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28/06/2012

Au bar à Jules - De l'indignation

Un abécédaire - I comme Indignation

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Certains mots, tant galvaudés dans les conversations, le commerce ou dans les médias, semblent perdre toute signification, toute saveur, toute perspective. Un exemple parmi tant d'autre, vécu dans mon activité professionnelle, se trouve dans le terme coups de coeur - appliqué au livre, au CD ou au cinéma - devenu l'emblème des restaurateurs, des bouchers, des géants de la distribution en produits alimentaires ou activités de loisirs. Ce qui à l'origine relevait d'un lien personnel entre une personne et une autre, s'est mué en stéréotype collectif. Donc, sans intérêt désormais en ce qui concerne le terme, ce qui ne s'applique pas - bien sûr - à la démarche.

Un autre aperçu de cette banalisation recouvre le terme de l'indignation, retrouvant miraculeusement près de quatre millions d'adeptes, grâce à Stephane Hessel dont l'opuscule consacré à ce sujet, s'est vendu dans près de cent pays. L'expression d'un résistant, d'un honnête homme engagé et convaincu, un phénomène de l'édition, me direz-vous. Un mécanisme de contagion auprès du grand public? Oui, peut-être, mais sous conditions: tant que l'indignation n'est pas une leçon de morale obligée, tant qu'elle n'est pas le quotidien reflet des seules intentions, tant qu'elle ne traduit pas uniquement une pensée convenue ou le sentiment d'une bonne conscience bien vite reléguée aux oubliettes de l'histoire: celle d'un dogme monocolore valable pour tous.

Socrate pourrait nous redire à son exemple, que l'indignation, c'est déjà ne pas accepter la règle du jeu - à commencer par celle des politiques de tous bords -, de passer à l'épreuve du feu les faits davantage que les idées afin de réformer, ou mieux, stimuler nos actes, notre propre sens de la justice, nos convictions intimes à découvert.

Pour tous ceux, de plus en plus nombreux, à qui il ne reste que l'indignation - alors qu'ils ont perdu tout le reste - la révolte est parfois, trop rarement, capable d'interpeller les scandalisés du système et les lecteurs de Stéphane Hessel, de concrétiser l'inacceptable et lui donner un sens universel. Hannah Arendt nous laisse une réflexion qui devrait faire son chemin, aujourd'hui encore: Ce ne sont pas la fureur et la violence, mais leur absence évidente, qui devient le signe le plus évident de la déshumanisation.

L'indignation, n'est que le premier pas - en s'abstenant d'offenser ou de haïr comme le rappelle Epictète - contre l'hypocrisie ou pire, l'indifférence...  

Stéphane Hessel, Indignez-vous! (Editions Indigène, 2010)

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence (coll. Agora/Pocket, 2007)

image:  Socrate / Académie d'Athènes (www.123rf.com)

20/06/2012

Au bar à Jules - Du hasard

Un abécédaire - H comme hasard

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Alors que j'étais un jeune premier plutôt décalé, le propos de Jacques Monod - célèbre biologiste, professeur et directeur du Collège de France - concluant son ouvrage Le hasard et la nécessité, a longtemps voyagé dans ma tête, tel un météore qui refuserait obstinément de s'écraser sur la terre: L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le royaume et les ténèbres.

Il est vrai que le hasard - ou la chance? - a marqué bon nombre d'épisodes de ma vie: une armoire en bois massif qui s'est abattue dans mon dos à l'âge de neuf ans - à la suite d'un balancement suspect à l'une de ses portes - sans autres séquelles qu'une dent cassée; un choc frontal en scooter avec une Mercedes toute neuve à la descente du Salève, vingt ans plus tard, qui me vit atterir indemne dans un champ; enfin une rencontre de plein fouet, en piéton distrait, avec un tramway de la ligne 12 à Genève qui m'a projetté sur le trottoir - détail cocasse - devant une pharmacie du quartier de Plainpalais avec là aussi, une veine éclatée, spectaculaire mais sans danger! A trois reprises donc, j'en conclus que mon heure n'était pas encore venue, l'ayant ardemment souhaitée à l'époque des culottes courtes, et soudain réjoui de jouer les prolongations.

De quoi m'interroger tout de même. Au mot de hasard, je préfère sans doute aujourd'hui celui de providence, au sens le plus large du terme: cet étrange globe qu'on nomme le monde et qui, entre des mains parfois inconnues ou mystérieures, semble gouverner la vie... Le destin, ce mystère de la survie que tant de sans nom ont vécu - par une situation traumatisante, un accident de la route, un deuil ou pire - sans forger davantage de réponses que je ne le puis.

Demain, un autre hasard - par une cellule devenue folle et se multipliant en quelques secondes - me signifiera peut-être qu'il est temps. Et alors? La belle affaire... Tant que l'oeil s'accroche aux beautés du moment présent, tant que la douleur physique est aux abonnés absents, tant que les amitiés vraies supplantent les doléances les plus mesquines, tant que l'espérance et l'insurrection l'emportent sur le cynisme, chaque jour qui passe est un bal de lumière plutôt qu'une leçon de ténèbres. En compagnie de ce proche et insaisissable ami dont parle Blaise Pascal: Votre béatitude? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas: si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.

Pari tenu! 

Jean Monod, Le hasard et la nécessité (coll. Points Essais/Seuil, 1973)

Blaise Pascal, Les pensées (coll. GF/Flammarion, 2006)

image: Sophie Delaporte (http://www.sophiedelaporte.com)

15/06/2012

Au bar à Jules - De Genève

Un abécédaire: G comme Genève

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En Helvétie - comme partout ailleurs - les commentaires solennels, les avis éclairés, les invectives verbales vont bon train en politique aux heures de grande écoute, à la télévision ou à la radio, où il n'est bientôt plus question que de leçons à tirer des élections passées ou de projections sur celles à venir.

Prenez l'exemple plutôt affligeant du canton de Genève: avec ses plus de 12 milliards de dettes - près de deux fois plus que le second mal classé en Suisse: Zurich - où nous nous préparons à élire un nouveau membre du Conseil d'Etat, en remplacement du radical-libéral Mark Müller, empétré dans une affaire privée, et dont la cécité politique, à propos de sa gestion des affaires, aura eu raison de sa fulgurante ascension, amorcée voici douze ans. Et de quoi donc nous entretiennent-ils, les candidats à ce poste très convoité, qu'il s'agisse de la socialiste Anne Emery-Torracinta, du radical-libéral Pierre Maudet, du MCG Eric Stauffer ou du vert-libéral Laurent Seydoux? De responsabilité sociale, d'insécurité, de halte aux privilèges, de qualité de vie, de frontaliers, de quête d'excellence ou de propreté! Ambitieux programme, certes, mais à propos du nerf de la guerre - la santé financière de Genève - un silence éloquent qui en dit long sur les autorités de la République au bout du lac. A croire que l'influence de nos voisins tricolores - pour leurs défauts, mais sans leurs qualités - n'en finit pas de couvrir de son manteau une région qui, décidément si peu suisse, aurait en d'autres temps mérité de s'y réfugier...

Paul Valéry notait déjà, bien avant ma naissance, dans un contexte différent, je vous l'accorde:Tout état social exige des fictions. Et plus pessimiste encore il ajoutait: Ce sur quoi nul parti de s'explique: chacun a ses ombres particulières, ses réserves; ses caves de cadavres et de songes inavouables; ses trésors de choses irréfléchies et d'étourderies; ce qu'il a oublié dans ses vues, et ce qu'il veut faire oublier. (...) Ils retirent pour subsister ce qu'ils promettaient pour exister. Ils se valent au pouvoir, ils se valent hors du pouvoir.

Ainsi, en plein accord avec ce grand homme, aux heures fatidiques des développements de l'actualité, j'éteins la radio et la télévision. Je reprends le fil de mes lectures, avec en toile de fond La musique sur FB, plutôt satisfait d'avoir évité l'incontournable orage médiatique. Mais soyez rassuré: quand, même sur les ondes, les voix de nos chantres de l'information se sont tues, je file sur la toile de l'Internet pour y mesurer ce qui agite l'Europe et le Monde, mais en choisissant avec soin les sujets qui retiennent mon attention. Un exercice qui réclame peu d'efforts et beaucoup de discipline, au quotidien: Trente minutes à peine, éloigné de cette politique dont Paul Valéry - encore lui - disait qu'elle est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde...

Après tout, une pensée autonome est peut-être bien la seule ou la dernière des libertés à me permettre de résister au pire et... d'en rire!

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (coll. Folio Essais/Gallimard, 1988)

image: planetephotos.blog.tdg.ch

04/06/2012

Au bar à Jules - De la fête

Un abécédaire: F comme Fête

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Peu de gens connaissent l'oeuvre prolifique de Marcel Jouhandeau, dont la plupart des soixante-dix ouvrages - les fameux Journaliers, entre autres - sont presque tous épuisés. Dans l'un de ces volumes, Que la vie est une fête, publié en 1966, il note à propos de l'amour, qui lui inspira ses plus belles pensées: Ce que je cherche, ce n'est ni tout à fait l'amour, ni la beauté, ni le plaisir, mais une sorte de défi à l'orgueil et l'occasion de vaincre quelqu'un par une suprême élégance du coeur.

Dans un autre extrait, il ajoute: Ceux qui peuvent haïr ou songer à se venger ne savent pas ce que c'est que le coeur, ne savent pas ce que c'est que d'aimer. Le coeur sous le sarcasme de ceux qui le broient aime toujours. 

L'amour - même douloureux - la plus belle des fêtes? Il sait en parler mieux que personne, et pourtant, Marcel Jouhandeau, secret et controversé, catholique et quelque peu mystique, homosexuel et néanmoins marié à Elisabeth Toulemont - dite Elise dans ses oeuvres - en a connu la plupart des limites, des contradictions, des artifices, des mystères et des voluptés. Sans doute pour tous ces chemins de traverse, sa sensibilité d'écorché vif peut-elle émouvoir, interroger ou plaire, bien davantage - en contrepoint aux relations ambigües avec son épouse: quarante ans de scènes de ménages - qu'au temps de son vivant, débarrassée de l'image sulfureuse de son auteur qui, par ailleurs, l'avait peut-être imprudemment entretenue. Aimer, c'est une présence qui domine sur tout ce que nous sommes. (...) La bonté consiste à vivre avec ceux qui nous ont meurtris, comme si de rien n'était.

Cet écrivain à la recherche de la grandeur de l'homme, ennemi de l'hypocrisie et du mensonge, a pourtant aussi sa part d'ombre: un suicide raté dans sa jeunesse et la publication en 1938 d'un opuscule intitulé Le péril juif, écrit semble-t-il sous l'influence d'Elise, farouche et active antisémite. Un livre qu'il tenta de faire disparaître, mais sans en renier une seule ligne...

De quoi gâcher la fête - hélas! - en ce qui me concerne... Malgré ces réserves, il vaut la peine de lire La prudence Hautechaume et Chaminadour, deux de ses chefs d'oeuvres par l'originalité des récits, la qualité du style et l'acuité du regard, à la fois magnanime et cruel sur les vertiges de la nature humaine.

Marcel Jouhandeau, Chaminadour - Contes, nouvelles, récits (coll. Quarto/Gallimard, 2006)

Marcel Jouhandeau, Que la vie est une fête - Journaliers  VIII / 1961 (Gallimard, 1966)

01/06/2012

Au bar à Jules - De l'enfance 1a

Un abécédaire: E comme Enfance

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Il se promène au bord de la rivière, ses pas dansent sur les galets. Ses doigts s'accrochent aux branches des ormes. Le soir descend, il a le temps. C'est son royaume, sa vie rêvée. Ailleurs il se sent seul au monde. Il a un caillou sur le coeur.

Ses yeux brillent comme une pierre de soleil rouge. Les oiseaux du ciel lui tiennent compagnie. La solitude console sa peine. Ses mots tutoient les disparus, qu'il effleure dans les eaux sombres et l'entraînent dans leur courant. Sa foi n'est pas celle du charbonnier. Il se moque des éducateurs - les carreaux de l'école, sa fronde les a cassés - et n'a que faire des puissants. Il se rit de leur imposture et préfère la tendresse des noyés.

Un instant, il se voudrait autre: mousquetaire, ou cendre, ou rose des vents. Et tourner, tourner encore jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la fin, dans la source claire devenue profonde, dans l'ombre fragile et sans raison de l'aube présente.

Loin des autres: apôtres de l'obéissance, ennemis de l'envol, bâtisseurs de prisons. Pensées blanches d'un jour cassé sur l'épuisant chemin du retour.

Et le mur du silence, un matin se brisa... Jacques Brel 

image: André Kertesz

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Jacques Brel | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

Au bar à Jules - De l'enfance 1b

Un abécédaire: E comme Enfance

Voici deux magnifiques chansons, illustrant ce thème. Intitulées Mon enfance, la première est signée par Barbara, la seconde par Jacques Brel ...



25/05/2012

Au bar à Jules - Du détergent

Un abécédaire: D comme détergent

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Faudra-t-il que demain - pour paraphraser le film de Michel Audiard mentionné ci-dessous - je réalise à quel point je suis au bord de l'abîme, que le choléra est de retour, que la peste revient sur le monde et qu'il me faudra peut-être sauter dans le premier train venu comme en 40... Car ça grouille de partout, les nettoyeurs en tous genres: chalands de la bonne conscience qui s'efforcent de me retirer l'air que je respire pour cause de salubrité publique, guérisseurs de l'impossible, secouristes de la planète, nouveaux prophètes du bien-être commun. Et ça frotte, ça frotte...

Très en vogue ces temps-ci, ce ballet insipide et lugubre me fait mal à l'âme et ressemble dans mon imaginaire à ces pelouses dont pas un brin d'herbe n'est destiné à dépasser l'autre. Ah! c'est beau, pour sûr! Mais quelle monotonie, quelle vacuité et quel ennui aussi, au bout du compte. Un signe? Tenez, la cigarette - ce cancer possible qui tue moins que la méchanceté collective ou la rumeur - en est un exemple magnifique. Au restaurant, dans les transports publics ou au cinéma, adieu volutes de fumée, et croyez-moi si vous voulez: c'est une bonne chose, même si l'effort et le geste reposent mieux que sous l'habillage d'une loi imbécile, sur une courtoisie naturelle envers son voisin, sa compagne ou ses amis. La mobilisation générale, vous dis-je! Bientôt, le même interdit envahira les terrasses de café, et pourquoi pas mon propre salon? Je n'invente rien... De même, dans un avenir pas vraiment lointain, il sera sans doute devenu inutile d'allumer la télévision. A quoi bon, si aux heures de grande écoute, il me faudra supporter un Humphrey Bogart sirotant un jus d'orange Hohes C ou une Marlène Dietrich mâchant un chewing-gum Hollywood? Imaginez la scène...  

Oui, ça frotte et ça grouille de partout - surtout en ce moment - ces moralisateurs de ma vie publique ou privée qui tentent d'appliquer au monde ce qu'il est déjà difficile d'envisager pour un seul homme: L'alcool qui encourage la lubricité, la nourriture qui entraîne la luxure, le sexe qui précipite l'infarctus. Il y a dans ce credo du corps et de l'esprit à purifier - saisissant même les politiques, en boucle - un détestable retour à Babel: n'est pas Dieu qui veut, dans Sa connaissance et Sa perfection. Condamné à ne pas accepter que ses ailes d'ange fatiguent, ce nouveau messie dont le discours divague davantage que sa pensée, me ramène à l'un de ces bons vieux classiques, Blaise Pascal, qui remet, si l'on peut dire, l'église au milieu du village: La vraie morale se moque de la morale. Je persiste et signe...

A la poubelle donc, les cuves de détergent que j'abandonne avec joie aux candidats potentiels à l'immortalité de la dernière heure! Les taches ne me font pas peur et la normalité - pas plus que la soumission - n'est inscrite dans mes gènes. Les jeux sont faits! Après tout, Dieu en personne reconnaîtra bien les siens. Sinon, au diable...

Michel Audiard, Faut pas Prendre les Enfants du Bon Dieu pour des Canards Sauvages (1968)

image: bien-et-bio.com

06:17 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; cinéma | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/05/2012

Au bar à Jules - Du chant

Un abécédaire: C comme Chant

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en souvenir de ma mère

Le chant a toujours fait partie de ma vie. A l'âge de six ans, dans notre immeuble locatif de la banlieue bernoise, j'avais pour voisine la mère du baryton Heinz Rehfuss, d'origine suisse, naturalisé américain par la suite. Tous les soirs, elle donnait des cours particuliers à des chanteurs aspirant à faire carrière dans l'opéra. Cela se terminait généralement vers deux heures du matin, autour d'un verre, avec des éclats de rire qui ne manquaient pas de perturber le légendaire sérieux de notre entourage.

Ma mère s'était liée d'amitié avec ces artistes noctambules, dont l'un - un napolitain nommé Michele Luise - devint un proche de ma famille, malgré son retour au pays à la suite d'un chagrin d'amour dans la plus pure tradition des films d'Amedeo Nazzari... De cette époque datent mes premiers émois pour le chant. Un 45 tours du Largo de Georg Friedrich Haendel avec Margot Guillaume, et deux autres 33 tours consacrés aux opéras de Giuseppe Verdi: La Traviata avec Antonietta Stella et Giuseppe di Stefano; Rigoletto avec Renata Tebaldi et Mario del Monaco.

Autre souvenir bienheureux, même époque, à Forio d'Iscia - six ans de suite, et bien avant les fossoyeurs du tourisme de masse - où auprès des modestes propriétaires terriens du lieu, nous écoutions tous les samedis soir, éclairés par des lampes à pétrole dans un silence religieux, assis à califourchon sur un mur, la retransmission des opéras en direct, dont le son grésillant émanait d'un minuscule appareil à transistors.

Jusqu'à sa cinquantième année - une opération ratée des cordes vocales - ma mère a toujours chanté et pas seulement des airs d'opéra, mais aussi ses poètes préférés de la chanson: Edith Piaf, Charles Aznavour, Léo Ferré, Charles Trenet ou Jacques Brel, sans oublier les chansons napolitaines qui adoucissaient ses heures de mélancolie, de solitude ou de maladie, prématurément.

Il subsiste aujourd'hui, dans ces mêmes murs, une présence invisible chargée d'émotion quand j'écoute, entre sourire et larmes, Nessun Dorma de Giacomo Puccini avec Beniamino Gigli et Vesti la Giubba de Ruggero Leoncavallo avec Mario Lanza.

L'affinité avec l'Italie - une seconde patrie - est vraiment chez nous une histoire de famille...     

image: portrait de ma mère (1946)  

14/05/2012

Au bar à Jules - Du bûcher

Un abécédaire: B comme Bûcher

littérature; livres

Chacun dans sa nuit a le sien, tremblant et secret, où les flammes intérieures, cachées au grand nombre sinon à tous, contredisent les apparences: dressées contre le conformisme ambiant; contre la vulgarité, la bêtise, la médiocrité; contre ce qui étouffe, déforme ou rogne les ailes de la liberté; et finalement contre cette absence d'humour qui est une intelligence face au néant, au vide, au chaos. Et tout brûle au milieu de pierres immaculées: les bâtisses du pays sans ombres, les livres jaunis par leur absence de lecteurs, les clefs USB, les visages hideux recouverts de terre comme une métaphore grimaçante de la fatalité. Tout brûle, pour éviter de blesser. Qui? Les vivants, bien sûr!

Alors, je pense à la poétesse américaine Sylvia Plath - l'auteur de La cloche de verre et de Ariel - qui, avant de choisir sa mort à l'âge de 31 ans, avait consigné ses brûlures dans ses carnets, sa correspondance et esquisses de romans dont ne nous est parvenu qu'une version expurgée, par les soins de sa mère et de son mari Ted Hughes, poète lui aussi. Le Journal de ses deux dernières années a été tout simplement détruit par les héritiers, afin de protéger sa famille et ses enfants. Le contraire de la paix des cendres. On a pris soin d'arroser son bûcher, non avec de l'essence, mais une eau de cure thermale, inodore et supportable à tous... Sans blague!

Au petit matin, je me réveille avec le chant du piccio dorsobianco - le pic à dos blanc - avec l'humeur enjouée d'un drôle qui s'étonne de son épuisante survie à tant d'imbécilités. Puis, une sonnerie caractéristique sur mon iPhone m'indique que j'ai reçu de nouveaux messages sur Facebook. Les amis. Plus tard dans la journée, un téléphone de ma Bonne Amie; et les fous-rires avec d'autres proches; et les livres choisis au gré de mes humeurs vagabondes; et les premières notes des Variations Goldberg de Jean Sébastien Bach pour parachever mon allégresse. 

Le soleil brille à nouveau comme un sou neuf à travers les persiennes. A peine subsiste-t-il un vague souvenir de ces radiations de l'enfer nocturne que je sais et que j'arrache d'un coup de sécateur, à la racine. Sans états d'âme. Et maintenant, maestro: musique!  

Sylvia Plath, Letters Home / Correspondence 1950-1963 (Editions des Femmes, 1988)

image: Sylvia Plath (Sylvia-Plath.org)

00:12 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/05/2012

Au bar à Jules - De l'amitié

Un abécédaire: A comme Amitié

abécédaire; littérature; sciences humaines

A son propos, Francesco Alberoni use d'une jolie image: L''amitié requiert toujours de la réciprocité. Je ne puis être l'ami de quelqu'un qui n'est pas mon ami. Elle m'apparaît pleinement nourricière, inventive et poreuse à souhait, quand tout va bien. C'est alors qu'elle affiche, sans même y réféchir, sa disponibilité, son humour libérateur, son plaisir de ne pas avoir besoin d'être autre. Quand au contraire tout va mal, les amis se confondent parfois avec ceux qui n'en sont pas, ceux des priorités nécessaires plutôt que des priorités choisies. Eloge de ce petit nombre à l'instar de ces fleurs aux longues tiges tournées vers le soleil, qui ne se couchent pas à la première tempête - le mariage, la carrière professionnelle, l'engagement politique ou le mysticisme - et se dérobent au regard attentif et ami. Durablement.

Eternelle reconnaissance envers ces solidarités mystérieuses - que j'emprunte à Pascal Quignard - se mêlant aux humeurs du moment, sans cette obsession de la normalité rendant toutes choses grises, ternes, lisses, dépourvues d'intérêt. En amitié, on se trompe moins souvent qu'en amour, même si certaines pudeurs cachent tant de non-dits - au-delà d'une estime réciproque - qu'elles sont incapables de  laisser s'épanouir ce parfum de liberté, de naturel ou de frivolité partagées comme un trésor sans lesquelles la vie serait dénuée de saveur. Et le mot fin s'inscrit en gros caractères. Sans merci.  

Francesco Alberoni dit encore: Un ami est toujours un personnage à deux faces. D'un côté, il nous renvoie notre image, de l'autre il appartient à cette société qui nous est inconnue. Ou encore: Avoir de l'amitié pour quelqu'un, c'est reconnaître en lui une qualité, une vertu, tout à fait évidentes mais que les autres n'apprécient pas, par indifférence ou par hostilité.

L'amitié, c'est aussi pouvoir se raconter, tout dire, sans souci de conquête, ni crainte d'un jugement; sans l'impression de transgresser une frontière, ni besoin d'absolution. Tout bien considéré, une fenêtre que chaque jour ami ouvre pour nous sur le monde, avec une désarmante simplicité, avec allégresse, sans exigence en retour?

Francesco Alberoni, L'amitié (coll. Pocket, 1999)

image: Le blog de Lea (canailleblog.com)