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01/11/2012

Morceaux choisis - Rosa Montero

Rosa Montero

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Le chauffeur de taxi suivit l'homme du regard jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse dans l'obscurité puis fronça les sourcils avec inquiétude. Non loin de ce groupement de baraques, il y avait un autre endroit encore plus terrible. C'était le Poblado, le quartier le plus dangereux de Madrid; il était encerclé par une frange de brasiers et de carcasses de voitures calcinées qui formait une espèce de ceinture d'exclusion, une muraille défensive que personne n'osait traverser. De sorte que même l'enfer avait sa banlieue; on pouvait toujours trouver un endroit encore pire, de même qu'on pouvait toujours éprouver une douleur encore plus grande. Sauf maintenant. Maintenant, pensa Mathias dans un frisson, il était arrivé au coeur de la douleur, au centre même de la peine. On ne pouvait pas souffrir plus, et c'est pourquoi le monde s'était vidé de sens et semblait sur le point de se briser en mille morceaux, comme une fine croûte de glace sur un lac sombre. Mathias s'agrippa au volant pour ne pas tomber dans l'immense abîme de ces eaux noires. Il avait besoin de trouver une explication à l'inexplicable, une justification à la mort de Rita. Il avait besoin d'un message ou d'un châtiment. Quelque chose qui mettrait les choses à leur place.

Il tremblait, mais il ne pouvait pas rester arrêté sur le bas-côté de l'autoroute plus longtemps, même à ces petites heures de la nuit presque sans circulation. Il démarra lentement et conduisit dans un effort engourdi, sans avoir clairement conscience de là où il allait. Sans réfléchir, il fit demi-tour à la sortie suivante puis abandonna la M-40 par une petite route qui serpentait entre les champs desséchés. Il commença aussitôt à voir les premiers brasiers qui signalaient la proximité de Poblado et des silhouettes fantomatiques qui se découpaient en noir sur les flammes. Il tendit la main pour mettre les loquets des portes, mais au dernier moment décida de ne pas le faire: s'il devait lui arriver quelque chose, que ça lui arrive, ce serait là son destin, la réponse. Il circula lentement sur la frange frontalière du territoire barbare et arriva au passage souterrain sous les voies du chemin de fer, un étroit tunnel incroyablement sale où, au milieu de détritus de boîtes de conserve écrasées, de cadavres de rats et d'indiscernables haillons, on pouvait trouver de nombreux documents personnels, des cartes de piscine municipale ou de vidéo-club, des porte-monnaie ouverts et des sacs de femme éventrés, une avalanche de restes abandonnés par une légion de voleurs. Et là, juste à la sortie du tunnel, il lut un graffiti sur le mur qui lui disait: La vengeance te libérera.

Au fond, on voyait de nouveau la ligne brillante de la ville, avec son rêve de luxueux gratte-ciels et son cauchemar menaçant d'immondices et de misère.  

Rosa Montero, Instructions pour sauver le monde (Métailié, 2008)

traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse

image: F.Rodriguez, Madrid (onnouscachetout.com)

25/08/2012

Antonio Munoz Molina

9782020693554.gifAntonio Munoz Molina, Fenêtres de Manhattan (Seuil, 2005)

 

Si ce n’est déjà fait, découvrez vite cet incontournable écrivain espagnol, auteur d'une oeuvre extrêmement personnelle, dont Le vent de la lune, En l'absence de Bianca, Séfarade et Pleine Lune! Sa puissance suggestive et la beauté de sa langue sont telles que, même si vous n’êtes pas attiré par le Nouveau Monde, à la fin de ses déambulations empreintes de sensualité, de contrastes saisissants, d’évocations culturelles, son envoûtement contagieux ne vous inspirera qu’une seule envie : Filer à New York et découvrir ses multiples visages, rues, cafés, salles de concerts, théâtres ou librairies !


Egalement disponible en coll. Points (Seuil, 2008)

07:22 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essais; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

16/07/2012

Morceaux choisis - Rafael Alberti

Rafael Alberti

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Laisse ton rêve.
Enroule-toi,
blanche et nue, dans ton drap.
On t'attend là
derrière les murs du jardin.
 
Tes parents meurent, endormis.
Laisse ton rêve.
Vite, allons, vite.
Les murs franchis,
on t'attend avec un couteau.
 
Repars chez toi, presse le pas.
Laisse ton rêve.
Vite, allons, vite.
Dans la chambre de tes parents
entre, nue et blanche, en silence.
 
Cours vite, vite, jusqu'aux murs.
Laisse ton rêve.
Saute.
Viens.
 
Quel rubis flambe dans tes mains
et brûle d'un feu noir ton drap?
Laisse ton rêve.
Vite, allons, vite.
... Ferme les yeux et dors.
 

Rafael Alverti, Matin à terre, suivi de L'Amante / L'Aube de la giroflée (coll. Poésie/Gallimard, 2012)

traduit de l'espagnol par Claude Couffon

image:  Manuel Alvarez Bravo, The Daydream (artnet.com)

15/04/2012

Voix de femmes 1b

Bloc-Notes, 15 avril / Les Saules

Ci-dessous, voici quelques oeuvres photographiques choisies parmi une centaine illustrant ce tour du monde de la littérature féminine intitulé Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier, témoignant de la diversité d'expression, de talent et de la sensibilité de toutes les femmes.

Brigitte Grignet

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Jane Evelyn Atwood

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Rania Matar

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Elina Brotherus

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Gillian Laub

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Véronique de Viguerie

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Erhan Turgut et Lionel Ray: Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier (Turquoise, 2011)

Voix de femmes 1a

Bloc-Notes, 15 avril / Les Saules

littérature; poésie; anthologie; livres

Il est des livres que je voudrais porter à la connaissance du plus grand nombre, tant ils sont beaux, tant ils sont réussis, tant ils sont porteurs de germes d'espoir, de talents méconnus et expriment un formidable élan capable de résonner dans le coeur de tous. Tel est l'impression que laisse cet ouvrage intitulé Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier

Chargé de la réalisation de ce travail éditorial exceptionnel, Erhan Turgut, journaliste, graphiste et dessinateur de presse turc, a déjà collaboré à un autre projet similaire auprès du même éditeur: Non à la guerre - Anthologie / Poésies du monde - Photographies - Histoire qui sera évoqué ultérieurement; et c'est au poète Lionel Ray que revient le mérite de la sélection de ces oeuvres glânées sur les cinq continents, avec un constant souci d'exemplarité et d'éclat. 343 poétesses sont présentées dans Voix de femmes, 477 poèmes, 162 pays et peuples, 49 femmes photographes et 104 photographies de femmes à travers le monde.

Une entreprise tentée par bon nombre d'auteurs et d'éditeurs par le passé mais qui, la plupart du temps, s'est heurtée à une difficulté: celle d'accorder une place, à tout prix, aux écrivains d'un pays peu visité mais souvent au détriment de la qualité des textes, ou au contraire exposant toujours de mêmes auteurs déjà largement représentés dans d'autres anthologies. Rien de tel dans ce volume équilibré dans son choix, dans son classissisme ou sa modernité.

Avec une joie simple et sans fausse modestie, j'observe que plus de 350 poèmes de ce recueil me sont totalement inconnus, qu'ils élargissement mon horizon, me projettent vers d'autres cultures et me sensibilisent à des expressions de la douleur, de la révolte ou de l'amour dont il eut été triste que je ne les découvre pas avant de tirer ma révérence.

Cet ouvrage célèbre aussi la richesse créative des femmes: leur imagination, leur enracinement et leur courage fréquemment masqués, dépréciés et craints dans le paysage culturel, ici comme ailleurs, aujourd'hui comme hier.

Voix de femmes se présente sous la forme d'un album de 384 pages, grand format, relié, sur papier glacé avec parfois des textes sur deux colonnes. J'ajoute que son prix - 38 euros - est plus que raisonnable pour un ouvrage illustré d'une si grande qualité. 

Si vous êtes sensibles à la poésie, demandez à vos amis qu'ils vous offrent cette anthologie pour votre anniversaire, et si vous n'avez pas la patience d'attendre, cherchez-la ou commandez-la auprès de votre libraire préféré: elle vous réservera des moments de rare plénitude et ne quittera sans doute pas votre bibliothèque de si tôt...

Erhan Turgut et Lionel Ray: Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier (Turquoise, 2011)

05/02/2012

Vous avez dit 2 euros ?

Bloc-Notes, 5 février / Les Saules

littérature; nouvelles; poésie; correspondance; essais; philosop

Si je ne fais erreur, c'est en 2006 que les éditions Gallimard lancent la collection Folio 2 euros, qui, comme vous le constatez, aborde à prix tout à fait raisonnable les grands noms de la littérature ou de la philosophie de tous les temps, de tous les horizons: de Lucrèce à Renée Vivien, de Miguel de Unanumo à Ian McEwan, de Lao-Tseu à Mario Soldati. 330 titres parus à ce jour, pour la plupart des nouvelles ou extraits d'oeuvres plus importantes, parfois difficiles d'accès dans une autre version.

Les anthologies, au nombre d'une quinzaine environ, jouissent d'une succès mérité. Parmi elles Que je vous aime, que je t'aime! consacré aux plus belles déclarations d'amour. Vous pouvez y retrouver, entre autres, celles d'Ovide, de Madeleine de Scudéry, de William Shakespeare, ou d'Emily Brontë. Dans 1, 2, 3... bonheur! c'est le bonheur en littérature qui est célébré, sous la plume de J.M.G. Le Clézio, André Gide, Oscar Wilde ou Guy de Maupassant. Enfin, Leurs yeux se rencontrèrent nous immerge dans les plus belles premières rencontres en littérature: Guillaume de Lorris, Ernest Hemingway, Louis Aragon ou Alessandro Baricco sont invités dans ce recueil par ailleurs consacré à bien d'autres auteurs.

Parmi les publications récentes, citons L'art du baiser dans la littérature, recueil où figurent Louise Labé, Violette Leduc, Arundhati Roy, David Foenkinos ou encore Pablo Neruda, avec ces vers immortels: Ce qu'il t'en aura coûté de t'habituer à moi, à mon âme esseulée et sauvage, à mon nom que tous chassent. Tant de fois nous avons vu s'embraser l'étoile du Berger en nous baisant les yeux et sur nos têtes se détordre les crépuscules en éventails tournants. Mes paroles ont plu sur toi en te caressant.

Sur un tout autre registre, Ne nous fâchons pas! nous entraîne à l'art de se disputer au théâtre, en compagnie de Molière, Beaumarchais, Alfred de Musset, Edmond Rostand, Georges Feydeau et Eugène Ionesco. Un régal! Pour terminer, Au pied du sapin nous plonge dans les contes de Noël. Cette anthologie est probablement l'une des plus originales, car outre les textes les plus célèbres, on prend plaisir à lire, sur ce thème, Jean Giono, Théophile Gautier, Luigi Pirandello, Fédor Dostoievski ou Alphonse Allais.

Ces Folio à 2 euros, dont la variété des titres est impressionnante, seront la compagnie idéale des voyageurs en transport public, en train et - quand le printemps puis l'été seront des nôtres - à bouquiner sur un banc, au bord d'un lac ou d'une rivière, comme la jeune fille de la photographie...  

Collection Folio 2 euros (Gallimard)

image: Les humeurs de Bernard, Comment faire une pause?

(http://les-humeursdebernard.over-blog.com/article-comment-faire-une-pause-72371682.html)

06/06/2011

Le Passe Muraille

Le Passe Muraille, no 86, juin 2011 

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Dans son éditorial, Jean-Louis Kuffer cite Friedrich Hölderlin, qui disait que les poètes seuls donnent à ce qui dure une assise éternelle, ce qu'on se répète à la lecture de certains auteurs dont l'engagement, dans la vie de la Cité, ne se borne pas qu'à des postures visant à se faire bien voir. Tel Guido Ceronetti auquel est fait la part belle dans ce nouveau numéro. Le Passe Muraille, dans cette célébration, demeure ainsi fidèle à sa vocation de passeur, au propre comme au figuré.

Sommaire du Passe-Muraille no 86, Juin 2011 - "Guido Ceronetti ou le désespoir tonique": 

p.1 

Editorial, "Le poète dans la Cité", par Jean-Louis Kuffer

Guido Ceronetti, "Entre ombre et lumière", par Anne-Marie Jaton

p.3

Guido Ceronetti, "Un poète de la blessure de vivre", par Fabio Ciaralli

Guido Ceronetti, "A travers la vie et les oeuvres du Maestro", par Jean-Louis Kuffer

p.4

Guido Ceronetti, "Une visite au Maestro", par Jean-Louis Kuffer

p.5

Blaise Cendrars, "Une bibliothèque fantôme", par René Zahnd

p.6

Bruno Pellegrino, "Une bone nouvelle", par Jean-Louis Kuffer

Dany Laferrière, "La minute où tout bougea", par Claude Amstutz

p.7

Corinne Desarzens, "Un exorcisme poétique", par Pascal Ferret

Jean-François Schwab, "Scènes de la vie des gens", par Jean-Louis Kuffer

p.8

Inédit, "Aux éboulis du Temps", par Philippe di Maria

p.9

Erri de Luca, "La leçon du papillon", par Claude Amstutz

Claire Keegan, "De la vie, poisons et contrepoisons", par Claire Julier

p.10

L'épistole, "Lettre de Bethléem", par Pascal Janovjak 

Rosa Montero, "Si belle et si sombre", par Claude Amstutz

Chronique, "L'amour résurrection", par Frédéric Rauss

p.11

Carnet nomade, "L'oeil du crocodile", par René Zahnd

Raphaël Enthoven, "Rayonnante sagesse", par Claude Amstutz

p.12

Inédit, "Hubert le baron", par Pascal Rebetez

 

Pour s'abonner et communiquer: http://www.revuelepassemuraille.ch/

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05/06/2011

La citation du jour

Rosa Montero 

citations; livres

L'amour n'est rien d'autre que la nécessité pressante de se sentir avec un autre, de se penser avec un autre, de cesser de subir l'insupportable solitude de celui qui se sait vivant et condamné. Et donc, nous cherchons dans l'autre non pas qui est l'autre, mais une simple excuse pour imaginer que nous avons rencontré une âme soeur, un coeur capable de palpiter dans le silence assourdissant qui se trouve entre les battements du nôtre, pendant que nous courons à travers la vie ou que la vie court à travers nous jusqu'à nous achever.

Rosa Montero, Belle et sombre (Métailié, 2011)

08:35 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature espagnole, Rosa Montero | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/05/2011

Rosa Montero

Bloc-Notes, 8 mai / Les Saules 

littérature; roman; livres

Si vous aimez qu'on vous raconte des histoires où la magie, le rêve et la lumière crue de la réalité se fondent en un ballet aux desseins imprévisibles, lisez vite le dernier roman de Rosa Montero qui, comme dans Instructions pour sauver le monde - déjà commenté dans ces colonnes - déploie ses talents de conteuse incomparable, dans un foisonnement de vie extrêmement attachant.

Dans Belle et sombre, Baba évoque pour nous le monde de l'enfance d'une toute jeune fille retirée de l'orphelinat qui aboutit dans un quartier marginal au sein d'une famille de saltimbanques. Elle grandit ainsi, sous la protection de Dona Barbara la grand-mère, une femme de caractère; d'Amanda, sa tante et de son mari au mauvais oeil Segundo; de Chico son cousin, témoin silencieux et d'Airelai, la naine partagée entre son imagination fertile et sa magie; enfin de Maximo, ce père absent, admiré de tous, dont Baba est persuadée qu'un jour, il reviendra la chercher.

Ce récit allégorique s'ouvre sur la confidence de Dona Barbara faite à Baba qui imprègne toute l'ambiance du livre: Quand je suis née, le monde a commencé. (...) Il va finir, mais toi, tu inventeras un monde nouveau. Même si le décor est souvent menaçant ou sordide, Baba saura le nourrir de mille rêves et senteurs, avec l'aide d'Airelai - le personnage le plus émouvant de Belle et sombre -, ses malles, ses accessoires de magie, ses robes brodées d'étincelles de lumière, ses aventures extraordinaires: Nous sommes capables de nous raconter, et même de nous inventer notre propre existence. (...) La première chose que tu dois savoir c'est que, quand quelqu'un s'est gagné un destin et s'est attiré une infortune, la seule façon de l'éviter, c'est de la remplacer par une autre sorte de malheur. C'est-à-dire qu'il faudra choisir entre la grâce et la douleur. (...) J'ai finalement choisi, et j'ai préféré la grâce. Parce que je préfère la connaissance, même avec les malheurs, à un bonheur stupide et sans conscience.

La barbarie des hommes, sourde et omniprésente dans toutes les histoires d'Airelai, nous vaut quelques pages inoubliables: J'ai été témoin d'horreurs au-delà des mots. J'ai vu des boiteux lapidés parce qu'ils étaient boiteux, des noirs brûlés vifs parce qu'ils étaient noirs, des vieillards affamés par leurs enfants, des filles violées par leurs propres pères. J'ai vu égorger pour un paquet de cigarettes et éventrer au nom de Dieu. Il y a des gens qui se délectent de cet enfer et je les connais bien, parce que je me suis souvent vue obligée de cohabiter avec eux. (...) Mais moi je possède la grâce et je suis puissante. C'est pour ça que je leur ai toujours survécu. De toutes les cruautés que j'ai connues, la plus répandue est celle de celui qui ignore qu'il est cruel. Les êtres humains sont comme ça: ils détruisent et torturent, mais ils se débrouillent pour se croire innocents.

C'est encore Airelai qui lui livrera, à propos de l'amour, ses confidences en clair-obscur: La passion est une maladie de l'âme qui vous fait irrémédiablement perdre votre liberté. Il n'y a pas de passion sans esclavage, et si vous aimez quelqu'un sans ce sens de la défaite, sans cette dépendance anxieuse de l'être aimé, alors c'est que vous ne l'aimez pas pour de vrai. L'amour est la drogue la plus forte et la plus perverse de la nature. C'est un mal lumineux, qui vous dupe avec ses étincelles de couleur pendant qu'il vous dévore. Mais une fois que vous avez connu la vie fébrile de la passion, vous ne pouvez pas vous résigner à retourner au monde gris de la vie raisonnable.

Dans l'ombre inquiétante du Portugais et de l'homme-requin, dont le rapprochement avec Segundo n'augure rien de bon, Baba grandit, se fortifie sans renoncer à ses rêves. Avec son ami Chico, dans ce monde de la nuit où les taches de sang les plus obscures se mélangent au besoin effréné de gagner sa liberté, Baba cherchera et attendra son père, de même que l'étoile magique prédite par la naine: cette boule de feu aveuglante qui dévorera d'un seul coup toute l'obscurité et préfigurera une vie heureuse.

La douceur et l'horreur sont si proches l'une de l'autre, dans cette vie si belle et si sombre...

Tout simplement magnifique!

Rosa Montero, Belle et sombre (Métailié, 2011)

publié dans Le Passe Muraille no 86 - juin 2011

11:22 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Le Passe Muraille, Littérature espagnole, Rosa Montero | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/03/2011

Andrés Barba

Bloc-Notes, 6 mars / Les Saules

littérature; roman; livres

Andrés Barba - l'auteur de Versions de Teresa, de Et maintenant dansez et de La Ferme Intention, auprès du même éditeur - est âgé de 26 ans à peine, quand il publie La soeur de Katia, un roman tout à fait bouleversant.

Toujours proche des fêlés de la vie, au sens moral autant que physique, il nous raconte, sous le regard d'une adolescente de quatorze ans dont nous ne saurons rien ou presque - pas même son nom - l'histoire de sa famille: un père inconnu, une grand-mère en fin de vie, une mère prostituée, enfin Katia, sa soeur aînée strip-teaseuse dans un club de Madrid et droguée. Le résumé d'un parfait mélodrame, me direz-vous... Or, il n'en est rien, car ainsi que développé dans son plus récent roman Versions de Teresa déjà présenté ici, l'écriture d'Andrés Barba est de celles qui ressemble à une corde tendue à l'extrême, vibrante, simple témoin involontaire de la fragilité de ces existences qui refusent de se briser sur le sol à la manière de funambules qui ont trop vite grandis et osent leurs pirouettes sans filet, juste pour sentir le frémissement de la vie qui les engloutit, les traverse ou les unit. Pas de place pour les apitoiements. Le regard si particulier que l'auteur jette sur ses personnages suggère au contraire une foule de questions gagnant le lecteur par une attention pleine d'empathie aux détails infinis du quotidien.

A l'opposé d'une peinture sociale, ce roman, comme dans un théâtre aux ombres trompeuses, met en lumière un petit monde de gens ordinaires, assoiffés d'amour et en ignorant le prix, baladés au gré de sentiments qui les dépassent, avec ses heurts, ses silences, ses non-dits, ses attentes. Un des passages poignants affecte la soeur de Katia, tombée sous le charme d'un jeune américain, John Turner, qui lui délivre un message porteur de douloureux prémices d'avenir: Dieu t'aime... à elle qui semble n'avoir jamais été aimée, et de ce fiasco, elle sortira grandie, dépourvue de rancune, attendrie, réchauffée: Le printemps était arrivé avec la rapidité inattendue d'une bonne nouvelle qui survient en pleine désolation. Les rues ne tardèrent pas à se remplir de nouveau de touristes aux vêtements gais avec leur appareils photo. C'était agréable de les regarder passer avec leurs chemises d'Italie, leurs chaussures de Hollande, leurs yeux d'Angleterre, si lointains il y a peu et maintenant si proches qu'elle aurait pu les toucher en tendant les bras. Comme leurs parfums étaient incroyables, et leurs sourires, leur façon de s'embrasser en pleine rue, de se dire qu'ils s'aimaient.  

Autre temps fort de ce livre, servi par des dialogues percutants, cruels et tendres à la fois: la grand-mère, sujette à des accès de démence, progressivement atteinte de la maladie d'Alzheimer et qui meurt apaisée auprès de sa fille comme ces mouettes d'un endroit d'Angleterre: Elles avaient aussi leurs lois, elles aimaient elles aussi, elles avaient des petits, elles leur cherchaient de la nourriture et, elles aussi, elles mourraient.

Katia quant à elle, révoltée contre la famille en général et sa mère en particulier, traverse la vie avec rage, mais avec drôlerie aussi - telle la description amusante de son numéro de scène avec Mora - ravie de retrouver sa soeur, comme une lueur dans la nuit des moments difficiles: Quand elle se glissa sous les draps, elle sentit la douce chaleur du corps de Katia et se serra contre elle. Le monde reprit forme, statique et simple, quand elle sentit la main de Katia lui caresser le dos. Elle ferma les yeux. Elle aurait aimé crier qu'elle était heureuse.

Même si certains thèmes récurrents plutôt sombres secouent cette délicate leçon d'amour sur fond de solitude - la nudité révélée comme un mensonge à découvert, la religion fabriquant la honte et la culpabilité, le corps voué à une inévitable déchéance au fil du temps - l'approche en demeure chaleureuse et s'ouvre à maintes réconciliations possibles dont la soeur de Katia fait figure de présence consolatrice avec ses mots simples et ses gestes empreints de douceur.

Décidément, Andrés Barba est un auteur qui mérite d'être mieux connu et partagé!  

Andrés Barba, La soeur de Katia (Bourgois, 2006) 

20:04 Écrit par Claude Amstutz dans Andrés Barba, Bloc-Notes, Littérature espagnole, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |