – cela arrive rarement, mais tout de même – détestant les débats à la manière du blog de Pierre Assouline où après 15 avis ou commentaires, il n’y a plus aucun rapport au sujet.

Vous partez à la retraite au mois de février ...

A cette date, j’ouvrirai pour une semaine la porte de mon blog à quelques coups de cœur de mes collègues de Payot Nyon, une façon de les remercier pour leur amitié et leur défense de la littérature, même si, comme le dit Marco Lodoli – dans Les prétendants - nous ne sommes après tout que du vent sur une page !

Marco Lodoli, Les prétendants: La Nuit - Le Vent - Les Fleurs (P.O.L., 2011)

le blog de Thierry du Sordet: http://strictnecessaireouquestce.blogspot.com/

image: Thierry du Sordet, libraire - Payot Nyon

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22/11/2011

Qu'allons-nous faire de vous? 1/3

Bloc-Notes, 22 novembre / Thonon-les-Bains

document; témoignage; livres

Parler de la vieillesse et davantage encore en tout ce qu'elle implique dans l'avenir de nos proches, demeure bien souvent un sujet tabou, mais curieusement, dans ma propre vie, elle a toujours fait partie d'un décor naturel ou mieux, d'un monde où elle tutoie certes la mort, mais dialogue de même avec les vivants. Quelques impressions douces et agréables - parmi d'autres, beaucoup moins paisibles à cette époque - me reviennent en mémoire au temps de mon adolescence: à dix-huit ans à peine, avec un groupe d'amis toujours les mêmes - cinq ou six - dans ma sphère professionnelle, une fois par mois, nous partions à la découverte de restaurants d'exception, dans la campagne genevoise. Prétexte à dévorer la vie à pleines dents, en bonne compagnie, sans arrière-pensées. Le plus jeune des membres de cette fratrie voisinait la cinquantaine. Un souvenir de bien-être où se mêlaient la nostalgie d'un temps révolu que je ne connaîtrais jamais, la légèreté de l'être, le rire malicieux et une certaine sagesse que je n'éprouvais pas auprès de mes contemporains. Quarante ans plus tard, mon regard n'a pas changé - auprès des hôtes de passage à la librairie ou mes liens familiaux - même si je fais désormais partie du club moi aussi, celui des aînés!

Le second exemple - déjà mentionné dans un autre article - me vient de ma grand-mère paternelle - qui venait habiter chez nous en famille, trois ou quatre fois par an, décidant par elle-même du moment choisi pour réintégrer son foyer, à près de 150 km de chez nous. Devenue dépendante avec une présence et des soins permanents nécessaires auxquels nous ne pouvions répondre durablement, elle a intégré un établissement médicalisé pour personnes âgées et mon père - qui occupait alors une haute fonction professionnelle - soutenu sans réserve par ma mère et accompagné de son fiston, lui rendait visite au moins tous les quinze jours, malgré un horaire de travail frisant les 70 heures par semaine. Un lien jamais interrompu donc, jusqu'à la fin du voyage.

Une dernière image enfin, beaucoup plus récente cette fois-ci - et plutôt négative - se trouve liée au thème de la vieillesse en littérature, reflet à bien des égards de notre société résolument tournée vers la performance, montrant du doigt avec une effarante régularité ce temps comme celui de la fin de la jeunesse, donc de la séduction et de l'espérance dans tous les domaines: la faillite en amour, la maladie qui submerge tout, la maltraitance, la précarité financière, les fractures familiales, la dignité perdue. Que de récits et de témoignages abondent dans ce sens! Rares sont les ouvrages qui, sans occulter une réalité parfois triste ou douloureuse, présentent à contre-courant ce grand âge comme une chance, une promesse tenue, un bonheur toujours possible. C'est le cas - heureusement - avec La grand-mère de Jade écrit par Frédérique Deghelt, Les bonnes dames de Jean-Louis Kuffer ou encore Grandir sous la plume de Sophie Fontanel. Trois auteurs qui pourraient être le fil rouge du livre écrit par Edouard et Marie de Hennezel, Qu'allons-nous faire de vous? consacré à la vulnérabilité et à la fragilité liées à la vieillesse. 

A lire absolument, car derrière cette trentaine de témoignages - souvent poignants, sincères, empreints de tendresse et de culpabilité - recueillis par Edouard et Marie de Hennezel, c'est la question des parents qui est envisagée, mais aussi, par projection dans le futur, la nôtre. Vous savez bien: cette génération bénie des dieux qui a connu le plein-emploi, le boum économique, les frasques amoureuses sans le spectre du sida et qui, farouchement individualiste, s'est payé de luxe de faire comme si elle n'allait jamais ni vieillir ni mourir, et voudrait tout à coup donner de la voix quand se profile l'intolérable miroir de la dépendance, face aux quadras qui la juge parfois avec une certaine sévérité, voire de la rancoeur.

Injustes, les jeunes? Pas si sûr...

A suivre...

Marie et Edouard de Hennezel, Qu'allons-nous faire de vous? (Carnets Nord, 2011)

Frédérique Deghelt, La grand-mère de Jade (coll. J'ai Lu, 2011)

Jean-Louis Kuffer, Les bonnes dames (Campiche,  2006)

Sophie Fontanel, Grandir (Laffont,  2010)

image: Edouard et Marie de Hennezel

00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Jean-Louis Kuffer, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : document; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

14/11/2011

La citation du jour

Jean-Louis Kuffer 

citations; livres

Pluie au chalet, combien aimée, comme autrefois avec les miens, je ne sais où, probablement à Grindelwald, dont je me rappelle le souffle glacé des glaciers et l'herbe des prairies entourant le chalet, ou des années auparavant dans la ferme plus frustre de Montricher où nous vivions dans la hantise d'être attaqués par le vagabond Gavillet, ou plus tard dans la haute maison de pierre de Scajano, au Tessin, où j'aimais voir les eaux ruisseler le long des vignes, avant que le soleil ne sèche tout en un clin d'oeil.

Jean-Louis Kuffer, L'Ambassade du Papillon - Carnets 1993/1999 (Bernard Campiche, 2000)

image: Grindelwald (2010)

03:02 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Louis Kuffer, La citation du jour, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/11/2011

Le Passe Muraille

Le Passe Muraille, no 87, octobre 2011

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Incontournable figure de la littérature, de la pensée, de l'édition et de la librairie, Vladimir Dimitrijevic laisse un vide incommensurable, pas uniquement aux éditions de l'Age d'Homme. Pour l'avoir brièvement côtoyé de près - six mois à peine - dans sa librairie de Lausanne, j'ai éprouvé pour lui ce qu'à distance, bien plus tôt, je pressentais: une affection presque filiale pour cet homme de passion, de culture, de conviction que, jusqu'à ses contradictions ou ses extrémismes, j'ai toujours admiré, plus qu'aucune autre personne dans le métier. Même si nos rapports ne furent pas les plus faciles - une pudeur réciproque empêchait cette fameuse vibration commune - je conserve de mon passage à l'Age d'Homme dans les années 2000, le souvenir d'avoir retrouvé auprès de lui cette fièvre sans compromissions pour le livre: sa découverte et sa transmission dans un lieu - tous s'accorderont sans doute pour abonder dans mon sens - qui ressemblait à une caverne d'Ali Baba et dégageait une atmosphère unique au monde. Je lui dois, pour une part cruciale, d'être devenu ce que je suis. Aujourd'hui, je n'abrite dans ma mémoire que le meilleur de Dimitri, aussi lumineux et indispensable que les vitraux d'une cathédrale dont les ombres sont absentes, car - autre fait divers - on lui pardonnait tout, à Dimitri, mais cela aussi d'autres vous le confirmeront... 

Vladimir Dimitrijevic s'est éteint le 28 juin 2011. Le Passe Muraille, dans la présente livraison, sous la direction de Jean-Louis Kuffer, lui rend hommage, à travers les personnes qui l'ont rencontré, ont partagé son amitié ou oeuvré auprès de lui. Un ensemble de témoignages qui expose en plein jour les facettes multiples et parfois dissonantes de la personnalité de ce passeur inoubliable. Comme le dit avec beaucoup d'émotion Claude Frochaux: Merci Dimitri

Sommaire du Passe-Muraille no 87, Octobre 2011 - "Dimitri le passeur": 

p.1 

"Une vie et un destin", par Jean-Louis Kuffer

"Le sérieux de la littérature", par Vladimir Dimitrijevic

p.3

"Au découvreur assoiffé", par Georges Nivat

p.4

"Merci Dimitri", par Claude Frochaux

p.5

"Celui qui donne à lire", par Lydwine Helly

p.6

"Les derniers jours", par Richard Aeschlimann

"Russie intérieure", par Patrick Vallon

p.7

"De fulgurantes intuitions", par François Debluë

"On continue", par Claire Hillebrand

p.8

"Dimitri, je me souviens", par Valérie Humbert

p.9

"Le roman du barbare", par Jean-Michel Olivier

p.10

"Sur la route", par Slobodan Despot

p.11

"Vladimir", par Freddy Buache 

"Le passeur en son arche", par Laurence Chauvy

p.12

"Ceux qui se souviennent", par Jean-Louis Kuffer

 

Pour s'abonner et communiquer: http://www.revuelepassemuraille.ch/

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30/06/2011

Reconnaissance à Dimitri - par JLK

Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Age d’Homme, s’est tué sur une route de France

par Jean-Louis Kuffer

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Une figure légendaire de l’édition littéraire européenne vient de disparaître en la personne de Vladimir Dimitrijevic, dont le van commercial est sorti de la route aux abords de Clamecy, dans la soirée du mardi 28 juin, percutant ensuite un autre véhicule et provoquant la mort immédiate du conducteur, seul à bord. Bien connu à Paris et dans les grandes foires du livre, de Francfort à Montréal, le directeur de L’Age d’Homme, âgé de 77 ans, avait fondé sa maison d’édition en 1966 et publié plus de 4000 titres.

Mondialement connu pour son catalogue slave, établi avec la collaboration des professeurs Georges Nivat et Jacques Catteau, L’Age d’Homme avait également redimensionné l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, réunies par Pierre-Olivier Walzer, de nombreux auteurs contemporains y ont publié leurs ouvrages aux bons soins particuliers de Claude Frochaux. En outre, les collections de cinéma, sous la direction de Freddy Buache, de théâtre, de sciences humaines ou de spiritualité, entre autres domaines, ont souvent fait référence au-delà de nos frontières.

Bien au-delà de l’aire romande, Vladimir Dimitrijevic n’eut de cesse de faire partager sa passion de jeunesse pour un titan de la littérature américaine, Thomas Wolfe. La révélation du bouleversant Vie et destin de Vassili Grossman, arrivée en Suisse sous la forme de microfilms miraculeusement sauvés, est également à son crédit. De la même façon, il alla jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les pavés d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux (prix Médicis 1976).

Au nombre des auteurs phares vivants défendus par Dimitri, comme tout le monde l’appelait, figurent en outre Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, les Français Vladimir Volkoff ou Pierre Gripari, mais l’originalité de L’Age d’Homme a souvent consisté en découvertes dans les périphéries francophones de la Belgique ou du Québec.

Un personnage à la Simenon

La destinée de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 dans la Yougoslavie de Tito, est elle-même un fabuleux roman. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, fuira la conscription en 1954 pour débarquer en Suisse sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Sous le titre d’Autobiographie d’un barbare, Dimitri a d’ailleurs raconté ses années d’enfance et de jeunesse hautes en couleurs en Macédoine puis à Belgrade, dans une série de propos recueillis par le soussigné : Personne déplacée. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel  puis à Lausanne, chez Payot Bourg où son passage laisse un souvenir marquant.

Un homme de passions

Impatient de combler les vides d’un catalogue selon son cœur, Vladimir Dimitrijevic, avec quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966 et ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement avec Algernon, sa camionnette d’éternel errant dans laquelle il serrait son sac de couchage, par mesure d’économie. Les rapports de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende, autant que ses positions idéologiques...

Orthodoxe croyant et conservateur, Vladimir Dimitrijevic passa ainsi d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Devenu l’éditeur des grands romans serbes historico-politiques de Dobritsa Tchossitch, futur président de la Serbie, en relation directe avec Slobodan Milosevic et même Radovan Karadzic, dont il publia les écrits, Dimitrijevic, et son lieutenant Slobodan Despot, animèrent un Institut serbe à vocation de propagande (ou de contre-propagande, selon leur dire) qui entacha durablement la réputation de L’Age d’Homme. Cela étant, l’héritage de cet éditeur sans pareil ne saurait se réduire à de tels choix, si discutables qu’ils aient pu être. 

Un être lumineux et complexe 

La somme des instants où l’on sent les choses devenir sans poids et de la vie émaner un parfum constitue pour moi la preuve de la communion avec Dieu, nous disait Dimitri en 1986, lors de conversations dont il nous reste l’aura d’une présence sans pareille.

Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un barbare, selon sa propre expression, qui ne savait pas faire le beau.

Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée. Or il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. L’opprobre s’accentuant après ses prises de positions de patriote serbe, il sembla même s’en accommoder.

En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet empire du simulacre qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de l’être lumineux qui avait partagé tant d’années, l’obligation récente de quitter sa tanière tapissée d’icônes, le poids du monde, enfin, ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski. Une personnalité complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée.

Un jour que Bernard Pivot, l’accueillant à Apostrophes, lui demandait ce qu’il espérait voir par-delà la mort, Dimitri le mystique lui répondit, devant le public médusé: la face de Dieu.

«Ses» milliers de livres, sur nos murs, en sont comme le reflet, par-delà les eaux sombres de sa mort tragique.

Claude Frochaux
Écrivain et éditeur à L’Age d’Homme

Je connaissais Dimitri depuis cinquante ans. J’ai travaillé à ses côtés trente ans durant, de 1968 à 2001. Notre rencontre, fulgurante, fut celle de deux libraires. Mais immédiatement, nous avons pensé édition. Ensuite, avec son immense personnalité un brin écrasante, il a imposé une vision large qui manquait chez nous. Elle était fondée sur son amour de la littérature. Ce fut un passeur d’exception. Il m’a ouvert au monde. Son rayonnement dépasse de loin nos frontières.

Freddy Buache
Fondateur de la cinémathèque suisse et directeur de collection

Je suis triste à en crever. C’est le seul type au monde pour lequel, sans partager toutes ses idées, j’aurais pu faire n’importe quoi! La mort de Dimitri me frappe au cœur. Pas à cause de ses qualités intellectuelles ou de son talent d’éditeur, insurpassable. Mais il avait des intuitions et des observations qui relevaient de l’ordre de la sensation et de la perception du monde. Tout cela faisait qu’il ne ressemblait à nul autre, ici et maintenant. 

Patrick Besson
Écrivain

Sa mort me cause une grande peine. C’est un des très grands éditeurs européens. L’équivalent slave de Maurice Nadeau. Il a connu deux positions successives et opposées. Après avoir été le chouchou des anticommunistes lorsqu’il publiait des dissidents, il est devenu un paria pour ses positions proserbes pendant la guerre civile yougoslave. Ce dont je veux me souvenir, c’est d’abord qu’il fut un ami, un très grand lecteur et un extraordinaire éditeur. 

Pascal Bacqué
Poète, auteur de L'Age d'Homme

Qu’on me pardonne d’avance : j’ai envie d’écrire ce petit mot comme pour conjurer, pour retenir les commentaires qui ne tarderont pas de tourner leur ronde de nuit autour de la dépouille de Vladimir Dimitrijevic. Dimitri, que je connais depuis quelques années, était mon éditeur ; ce mot, comme tous les mots, est saisi dans la signification qu’on lui donne dans la tribu, où elle n’est jamais très pure, vous savez bien. Editeur, aujourd’hui, cela veut dire : il faut un peu retravailler votre écriture; vous allez bien, en ce moment ? Quand on en est là, on est au sommet. Sinon, cela veut dire : Il faut penser à la demande du public, vous comprenez ?

Editeur, aujourd’hui, est un autre mot pour normalisateur, équarisseur, marchand de soupe et non-lecteur.

Tout le monde savait, chez les éditeurs, que Dimitri lisait mieux que l’immense majorité de ses confrères ; tout le monde savait que, dans son esprit, les livres signifiaient quelque chose qui n’était pas l’objet fétiche de quelques précieuses germanopratines, ni le tube de dentifrice de la civilisation en mal d’écroulement. Dimitri, hanté par l’écroulement, désespéré par le crime commis, toujours davantage, contre l’humain, regardait les livres avec un cœur et un esprit brûlant – peu d’écrivains méritent, il faut bien le dire, qu’on les prenne avec autant de sérieux que celui qu’il accordait à leur livre.

On ne manquera pas, aujourd’hui, dans les colonnes de Libération, du Monde et de toutes les grandes institutions majoritaires, c’est-à-dire, très exactement, du camp adverse de Dimitri qui était profondément minoritaire, de saluer le très grand éditeur, tout en soulignant l’engagement serbe, et, partant, le caractère sulfureux du grand homme. De cette histoire serbe, je vais parler après. Mais quant au concert de louanges, il ne faut jamais oublier que nous vivons en Egypte, je parle de l’Egypte ancienne. Nous vivons dans la civilisation de la mort. Un homme existe s’il est mort, dans la culture, dans celle qu’on conserve pieusement, puisque celle qui vit, on a déjà réussi à la dématérialiser, à la ramener à son concept; Dimitri, donc, a désormais de fortes chances d’exister dans la culture.

Cet homme, avec qui j’ai parlé en juif quand il parlait, absolument parlant, en chrétien - cet homme qui a eu le courage de publier mon poème furieusement antichrétien, cela tout de même en dit long sur la largeur de vue du bonhomme -  ne regardait qu’une chose, nos conversations étaient faites de cela : faut-il encore espérer, quand on veut coûte que coûte assurer le triomphe de la foule, d’une foule qui préfère se noyer dans son angoisse d’être foule, de n’être rien, d’être morte, plutôt que d’affronter la terreur de vivre ?

Dimitri, je crois bien, répondait non. Je crois que Dimitri désespérait. Dimitri était vieux, Dimitri avait perdu son épouse ; Dimitri avait subi l’ostracisme de tous les médiocres, qui le jalousaient, en France et en Suisse, et qui trouvaient dans ses maladresses serbes l’occasion du coup de grâce. La maladresse serbe de Dimitri, c’était celle qu’on rêvait d’un criminel, d’un Milosevic, alors que c’était celle d’un homme, traumatisé par le Nazisme et par le Communisme, et qui voyait dans son pays, la Serbie, un rempart contre l’empire – dans l’histoire plus ancienne, Serbe signifiait non austro-hongrois ; plus tard, pendant la guerre, Serbe avait signifié non-croate, et non-bosniaque ; et il faut dire que croate et bosniaque avait signifié, infiniment plus que le signifiant serbe, barbare et criminel, massacreur de juifs, pour parler franc. Bref, Dimitri se disait que la Serbie était un rempart pour sa foi, pour son désir d’humain. Il se trompait, Dimitri ? Ptêt ben qu’oui ; et, s’il y a encore des happy few, eux sauront compléter : et alors ?

Il y avait aussi de vilains fachos, ou cyniques, qui avaient tourné autour de lui ? Vous savez quoi : je m’en contrefous. Les médiocres, même vilains fachos et cyniques, ont pour métier de tourner autour de ceux qui vivent ; c’est leur substance, c’est leur définition.  Donc que Dimitri, qui fut serbe au nom de ce qu’il voyait de plus beau dans ce mot, de plus haut dans son propre Christianisme, qu’il fût pris au piège du nationalisme laid d’autres serbes, cela est bien possible. Si un grand comme Hölderlin a chanté la Germanie, et s’il a fini dans les paquetages des SS, faut-il en conclure, avec cette distance si confortable que vous offre la doxa, à sa très-grande faute ?

C’est beaucoup plus simple : Dimitri prenait la vie au sérieux, et c’est parce qu’il prenait la vie au sérieux, et qu’il n’y a de sérieux que dans l’esprit, qu’il prenait la littérature très au sérieux. Il n’était un de ces affreux prêtres de Pharaon, experts en sortilèges, experts en culture, qui a dégénéré, aujourd’hui, en tendance. Dimitri était sérieux devant son assiette, devant ses cartons de livres qu’il trimbalait de Lausanne à Clamecy et à Paris, et qui auront eu raison de lui. Dimitri était sérieux devant la beauté des mots et des phrases. Amis journalistes, vous qui avez vécu l’outrage, vous qu’on a formés pour ne jamais prendre au sérieux les mots et les phrases, si jamais vous écoutiez ces propos d’un anonyme prononcés dans le désert, cela ne mériterait-il pas que vous vous absteniez, un bref instant, de jacasser ?

Il n’est qu’une tâche, pour ceux qui ont aimé et compris un peu Dimitri, et pour ceux qui admirent son travail : de le contredire, dans son désespoir, et de le confirmer, dans son travail. Non, Dimitri, jamais il n’est lieu de désespérer, et vous, qui n’avez jamais cessé de travailler pour l’esprit, vous devez savoir que vous n’avez pas agi en vain, et que la vie de l’esprit, même offensée, même traînée dans la boue du lieu commun, de la culture et de la complaisance, se continue, obscure et petite, à l’âge des empires d’argent, et des foules assombries par leur propre défaite ; et parce qu’il n’y a que l’esprit qui soit immortel, c’est l’esprit qui triomphera ; non, Dimitri, vous n’avez pas travaillé en vain ; vous fîtes erreur, comme tout homme, mais comme les rares hommes vivants, vous avez donné à votre erreur la forme d’une demande, furieuse, brûlante, de vie, et qui demande la vie est toujours exaucé.

 Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée (coll. Poche Suisse/L’Age d’Homme, 2010)

article paru dans les quotidiens suisses La Tribune de Genève et 24 Heures

retrouvez les chroniques de Jean-Louis Kuffer sur: http://carnetsdejlk.hautetfort.com/

06/06/2011

Le Passe Muraille

Le Passe Muraille, no 86, juin 2011 

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Dans son éditorial, Jean-Louis Kuffer cite Friedrich Hölderlin, qui disait que les poètes seuls donnent à ce qui dure une assise éternelle, ce qu'on se répète à la lecture de certains auteurs dont l'engagement, dans la vie de la Cité, ne se borne pas qu'à des postures visant à se faire bien voir. Tel Guido Ceronetti auquel est fait la part belle dans ce nouveau numéro. Le Passe Muraille, dans cette célébration, demeure ainsi fidèle à sa vocation de passeur, au propre comme au figuré.

Sommaire du Passe-Muraille no 86, Juin 2011 - "Guido Ceronetti ou le désespoir tonique": 

p.1 

Editorial, "Le poète dans la Cité", par Jean-Louis Kuffer

Guido Ceronetti, "Entre ombre et lumière", par Anne-Marie Jaton

p.3

Guido Ceronetti, "Un poète de la blessure de vivre", par Fabio Ciaralli

Guido Ceronetti, "A travers la vie et les oeuvres du Maestro", par Jean-Louis Kuffer

p.4

Guido Ceronetti, "Une visite au Maestro", par Jean-Louis Kuffer

p.5

Blaise Cendrars, "Une bibliothèque fantôme", par René Zahnd

p.6

Bruno Pellegrino, "Une bone nouvelle", par Jean-Louis Kuffer

Dany Laferrière, "La minute où tout bougea", par Claude Amstutz

p.7

Corinne Desarzens, "Un exorcisme poétique", par Pascal Ferret

Jean-François Schwab, "Scènes de la vie des gens", par Jean-Louis Kuffer

p.8

Inédit, "Aux éboulis du Temps", par Philippe di Maria

p.9

Erri de Luca, "La leçon du papillon", par Claude Amstutz

Claire Keegan, "De la vie, poisons et contrepoisons", par Claire Julier

p.10

L'épistole, "Lettre de Bethléem", par Pascal Janovjak 

Rosa Montero, "Si belle et si sombre", par Claude Amstutz

Chronique, "L'amour résurrection", par Frédéric Rauss

p.11

Carnet nomade, "L'oeil du crocodile", par René Zahnd

Raphaël Enthoven, "Rayonnante sagesse", par Claude Amstutz

p.12

Inédit, "Hubert le baron", par Pascal Rebetez

 

Pour s'abonner et communiquer: http://www.revuelepassemuraille.ch/

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21/05/2011

Jean-Louis Kuffer

9782882411396.gifJean-Louis Kuffer, Les passions partagées - Lectures du monde 1974-1992 (Campiche, 2004)

Tous ceux pour qui un livre est bien plus qu’un outil ou un objet – un compagnon, une présence, un écho du cœur – seront gagnés par ces passions partagées. Vous y croiserez Cingria, Léautaud, Grossman, Nabokov, Ramuz ou encore Dürrenmatt. Bien d’autres encore, à travers ces notes sobres, personnelles, attachantes. Une lecture indispensable pour les candidats libraires ou futurs professeurs de lettres en quête de sens, car sans ces rencontres avec ces écrivains qui ont souvent impregné notre regard sur les êtres et le monde qui nous entoure, sans ce besoin viscéral de transmettre ce qui dans un livre tutoyant l'universel a pu nous inspirer quelques fragments de bonheur inoubliables afin que d'autres s'y abandonnent avec la même ferveur, que resterait-il de la littérature, sinon une impression sournoise de déséquilibre du monde, enfouie dans nos propres décombres?