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07/09/2011

Le poème de la semaine

Abdellatif Laâbi

Ami
accroche-toi
ta bougie est plus belle
et tes ongles ne sont noirs
que de la crasse des mauvais jours
ne pleure pas
les armes qui te manquent
réjouis-toi de la rose
que tu ne peux offrir
ouvre les bras
à l'enfant de tes insomnies
ta plume est propre
ne la trempe pas
dans la glu de la rancoeur
 
ta boue 
c'est de la bonne boue
et ta baraque
un trône de lumière
 
Je n'ai que toi
pour pouvoir dire
sans risque de me tromper
j'ai un ami
et continuer à aimer
comme j'aime
 
Accroche-toi
l'ami
pour que ce pays
ne s'écroule pas
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

02/03/2011

Le poème de la semaine

Abdellatif Laâbi


Ce ne pourra pas être un pays

avec des drapeaux hissés

au-dessus des maisons

Une langue unique pour prier

Un nom que les tribuns prononcent

la bouche pleine de majuscules

en fermant les yeux de béatitude


Ce ne pourra pas être un pays

qu'il faille quitter ou retrouver

avec les mêmes déchirements

l'obscure litanie du deuil

et ce sanglot des racines

hélant d'improbables rivages


Ce ne pourra pas être un pays

qu'on doive apprendre à l'école

à la caserne

en prison

avec la hantise

de se tromper de pays


Ce ne pourra pas être un pays

juste pour le ventre

ou la tombe

et rien d'autre

hormis le fardeau des peines

qu'on n'ose plus confier

même à l'ami


Ce ne pourra pas être un pays

qui ne sait plus rire

vivre à en être meurtri

peupler la nuit de ses excès

jusqu'à déchirer d'amour

les draps de l'aube


Ce ne pourra pas être un pays

parmi la cohorte des pays

cynique

avare

dur d'oreille

engraissant les voyous

leur offrant le glaive et la balance

alignant les suaires

et payant jusqu'aux pleureuses

pour les doux


Ce ne pourra pas être un pays

qui dans le coeur

chasse un autre pays

pour ériger des murailles

entre le désir et le désir

et vouer au blasphème

l'humble joie de l'errant


Ce ne pourra pas être un pays

qui ferme sa porte à l'hôte

l'étranger

époux de l'étoile

émissaire de nos antiques amours

survivant de la marche

celle des origines

quand la vie nous visitait encore

et que nos pas s'aventuraient

de sillon en sillon

dans ce continent englouti

disparu

avant de nous livrer la clé du rêve

et qu'il a fait glisser dans nos songes


Ah c'est un pays encore à naître

dans la soif et le dénuement

La brûlure qui rend l'âme à l'âme

et de la mer morte

des larmes

soulève la houle des mots


C'est un pays encore à naître

sur une terre coulant de source

éprise d'infini

drapée du bleu de l'enfance

aussi fraîche que la cascade

du premier soleil


C'est un pays encore à naître

dans la lenteur du lointain

et du proche

Dans la langueur de l'espérance

mille fois trahie

Dans la langue éperdue

et retrouvée


C'est un pays encore à naître

sur le chemin

qui ne fait que reprendre

et ne conduit à nul pays


O pays qui m'écarte

et m'éloigne

Laisse-moi au moins te chercher


 

Quelques traces de craie dans le ciel,

Anthologie poétique francophone du XXe siècle

00:09 Écrit par Claude Amstutz dans Abdellatif Laâbi, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/11/2010

Actualité de la poésie

Bloc-Notes, 29 novembre / Les Saules

braquedeuxoiseaux.JPG

La poésie demeure le poumon de l'humanité et poursuit sa marche exigeante, discrète, individuelle à l'encontre d'une pensée unique, si présente dans les conversations ou les médias, voire dans la production littéraire de bon nombre d'éditeurs. Cela se vérifie tous les jours, et si vous naviguez parfois sur Facebook, vous serez étonnés par l'omniprésence de la poésie: sous toutes ses formes, obéissant à des desseins différents, surgie d'horizons multiples souvent inattendus, célébrant l'écrit sans frontières autour duquel les lecteurs attentifs se régénèrent, invités à prolonger l'émotion, la confronter à leur vécu, l'intégrer à leur culture. Un bel exemple pour louer au passage les moyens d'expression de ces nouvelles voies de la communication qui prennent le relais des supports traditionnels - plus restrictifs, figés ou absents - afin de favoriser la lecture et l'écriture partagées, signes palpables d'une ouverture au monde, reflets d'un besoin salutaire dans de nombreux domaines, dont la poésie - ou la musique, malheureusement - qui voit son espace réduit de jour en jour, dans les grandes chaînes commerciales... 

J'espère toutefois que les trois nouveautés choisies ci-dessous, échapperont à la règle des 44 jours de présence moyenne en librairie et que vous ne serez pas contraints de vous les procurer par Internet! Pour le premier titre proposé, le mérite en revient aux éditions Gallimard qui, sous la conduite de Eglal Errera, nous proposent une anthologie poétique, Les Poètes de la Méditerranée. Un travail extraordinaire, qui, sur 960 pages au format poche - mais avec une présentation et une typographie très soignées - nous présente les auteurs actuels de 24 pays, en édition bilingue. Si certains poètes sont disponibles dans d'autres éditions courantes - Adonis, Vénus Khoury-Ghata, Abdelattif Laâbi, Nuno Judice, Bernard Noël, Ismail Kadaré - la plupart nous sont inconnus, originaires de Grèce ou de Syrie, d'Egypte ou de Tunisie, du Montenegro ou de Slovénie. Dans la préface de ce livre, Yves Bonnefoy note: La Méditerranée est confiée à la poésie. On peut espérer que la poésie la gardera avec elle; en elle, à combattre, à espérer. Cette anthologie est à chaque page un enchantement, une découverte, une confirmation du rôle essentiel que représente la poésie, véritable contre-pouvoir à la culture de masse, par l'acuité de son regard et l'indépendance de son esprit.

Une autre nouveauté mérite d'être signalée: Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe, né de la plume de Deborah Heissler, seconde publication de cet auteur paru aux éditions Cheyne, vouées à la poésie contre vents et marées depuis trente ans! Un bel objet en parfaite adéquation avec son contenu. Une écriture fine et légère, plus chaleureuse que dans son précédent ouvrage - Près d'eux, la nuit sous la neige - pour dire la force du silence, les sensations mêlées à l'observation de la nature ou de la lumière qui déconstruisent notre vide intérieur et lui redonnent un centre de gravité, pour autant que nous prenions du temps de le lire sans hâte et d'en respirer les senteurs invisibles: J'entre dans la lumière advenant comme un miracle au sein de la durée irréelle de l'hiver. Atonalité des formes, de leurs contours tremblés, qui favorise un autre ordonnancement des lieux, la redécouverte de l'horizon avec au loin l'accord du solide et de l'ajouré. Un des plus beaux recueils poétiques de l'année, dont un autre extrait figurera sous peu dans Le poème de la semaine.

Enfin, j'achève ce tour d'horizon avec Poésies - 1997/2004, écrit par Claire Genoud, qui a publié auprès du même éditeur - Bernard Campiche - deux recueils de nouvelles, Poitrine d'écorce et plus récemment Ses pieds nus, déjà présenté dans ces colonnes. Une écriture viscérale, au plus près du corps, sur le fil continu d'une déchirure: celle du poème en miroir qui tourbillonne au-dessus du vide, tremble au bord du gouffre comme le signale Alexandre Voisard. Le lac peut bien lècher mes sandales comme un chat trop fidèle. Je n'ai qu'une envie, celle de plâtrer ses rives et de sangler sa peau battante au brouillard hivernal, car je ne veux plus des saisons qu'il s'obstine à dresser sur nos toits. D'un coup de plume, je ferai souffler la bise pour assécher son eau. Magnifique!

A cette grande méditerranéenne, Andrée Chedid, le mot de la fin: Il est vital pour le poète de lever des échos, et de le savoir. Nul mieux que lui ne s'accorde aux solitudes ; mais aussi, nul n'a plus besoin que sa terre soit visitée. 

Eglal Errera, Les poètes de la Méditerranée - Anthologie (coll. Poésie/Gallimard, 2010)

Deborah Heissler, Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe (Cheyne, 2010)

Claire Genoux, Poésies / 1997-2004 (coll. Campoche/Campiche, 2010)

Image: Georges Braque, Deux oiseaux sur fond bleu (1963)

20/08/2010

Issa Makhlouf

Bloc-Notes, 19 août / Les Saules

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Certains livres - fort rares - charment dès les premières lignes, par la pureté de leur style et la qualité de leurs émotions. C'est le cas du roman La vie lente des hommes de Sylvie Aymard (Maurice Nadeau, 2010) déjà évoqué dans ces colonnes, ainsi que de L'embrasure de Douna Loup (Mercure de France, 2010) dont il sera question, très bientôt.

Le livre de ce jour, Lettre aux deux soeurs de Issa Makhlouf, répond aux mêmes critères. En voici le début, d'une beauté à couper le souffle: Paris. La voix de Kathleen Ferrier interprétant "la Passion selon Saint Matthieu" de Bach monte d'un coin éloigné de la salle, quelque part à ma droite. Elle filtre à travers le pâle éclairage et me parvient, ténue, sauf par à-coups où elle s'élève en une vague puissante qui tout aussitôt retombe. Je m'arrête d'écrire et me mets dans son sillage. Elle pénètre partout et, quand le disque s'arrête, elle continue à vibrer et à scintiller telle une lame acérée. Elle me confie ce que la parole peine à exprimer, débarrasse l'âme de sa couverture et lance son appel. Elle oscille, mue, se lève et se couche comme un astre, frappe aux portes fermées, s'insinue dans l'instant qui sépare la pénombre de la clarté.

Telle est l'introduction de cette longue lettre qu'un homme écrit à son amante, espérant par ce biais se découvrir et lui partager ce qu'il n'a jamais pu faire auprès d'une autre personne. Plus tard, il réalisera que sa soeur les a également lues. Deux soeurs : une flamme double. Un jeu de miroirs qui se retrouve également dans le style de l'écriture où la parole est multiple, car l'auteur confond la sienne propre et celle d'autrui, trouvée dans d'autres livres, sur une main peinte clans une grotte préhistorique, sur une toile du Caravage, dans une statue de femme nue au Parc de Bagatelle ou parmi les anges de Giotto.

Véritable hymne à l'amour, à la beauté, à l'harmonie, à la paix, ce texte est à chaque page un enchantement conjugué en deux couleurs: la première exprimée par la lettre elle-même, la seconde - en italique dans le récit - mûrie par la réflexion du narrateur sur la vie, le temps, l'écriture, l'inexprimé, la sagesse:

Je cueille ma rose à même la neige tombant sur les réverbères du sommeil. J'allume le feu de l'attente. Je coupe la folie en deux et dis au chanteur suborneur: Libère ton chant! Des fleuves éternels et provisoires filtrent d'entre tes cuisses croisées comme pour la prière. Et quand tu les ouvres en inspirant profondément, puis quand tu les soulèves comme si tu escaladais l'air, ce dernier gagne en éclat et transparence. Tu dénoues le fil du soir avec les effluves de l'animal qui court autour de toi. Je te marie au soleil. A l'ange en flammes dans tes pupilles. Entre les paroles éthérées et la chair radieuse, je choisis la chair radieuse. De mes deux yeux, je regarde son eau. Je la choisis en sachant ce qu'elle recèle dans son autre versant.

Tout simplement splendide!

Issa Makhlouf, Lettre aux deux soeurs, traduit par Abdellatif Laâbi (José Corti, 2010)

Photo: Thierry Rambaud/IMA

00:29 Écrit par Claude Amstutz dans Abdellatif Laâbi, Bloc-Notes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |