Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/03/2013

Musica présente - 55 Bruce Hungerford

Bruce Hungerford

pianiste australien, 1922 - 1977

*

(Johannes Brahms: Ballade in D minor No 1, Op 10; Capriccio in B minor No 2, Op 76; Intermezzo in A major No 6, Op 76; Rhapsody in B minor No 1, Op. 79; Rhapsody in G minor No 2, Op. 79; Intermezzo in B minor No 2, Op 117; Six Klavierstücke, Op 118)

merci à Nicole R


07:12 Écrit par Claude Amstutz dans Johannes Brahms, Musica présente, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/03/2013

Morceaux choisis - Maurice Chappaz

Maurice Chappaz

Maurice Chappaz.gif

merci à Gilberte F

Ai-je laissé passer la terre promise?
Les voyageurs sont nus et ivres
et las
et ils ont le mal du pays.
 
Les champs ressemblent à des visages soucieux.
L’aube écrit vite
avec un bâtonnet d’ombre.
 
Un verdier s’enfuit.
Derrière les barreaux de ma vigne j’écoute le printemps.
La pioche retient son souffle: les bourgeons
sont fragiles comme du verre.
 
Je desserre les lèvres de la montagne.
Je suis aux prises avec la première coupe de parfums
ceux qui ont rongé la neige,
les parfums porcs.
 
Ce goût de pomme sûre,
cette odeur de bois pourri, d’humus et de vent,
l’odeur du ventre d’une mère
et d’une feuille d’arbre en voyage.
 
Les collines sont giclées dans les trayons,
les mousses se délivrent.
 
Par millions les fleurs, les graines,
les bestioles infimes,
la cohue des larves d’insectes
traversent leurs pertuis obscurs
comme s’ils pérégrinaient tous
par les vaisseaux de mon corps.
 

Tendres campagnes, dans: Cent poèmes pour ailleurs - Anthologie établie par Claude-Michel Cluny (coll. Orphée/La Différence, 1991)

présenté par Gilberte Favre (itineraires.blog.24heures.ch)

Vendanges tardives - De Dominique

Un abécédaire - D comme Dominique

Dominique-Bourgois.jpg

Tout comme toi, Fred, il m'arrive souvent de vociférer contre les critiques de tous bords, cette intelligentsia de la pensée molle qui s'adapte avec habileté aux modes et aux auditoires, disposant dans ses colonnes les mêmes mots, à propos des mêmes livres, et au même moment! Mais, reconnais au moins que ces journalistes-là ou professionnels du sérail, on ne les lit jamais, et finalement, on perd notre temps à en parler... Je préfère quant à moi, raviver la flamme de ceux qui ont suivi leur musique intérieure, leur passion, leur curiosité et qui ont su, d'instinct semble-t-il, partager davantage que des écrivains: une manière de voir le monde, de s'ouvrir à lui. Je pense bien sûr à Alexandre Vialatte, Roger Nimier ou plus près de nous, Philippe Sollers et Jean-Louis Kuffer.

Parmi ces passeurs de culture et de savoir, capables de te faire voguer sur la mer au milieu des vignes ou remonter le temps derrière un bureau chaotique encombré de manuscrits et de photographies, je garde toujours une pensée émue pour Vladimir Dimitrijevic. Au cours de mes années d'apprentissage en librairie, je me souviens qu'à la fin de ses cours consacrés à la littérature russe, je me précipitais dans la librairie la plus proche pour acheter les oeuvres d'Anton Tchékhov, d'Alexandre Pouchkine ou de Vassili Grossman... Et pas plus tard que hier, comme au cours de nos rencontres des années précédentes, j'ai éprouvé ce même sentiment d'enthousiasme et de gratitude auprès de Dominique Bourgois, venue présenter à Lausanne, devant un parterre de libraires réjouis, les nouveautés de son catalogue.

Et c'est ainsi qu'à peine de retour à Genève, je me suis procuré Les fantômes de César Aira - traduit de l'argentin - et La nuit du loup de Javier Tomeo - traduit de l'espagnol - s'ajoutant à deux autres textes qui m'ont été offerts et que j'apprécie: La belle indifférence de Sarah Hall - nouvelles traduites de l'anglais - ainsi que le dernier roman - traduit de l'allemand - de mon compatriote Martin Suter, Le lemps, le temps, à paraître en mai de cette année. Je n'en dirai pas plus - n'insiste pas - car je consacrerai au moment voulu plusieurs Bloc-Notes à ces ouvrages.

J'ajoute que - actuellement - les quatre maisons d'édition les plus intéressantes à mes yeux reposent entre les mains de femmes. Outre Dominique Bourgois dont je viens de te parler, cette même vibration émotionnelle qui fait peu de compromis avec le climat ambiant, se retrouve aussi chez Anne-Marie Métailié, Fabienne Raphoz - éditions José Corti - et Liana Levi, produisant des écrits de qualité et un catalogue se démarquant des plus grandes usines à livres... La Journée de la Femme est donc aussi célébrée ici, à juste titre: symbole de qualité, de persévérance, de réussite. Et vois-tu, Fred, rien que de me remémorer ces rencontres au monde du livre et des idées - qui est aussi une insatiable quête de sens - voici que ma journée en est déjà toute embellie!

image 1: Dominique Bourgois (www.scuolalibraiuem.it)

image 2: Vladimir Dimitrijevic (www.zinoviev.ru)

Vladimir-Dimitrijevic.jpg

06/03/2013

Le poème de la semaine

François Cheng

Argile pétrie de rêves durables
De corps que l'eau départage
Rêves de jade et de rosée
Corps de souffles et de sang
Quelle main hors de la mémoire
Pétrissant l'un et puis l'autre
Pétrissant le vide médian
Où tout désir sera échange
 
Qui est brisé sera comblé
Qui est comblé sera tout autre
Argile pétrie de corps durables
De rêves dont les corps sont nés
Rêves de souffles et de sang
Corps de jade et de rosée

 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

08:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/03/2013

Vendanges tardives - Du charme

Un abécédaire - C comme Charme

Marlon Brando.jpg

Non, Fred, tu n'es pas moche, et malgré tes jambes arquées et ta petite taille, malgré un âge qui avoisine celui de mon improbable fils, tu as encore toutes tes chances... Bien sûr, tu n'es pas à l'école du piercing et ne votes pas à la gauche de la gauche! Un handicap? Balivernes, car vois-tu, ce qui compte, c'est ta manière de glisser ton regard sur la peau des autres avec une sourde indifférence, à la manière d'un Robert Mitchum, ou t'exprimer avec une légendaire économie de mots comme ton idole Marlon Brando. C'est là ton charme, auquel il convient d'ajouter un humour décapant, quelque part entre Groucho Marx et Raymond Chandler. Pas convaincu? Et pourtant, cela ne vaut-il pas mieux que le profil de bellâtre d'un Ridge Forrester dans Top Models, qu'on immortalise dans un cadre photographique ou qu'on exhibe à la piscine municipale?

Tiens, par exemple, en ce qui me concerne, j'ai souvent fondu devant des beautés inoubliables - au cinéma une Louise Brooks, une Greta Garbo ou une Grace Kelly - mais même dans la vie réelle, celles qui m'ont laissé un souvenir marqué d'une pierre blanche, ne leur ressemblaient absolument pas. Elles avaient un charme particulier, imparfait, sensuel, pour tout dire unique, traduisant une grâce, une légèreté, une intelligence ou une fantaisie impertinente, inconnues chez les plus convoitées ou enviées. Je me rappelle alors les vers de Charles BaudelaireSors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres? Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; tu sèmes au hasard la joie et les désastres, et tu gouvernes tout et ne réponds de rien... Camille Laurens use elle aussi d'une image pertinente: Le charme, parce qu'il est magique, est indéfinissable: en concurrence avec la beauté, il la surpasse souvent par cette énigme qui le nimbe, "un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte (Pierre Corneille)". 

Une objection? Ta voisine? Quoi, ta voisine? Tu veux parler de la blonde platinée avec de longues jambes à la Julia Roberts? Alors là, mon vieux, oublie! Tu n'as ni le profil, ni les mètres carrés de pelouse ou piscine nécessaires, ni la sociabilité conquérante ou le look adéquat! Mais dis-moi, Fred, en toute franchise: pourquoi tu te scotches toujours aux empêcheuses de danser en rond?

Camille Laurens, Le grain des mots (Gallimard, 2012)

Charles Baudelaire, Hymne à la beauté, dans: Les fleurs du mal (coll. GF/Flammarion, 2012) 

images: Marlon Brando et Robert Mitchum

Robert Mitchum.jpg


21:45 Écrit par Claude Amstutz dans Charles Baudelaire, Littérature francophone, Vendanges tardives - Un abécédaire 2013 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

Morceaux choisis - Marie Noël

Marie Noël

littérature; poésie; anthologie; livres

J’ai vécu sans le savoir, 
    Comme l’herbe pousse ... 
Le matin, le jour, le soir 
    Tournaient sur la mousse. 
 
Les ans ont fui sous mes yeux 
    Comme à tire-d’ailes 
D’un bout à l’autre des cieux 
    Fuient les hirondelles ... 
  
Mais voici que j’ai soudain 
    Une fleur éclose. 
J’ai peur des doigts qui demain 
    Cueilleront ma rose, 
  
Demain, demain, quand l’Amour 
    Au brusque visage 
S’abattra comme un vautour 
    Sur mon cœur sauvage. 
  
Dans l’Amour si grand, si grand, 
    Je me perdrai toute 
Comme un agnelet errant 
    Dans un bois sans route. 
  
Dans l’Amour, comme un cheveu 
    Dans la flamme active, 
Comme une noix dans le feu, 
    Je brûlerai vive. 
 
Dans l’Amour, courant amer, 
    Las ! comme une goutte, 
Une larme dans la mer, 
    Je me noierai toute. 
  
Mon cœur libre, ô mon seul bien, 
    Au fond de ce gouffre, 
Que serai-je? Un petit rien 
    Qui souffre, qui souffre! 
 
Quand deux êtres, mal ou bien, 
    S’y fondront ensemble, 
Que serai-je? Un petit rien 
    Qui tremble, qui tremble! 
 
J’ai peur de demain, j’ai peur 
    Du vent qui me ploie, 
Mais j’ai plus peur du bonheur, 
    Plus peur de la joie 
 
Qui surprend à pas de loup, 
    Si douce, si forte, 
Qu’à la sentir tout d’un coup 
    Je tomberai morte. 
  
Demain, demain, quand l’Amour 
    Au brusque visage 
S’abattra comme un vautour 
    Sur mon cœur sauvage... 
 

Marie Noël, Attente / extrait, dans: Les Chansons et les Heures, - Le Rosaire des joies (coll. Poésie/Gallimard, 1983)

00:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/03/2013

Vendanges tardives - Des bombardements

Un abécédaire - B comme Bombardement

Dresde-Bombardement.jpg

Sur tes conseils, mon cher Fred, je relis ce document implacable de W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, et qui traite du bombardement massif des villes allemandes - Dresde, Cologne, Hambourg, Darmstadt, Munich etc. - à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une page d'histoire peu souvent évoquée, encore taboue, voire vouée à l'oubli. W.G. Sebald note: Il se dégage des Strategic Bombing Surveys des Alliés, des enquêtes de l'Office fédéral de statistique ou d'autres sources officielles que la Royal Air Force, à elle seule, a largué au cours de quatre cent mille vols un million de tonnes de bombes sur le territoire ennemi; que sur les cent trente et une ville attaquées, une seule fois pour les unes, à de multiples reprises pour les autres, nombreuses sont celles qui ont été presque entièrement rayées de la carte; que les bombardements ont fait en Allemagne près de six cent mille victimes civiles; que trois millions et demi de logements ont été détruits; qu'à la fin de la guerre sept millions et demi de personnes étaient sans abri; qu'il y avait 31,4 mètres cubes de décombres par habitant à Cologne et 42,8 à Dresde. Mais nous ignorons ce que tout cela a signifié en réalité.

L'intérêt de cet ouvrage est de jeter une lumière crue sur une période largement occultée dans la littérature allemande - sauf chez Heinrich Böll, à peu de choses près le seul - comme une mémoire collective qui se concentrerait sur la grandeur passée de la nation, puis sa reconstruction. W.G. Sebald cite quelques réminiscences saisissantes, dont celle de Stig Dagerman, qui entre Hasselbrook et Landwehr, a traversé dans un train roulant à vitesse normale un paysage lunaire, et que dans cette contrée désolée, sans doute l'un des champs de ruines les plus affreux de toute l'Europe, il n'a pas aperçu âme qui vive. Le train, écrit-il, était bondé, comme tous les trains allemands, mais personne ne regardait par la fenêtre. Et l'on avait reconnu en lui l'étranger au fait que lui regardait dehors.

Deux autres exemples abondent dans le même sens, dont celui de Alexander Kluge, à Halberstadt mentionné dans ce livre, avec Madame Schrader, employée d'un cinéma et qui, aussitôt après que la bombe a explosé empoigne la pelle d'un poste de défense passive, espérant dégager les décombres avant la représentation de quatorze heures. Hans Erich Nossack, parle, lui, à son retour à Hambourg quelques jours après le raid, dans une maison isolée et intacte au milieu du désert de décombres, d'une femme en train de nettoyer les vitres.

Déni, espace blanc dans le temps, refus, choc, silence devant cette horreur, hélas en rappelant bien d'autres: Tandis que nous évoquons les brasiers nocturnes de Cologne et de Hambourg, il devrait aussi nous rester en mémoire la ville de Stalingrad, alors gonflée des flots de réfugiés comme le sera plus tard Dresde, bombardée par douze cent chasseurs. Et au cours de cette attaque suscitant les transports de joie des troupes allemandes cantonnées sur l'autre rive, quarante mille personnes étaient en train de trouver la mort...

W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l'histoire naturelle (Actes Sud, 2004)

Heinrich Böll, Le silence de l'ange (Seuil, 1995)

Antony Beevor, Stalingrad (coll. Livre de poche/LGF, 2001)

image 1: La destruction de Dresde, 13-14 février 1945 (au-bout-de-la-route.blogspot.com)

image 2: W.G. Sebald (newyorker.com)

sebald.jpg


La citation du jour

Sylvie Germain

Sylvie-Germain.jpg

Ecrire est le plus sérieux des jeux. Dans le territoire du roman, on écrit un peu à la façon dont on joue à la marelle, on pousse les mots de ligne en ligne, de page en page, on avance à cloche-main, et les espaces traversés ne sont pas sans danger. Mais on ne vise aucun paradis, aucun ciel; c’est vers le silence que l’on tend, que l’on conspire, en écrivant. Vers ce silence que l’on devine ouvert en amont du langage, que l’on pressent béant en son aval, et que l’on sent bruire autour, et tout au fond de chaque mot.

Sylvie Germain, Rendez-vous nomades (Albin Michel, 2012)

08:19 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/03/2013

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer

207270_1026993401951_1396_n.jpg

Tout sera peut-être oublié? Tout n’aura peut-être été qu’illusion? Tout n’aura jamais été peut-être qu’un rêve ?Je ne me pose, pour ma part, aucune de ces questions. Je ne fais que m’imprégner. Ou plutôt je ne fais qu’être imprégné. Plus exactement je ne fais qu’être, et encore: je ne suis qu’à vos yeux. Faites de moi ce que vous voulez: courez après mon reflet, emparez-vous de mon ombre, clouez et exposez ma dépouille, mais qui dira ce que je suis en vérité? Quels mots diront mon vol? Quels mes voiles et le vent qui me porte? Quels toutes mes pages écrites à coups d’ailes? Quels les milliards de vie que je continue en planant au-dessus des jardins suspendus jusqu’où remonte l’air poissonneux du Haut Lac aux airs ce soir de fleuve immobile? Quels mes effrois et mes ivresses? Quels mes désirs séculaires, moi qui ai l’âge de mes pères fossilisés dans la roche claire d’avant les glaciers? Quels de vos mots diront mon inscrutable origine? Quels de vos mots diront mes fins dernières?

Vous avez tant écrit pour dire ce que je suis, quand je ne faisais qu’être. Tant d’idées se sont empilées dans vos pyramides de papier pour affirmer qui j’étais, quand je tombais en poussière. Tant de combats entre vous pour décider quel nom je porterais, quand je renaissais. Tant d’armes levées, tant de fracas, tant de têtes coupées, tant de décrets, tant de conciles et de congrès, quand je vous survolais. Tant de peine, tant d’amour, tant de savoir, tant de haine, quand je me posais sur la joue de votre enfant dans la lumière du soir. Tant de contes dans la clairière en forêt. Tant d’images premières. Tant d’essais, tant d’explications, tant de lois, tant de traités, tant de généalogies et tant de prophéties. Vous vous êtes élus et maudits. Vous vous êtes couronnées et répudiés. Vous vous êtes traités de purs et d’impurs. Vous avez écrit sur moi des encyclopédies, mais d’un vol je traverse à l’instant votre crâne poncé par les âges. Or, moi qui n’ai pas de mémoire à vos yeux, je me rappelle vos jeux d’enfants. Vous scribes de la nuit des temps et vous paumés des quartiers déglingués, vous guerriers des légions et vous désertant les armées, vous laudateurs et vous contempteurs, vous sages et vous insensés, vous femmes qui enfantez et vous chefs de guerre qui massacrez – vous tous je vous revois lever vos yeux vers mes couleurs, en toutes vos mémoires j’ai déposé ce reflet, cette ombre diaprée, cette insaisissable douceur.

Quelle main ne se rappelle ma légèreté? Sur quel doigt de quel ange ai-je jamais pesé? Qui ne se souvient de la prairie de son enfance où voltigeaient mes drapeaux? Qui ne se revoit, sous le tourbillon de mes ailes en foule, dans la rivière ou la rizière, les hautes vallées ou la féerie des contrées lointaines? Qui ne revit tel après-midi de sa vie dans l’ondulé de ma chenille sur les sentiers poudreux? Qui ne se rappelle le jeune garçon de la légende me voyant, de la bouche du vieil Homère mourant, m’envoler et rendre son chant à l’Univers? Qui ne revoit, à son plafond de malade que la douleur tient en éveil, la tache ou l’écaille dont on croirait qu’elle cherche l’échappée d’un autre ciel? Si je ne suis qu’à vos yeux, c’est par vos mots que je vous parle de vous. Je ne faisais comme vous que passer. Je ne sais trop ce que vous entendez par le mot beauté, mais un poète l’a écrit sur la nappe de papier d’un café : que je suis en visite chez vous.

Jean-Louis Kuffer, L'Ambassade du Papillon (Campiche, 2000)

image:  Jean-Louis Kuffer, Autoportrait jeté / Huile sur panneau (2008)

02/03/2013

Lire les classiques - Jean Racine

Jean Racine

cochin.png

Saintes demeures du silence,
Lieux pleins de charmes et d'attraits,
Port où, dans le sein de la paix,
Règne la Grâce et l'Innocence;
Beaux déserts qu'à l'envi des cieux,
De ses trésors plus précieux
A comblé la nature,
Quelle assez brillante couleur
Peut tracer la peinture 
De votre adorable splendeur?
 
Les moins éclatantes merveilles
De ces plaines ou de ces bois
Pourraient-elles pas mille fois
Épuiser les plus doctes veilles?
Le soleil vit-il dans son tour
Quelque si superbe séjour
Qui ne vous rende hommage?
Et l'art des plus riches cités
A-t-il la moindre image 
De vos naturelles beautés?
 
Je sais que ces grands édifices
Que s'élève la vanité
Ne souillent point la pureté
De vos innocentes délices.
Non, vous n'offrez point à nos yeux
Ces tours qui jusque dans les cieux
Semblent porter la guerre,
Et qui, se perdant dans les airs,
Vont encor sous la terre 
Se perdre dedans les enfers.
 
Tous ces bâtiments admirables,
Ces palais partout si vantés,
Et qui sont comme cimentés
Du sang des peuples misérables,
Enfin tous ces augustes lieux
Qui semblent, faire autant de dieux
De leurs maîtres superbes,
Un jour trébuchant avec eux,
Ne seront sur les herbes 
Que de grands sépulcres affreux.
 
Mais toi, solitude féconde,
Tu n'as rien que de saints attraits,
Qui ne s'effaceront jamais
Que par l'écroulement du monde:
L'on verra l'émail de tes champs
Tant que la nuit de diamants
Sèmera l'hémisphère;
Et tant que l'astre des saisons,
Dorera sa carrière, 
L'on verra l'or de tes moissons.
 
Que si parmi tant de merveilles
Nous ne voyons point ces beaux ronds,
Ces jets où l'onde par ses bonds
Charme les yeux et les oreilles,
Ne voyons-nous pas dans tes prés
Se rouler sur des lits dorés
Cent flots d'argent liquide,
Sans que le front du laboureur
A leur course rapide 
Joigne les eaux de sa sueur?
 
La nature est inimitable;
Et quand elle est en liberté,
Elle brille d'une clarté
Aussi douce que véritable.
C'est elle qui sur ces vallons,
Ces bois, ces prés et ces sillons
Signale sa puissance;
C'est elle par qui leurs beautés,
Sans blesser l'innocence, 
Rendent nos yeux comme enchantés.

Jean Racine, Louange de Port-Royal, dans: Cantiques spirituels et autres poèmes (coll. Poésie/Gallimard, 1999)

image: Cloître de Port-Royal / Hôpital Cochin, Paris (en.wikipedia.org)

08:30 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |