Le poème de la semaine (02/03/2011)

Abdellatif Laâbi


Ce ne pourra pas être un pays

avec des drapeaux hissés

au-dessus des maisons

Une langue unique pour prier

Un nom que les tribuns prononcent

la bouche pleine de majuscules

en fermant les yeux de béatitude


Ce ne pourra pas être un pays

qu'il faille quitter ou retrouver

avec les mêmes déchirements

l'obscure litanie du deuil

et ce sanglot des racines

hélant d'improbables rivages


Ce ne pourra pas être un pays

qu'on doive apprendre à l'école

à la caserne

en prison

avec la hantise

de se tromper de pays


Ce ne pourra pas être un pays

juste pour le ventre

ou la tombe

et rien d'autre

hormis le fardeau des peines

qu'on n'ose plus confier

même à l'ami


Ce ne pourra pas être un pays

qui ne sait plus rire

vivre à en être meurtri

peupler la nuit de ses excès

jusqu'à déchirer d'amour

les draps de l'aube


Ce ne pourra pas être un pays

parmi la cohorte des pays

cynique

avare

dur d'oreille

engraissant les voyous

leur offrant le glaive et la balance

alignant les suaires

et payant jusqu'aux pleureuses

pour les doux


Ce ne pourra pas être un pays

qui dans le coeur

chasse un autre pays

pour ériger des murailles

entre le désir et le désir

et vouer au blasphème

l'humble joie de l'errant


Ce ne pourra pas être un pays

qui ferme sa porte à l'hôte

l'étranger

époux de l'étoile

émissaire de nos antiques amours

survivant de la marche

celle des origines

quand la vie nous visitait encore

et que nos pas s'aventuraient

de sillon en sillon

dans ce continent englouti

disparu

avant de nous livrer la clé du rêve

et qu'il a fait glisser dans nos songes


Ah c'est un pays encore à naître

dans la soif et le dénuement

La brûlure qui rend l'âme à l'âme

et de la mer morte

des larmes

soulève la houle des mots


C'est un pays encore à naître

sur une terre coulant de source

éprise d'infini

drapée du bleu de l'enfance

aussi fraîche que la cascade

du premier soleil


C'est un pays encore à naître

dans la lenteur du lointain

et du proche

Dans la langueur de l'espérance

mille fois trahie

Dans la langue éperdue

et retrouvée


C'est un pays encore à naître

sur le chemin

qui ne fait que reprendre

et ne conduit à nul pays


O pays qui m'écarte

et m'éloigne

Laisse-moi au moins te chercher


 

Quelques traces de craie dans le ciel,

Anthologie poétique francophone du XXe siècle

00:09 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |