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14/06/2013

Lire les classiques - Louise Ackermann

Louise Ackermann

littérature; poésie; anthologie; livres

Levez les yeux! C’est moi qui passe sur vos têtes,
Diaphane et léger, libre dans le ciel pur;
L’aile ouverte, attendant le souffle des tempêtes,
Je plonge et nage en plein azur.
 
Comme un mirage errant, je flotte et je voyage.
Coloré par l’aurore et le soir tour à tour,
Miroir aérien, je reflète au passage
Les sourires changeants du jour.
 
Le soleil me rencontre au bout de sa carrière
Couché sur l’horizon dont j’enflamme le bord;
Dans mes flancs transparents le roi de la lumière
Lance en fuyant ses flèches d’or.
 
Quand la lune, écartant son cortège d’étoiles,
Jette un regard pensif sur le monde endormi,
Devant son front glacé je fais courir mes voiles,
Ou je les soulève à demi.
 
On croirait voir au loin une flotte qui sombre,
Quand, d’un bond furieux fendant l’air ébranlé,
L’ouragan sur ma proue inaccessible et sombre
S’assied comme un pilote ailé.
 
Dans les champs de l’éther je livre des batailles;
La ruine et la mort ne sont pour moi qu’un jeu.
Je me charge de grêle, et porte en mes entrailles
La foudre et ses hydres de feu.
 
Sur le sol altéré je m’épanche en ondées.
La terre rit; je tiens sa vie entre mes mains.
C’est moi qui gonfle, au sein des terres fécondées,
L’épi qui nourrit les humains.
 
Où j’ai passé, soudain tout verdit, tout pullule;
Le sillon que j’enivre enfante avec ardeur.
Je suis onde et je cours, je suis sève et circule,
Caché dans la source ou la fleur.
 
Un fleuve me recueille, il m’emporte, et je coule
Comme une veine au coeur des continents profonds.
Sur les longs pays plats ma nappe se déroule,
Ou s’engouffre à travers les monts.
 
Rien ne m’arrête plus; dans mon élan rapide
J’obéis au courant, par le désir poussé,
Et je vole à mon but comme un grand trait liquide
Qu’un bras invisible a lancé.
 
Océan, ô mon père! Ouvre ton sein, j’arrive!
Tes flots tumultueux m’ont déjà répondu;
Ils accourent; mon onde a reculé, craintive,
Devant leur accueil éperdu.
 
En ton lit mugissant ton amour nous rassemble.
Autour des noirs écueils ou sur le sable fin
Nous allons, confondus, recommencer ensemble
Nos fureurs et nos jeux sans fin.
 
Mais le soleil, baissant vers toi son oeil splendide,
M’a découvert bientôt dans tes gouffres amers.
Son rayon tout puissant baise mon front limpide:
J’ai repris le chemin des airs!
 
Ainsi, jamais d’arrêt. L’immortelle matière
Un seul instant encor n’a pu se reposer.
La Nature ne fait, patiente ouvrière,
Que dissoudre et recomposer.
 
Tout se métamorphose entre ses mains actives;
Partout le mouvement incessant et divers,
Dans le cercle éternel des formes fugitives,
Agitant l’immense univers.
 

Louise Ackermann, Nuage, dans: Oeuvres (L'Harmattan, 2005)

image: Ciel de Yens, Vaud / Suisse (2013)

07:53 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/06/2013

Morceaux choisis - Asli Erdogan

Asli Erdogan

Asli Erdogan.jpg

Toute seule, à grand-peine, tu te redresses, par-delà l'espoir et le désespoir, par-delà le bien et le mal, tes bras sans force pendent comme deux ailes brisées. Ton dernier pays libre vient frapper ton visage comme un courant d'air frais, un vent chargé d'éternité disperse tes cheveux, mais on dirait qu'il rassemble tes morceaux et te rend ton visage. Les doigts du clair de lune courent doucement sur tes yeux avides de sommeil, te font voir la vie comme un miracle et se posent sur tes paupières sans te faire mal. Ton corps est désormais invulnérable, il frémit comme un arc tendu, il attend son dernier exil aux portes de la terre. Mais ton voyage se limite à deux battements de coeur d'un horizon à l'autre, l'étoile du matin, ton étoile, te tend une corde pour que tu grimpes vers elle et pour la première fois, consciente de ton innocence, tu poses ta tête sur la nuit épineuse.

Seule, vaincue et altière, tu t'appropries tous les destins qui se croisent ici, en te balançant sans bruit dans le vent, debout, bien droite, dans l'abolition de toi-même, tu t'élèves au-dessus de tous les mensonges de la vie et de la mort. Une fois encore, la dernière, on entend chanter le choeur immense; il commence tout bas, puis il s'amplifie peu à peu, dominant tous les bruits et les silences des cieux et des nuits du monde. Ce qui t'appelle, toi et ta solitude, avec ta voix la plus réelle, c'est le choeur lointain, incroyable, magnifique, les tambours de la victoire ou de la défaite, et le vent... le vent...

Asli Erdogan, Le bâtiment de pierre (Actes Sud, 2013)

traduit du turc par Jean Descat

08:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/06/2013

Le poème de la semaine

S. Corinna Bille

Valais, tu n’as pas d’Océan
Mais quand le foehn s’élance en toi,
Il fait plus de bruit
Que la chevauchée des vagues…
Il te rend plus vaste et plus émouvant
Que la mer.
 
Il souffle à nos oreilles
L’angoisse des grands départs;
Il arrache nos âmes
De nos corps restés sur la terre;
Et nos âmes ballottées
Se déchiquètent aux flancs rugueux
De tes montagnes.
 
Tes éboulements sont les falaises
Où viennent battre les flots verts
De tes forêts de pins;
Tes villages amarrés sur les côtes
Sont des barques;
Et dans le ciel, s’ouvre immense
L’Etoile des Vents.
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

07:36 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature suisse, S. Corinna Bille | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/06/2013

Vendanges tardives - Des nuages

Un abécédaire: N comme Nuages

Vésenaz 16.jpg

Ce qui suscite mon étonnement et ma curiosité de presque tous les jours me vient de ce qu'aucun matin ne ressemble à un autre, tels ces nuages suspendus entre ciel et terre, tantôt semblables à des flocons épars se jouant de la lumière et des ombres, tantôt pareils à la barbapapa de mon enfance dansant au-dessus de nos têtes débarrassées pour un temps de leur trouble dans un silence assourdissant. Les oiseaux seuls s'en amusent et me défient de leurs ailes: naturelles et désinvoltes au plus profond de l'espace infini forgeant les rêves en devenir, la transparence des choses, les controverses...

Me reviennent alors en mémoire les vers de Philippe Jaccottet: A la fin d'une journée qui a été très chaude, alors que le soleil est encore haut dans le ciel, celui-ci s'assombrit rapidement à l'ouest, en même temps que se lève avec soudaineté un vent violent. (...) Ils avancent très vite, mais avec une espèce de majesté, d'ailleurs rapidement entamée. On ne sait trop à quoi les comparer pour rendre compte de l'émotion qu'ils vous donnent, vaguement enthousiaste; comme on en éprouve, serait-ce à son corps défendant, devant n'importe quel cortège. Peut-être à des montagnes légères, instables, déracinées, désamarrées; ou à des troupeaux dociles aux cris du vent, se bousculant, fuyant on ne sait quoi. A moins qu'il ne faille voir en eux, plutôt, des inventions du vent, variées, souples, mobiles, une des façons qu'il a trouvées, invisible, de se montrer, à partir de l'humide que la terre exhale.

Alors, comme un fil qui n'en finit pas d'être tiré, je pourrais te parler des nuages vus par Charles Baudelaire, Jean Moréas, Louise Ackermann ou Léon Dierx - ce sera pour une autre fois - mais le texte de Philippe Jaccottet me renvoie plutôt, par ricochets, à celui d'un autre helvète, Jean-Louis Kuffer, qui me sourit aujourd'hui: La beauté est partout et souvent, ce qu’on dit de la beauté cache la beauté, tu vois ce que je veux dire? Un rayon de soleil sur un container tagué, au matin du merle, la vieille qui murmure les airs de "La Traviata" dans le métro, l’adolescent amoureux, tous les clichés que tu relaves à l’eau pure, l’enfant qui dort, les petits cailloux de la marelle des mots d’Enfer à Paradis, enfin tu vois ce que je veux dire…

Et ce soir, Fred, comme dans la pièce de Samuel Beckett, en savourant ma cigarette et un pichet de Dôle partagé en terrasse avec toi, je pourrai dire, la mine réjouie: Quel beau jour encore... pour moi... ça aura été... jusqu'ici...

Philippe Jaccottet, Nuages (Fata Morgana, 2002)

Jean-Louis Kuffer, La beauté au vol, 2013 (facebook.com)

Samuel Beckett, Oh les beaux jours (Minuit, 1960)

image: Ciel de printemps, Vésenaz / Suisse (2013)

10/06/2013

La citation du jour

Jean Cocteau

Jean Cocteau.jpg

Jouer coeur est simple. Il faut en avoir, voilà tout.

Jean Cocteau, Lettres à Jacques Maritain (Stock, 1983)

07:35 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/06/2013

Teresa Berganza 1b

Bloc-Notes, 8 juin / Les Saules

livres; musique; morceaux choisis; livres

Florilège / Teresa Berganza

Il n'est pas nécessaire d'avoir reçu une éducation musicale pour s'approcher de la musique; il suffit d'y être sensible. (p.16)

*

J'ai toujours aimé la poésie. Hölderlin surtout. Dans ma bibliothèque, le marquis de Sade côtoie les Evangiles et c'est très bien ainsi. (p.16-17)

*

Je ressens chaque chose de façon terriblement intense, et ça fait mal. C'est cela être un artiste, je pense: une excellente constitution et en même temps une hypersensibilité qui vous rend anormalement poreux à tout ce qui vient de l'extérieur. (p.20)

*

Je me suis toujours sentie proche de "Carmen" dans le sens où j'ai toujours eu les hommes que j'ai voulus. Cela peut sembler prétentieux, mais c'est la vérité. Je n'ai jamais été une femme entretenue, j'ai toujours gagné ma vie, j'ai toujours choisi mes rôles. "Carmen" m'a ensuite aidée à me défaire de mes maris. Peut-être aurais-je été moins forte si je n'avais pas vécu "Carmen" dans ma chair. (p.69)

*

Ah, la musique! Le génie des compositeurs allié à ma fantaisie a été beaucoup plus grand que tout ce que les hommes qui se sont trouvés sur mon chemin ont pu me souffler à l'oreille. (p.76)

*

On nous a menti en prétendant qu'il fallait intéresser les jeunes à l'opéra. Mais les jeunes ne sont pas si bêtes. Ils veulent la vérité du théâtre. Or "Fidelio" dans un camp de concentration ou "Don Carlos" dans un bordel ou une pissotière, ce n'est pas la vérité. Que se passerait-il si l'on barbouillait un Tintoret ou si l'on recouvrait Notre-Dame de graffitis? (p.108-109)

*

Il me semble que le lit, c'est la mort de l'amour. Pour moi, un lit est fait pour dormir. L'amour, c'est dans la cuisine, dans la voiture, dans la nature, dans la mer. Partout, sauf dans un lit. (p.116)

*

Le chant, c'est la joie, pas la souffrance, la compétition, la jalousie. C'est le soleil qui se lève sur le monde. Comme disait Mozart: "Le vrai génie sans coeur est un non-sens." Pour ma part, je pense que le plus important dans la vie, c'est la santé, l'amour, la musique... et un bon verre de vin rouge. (p. 156)


Teresa Berganza et Olivier Bellamy, Un monde habité par le chant (Buchet-Chastel, 2013)

image: Teresa Berganza (sites.radiofrance.fr)

illustration musicale: Teresa Berganza, A Haydn Recital, Scottish Chamber Orchestra, Raymond Leppard (Erato)

01:01 Écrit par Claude Amstutz dans Joseph Haydn, Musique classique, Teresa Berganza | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : livres; musique; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Teresa Berganza 1a

Bloc-Notes, 8 juin / Les Saules

Teresa Berganza_Couv.jpg

On doit déjà à Olivier Bellamy - reporter à Classica et éditorialiste à l'Huffington Post - un passionnant ouvrage consacré à Martha Argerich - L'enfant et les sortilèges, paru en 2010 aux éditions Buchet Chastel. Voici aujourd'hui, à son instigation, une autre illustration lumineuse dans le monde des interprètes de musique classique, en compagnie de Teresa Berganza, l'une des plus grandes mezzo-soprano du XXe siècle. J'ai choisi d'effacer mes questions. Non pour transformer artificiellement un dialogue en soliloque ou par excès d'humilité, mais pour que chaque lecteur ait l'impression que Teresa Berganza s'adresse directement à lui. En évitant les formes plus classiques du livre d'entretiens ou de l'autobiographie déguisée.

Il en résulte avec Un monde habité par le chant - comme c'est généralement le cas quand il s'agit de personnes d'exception - un livre où, avec passion et de nombreux traits d'humour, elle évoque sa jeunesse de l'Espagne franquiste qui a failli la conduire chez les religieuses franciscaines, ses amours et, bien davantage encore son osmose avec la musique, source d'amitiés peu communes dont Teresa Berganza parle avec beaucoup de chaleur et de simplicité, tels les chefs d'orchestre Hans Schmidt-Isserstedt, Otto Klemperer, Carlo Maria Giulini, Riccardo Muti ou Daniel Barenboim - parmi tant d'autres - mais le souvenir le plus émouvant est dédié à Claudio Abbado: Claudio vit la musique par tous les pores de sa peau. Pas avec sa langue, avec chaque gramme de son corps, chaque millimètre carré de sa peau. Ses gestes ne sont pas grandiloquents et même plutôt austères d'une certaine manière, mais avec sa main gauche, il donne tout. Il n'a jamais été beau, mais lorsqu'il est dans la musique, il est le plus beau des êtres humains. Aucun acteur au monde n'est aussi beau que lui à ce moment-là. C'est le musicien le plus important dans ma vie, pas seulement le chef d'orchestre, le musicien, l'ami.

De très belles pages sont aussi vouées à ses rencontres avec Maria Callas - dissipant bien des malentendus que les médias, déjà à son époque, ont hélas entretenu - et d'autres interprètes, tels ses amis Alfredo Kraus et Placido Domingo, mais si la musique est toute sa vie - inclus Frank Sinatra, Charles Dumont, Carlos Gardel et Astor Piazzolla - c'est surtout sa personnalité hors des conventions du genre, qui fascine et dessine un véritable art de vivre exempt de tricherie, dont vous pouvez découvrir l'intériorité et la richesse, avec un florilège de ses réflexions, annexé à cet article - Teresa Berganza 1b - où vous aurez aussi le loisir de l'entendre dans un récital peu connu consacré à Joseph Haydn.

Magnifique interprète de Mozart, Rossini et Bizet, Teresa Berganza fête cette année ses quatre-vingt ans. Des regrets? J'ai arrêté de chanter à soixante-quinze ans. Après cinquante-trois ans de carrière, je peux me réveiller dans mon lit sans l'angoisse d'avoir perdu la voix dans la nuit, sans prendre le premier avion pour consulter mon médecin dès qu'un problème inconnu surgit. Quand c'est fini, c'est fini. J'ai toujours eu horreur des hommages qui ressemblent à des enterrements de première classe. Ailleurs, elle ajoute: J'ai demandé à être incinérée et qu'on disperse mes cendres sur la tombe de Tchaïkovski...

Une grande Dame, en vérité! Lisez ses entretiens avec Olivier Bellamy, puis courez chez votre disquaire favori qui vous délivrera avec joie d'une vingtaine d'euros - ou davantage, si entente - en échange de quelques incontournables de Teresa Berganza

Teresa Berganza et Olivier Bellamy, Un monde habité par le chant (Buchet-Chastel, 2013)

Olivier Bellamy, Martha Argerich - L'enfant et les sortilèges (Buchet Chastel, 2010)

00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Claudio Abbado, Daniel Barenboim, Joseph Haydn, Teresa Berganza, Wolfgang Amadeus Mozart | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/06/2013

Lire les classiques - Victor Hugo

Victor Hugo

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merci à Christiane H

Si vous n'avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi?
Pourquoi me faire ce sourire
Qui tournerait la tête au roi?
Si vous n'avez rien à me dire,
Pourquoi venir auprès de moi?
 
Si vous n'avez rien à m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main?
Sur le rêve angélique et tendre,
Auquel vous songez en chemin,
Si vous n'avez rien à m'apprendre,
Pourquoi me pressez-vous la main?
 
Si vous voulez que je m'en aille,
Pourquoi passez-vous par ici?
Lorsque je vous vois, je tressaille:
C'est ma joie et c'est mon souci.
Si vous voulez que je m'en aille,
Pourquoi passez-vous par ici?
 

Victor Hugo, Les contemplations (coll.GF/Flammarion, 2008)

image: Auguste Rodin, La pensée (guesswhoandwhere.typepad.fr)

07:51 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/06/2013

Morceaux choisis - Ramon Gomez de la Serna

Ramon Gomez de la Serna

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Chères hirondelles, 

Je vous écris avant la date prévue parce que votre présence se fait urgente, afin de rasséréner les cieux et de voir arriver le nouvel envoi de papier bleu ciel qui soulage les âmes. Nous avons eu le cadeau de journées printanières, mais vous seules rendez légale la continuité printanière et officialisez l'entrée dans une nouvelle période d'espoir. C'est comme si, grâce à un signal habituel et authentique comme le vôtre, les cieux inquiets retrouvaient leur quiétude et que le temps oublié revenait de l'oubli. Seule votre présence, de ses griffonnages nerveux, sans qu'ait à être lisible ce que vous écrivez, apaiserait la crainte de l'avenir.

Ces derniers jours, vos signes ont peu à peu pris le dessus, sans qu'il soit besoin de les interpréter comme optimistes ou pessimistes ou comme funestes. Endeuillées et joyeuses, vous êtes la définition naturelle du devenir. On vous demande d'être les témoins anticipés de ce qui arrive et de marquer le verso de la page, que de vos seules notes anguleuses vous parvenez à imprimer. L'hiver n'a pas de cachet aussi adéquat que celui de vos courses et de vos sifflements, car soit le vent est surhumain soit il est trop banal quand il prend la forme de cette petite boîte qui toute la nuit joue à aller et venir sur la terrasse.

Vous tramez quelque chose en dessinant des labyrinthes dans le ciel et vous apportez la santé de la continuité, le signe apaisé, le remède de la vieille bonne femme. Il s'agit que vous veniez un peu avant pour numéroter les pages du ciel, car depuis que le monde est monde vous servez, dans l'imprimerie du temps, à marquer la séparation des chapitres. Et comme nous avons besoin de passer à un autre chapitre! Vous tirez le temps vers l'avant, vous faufilez ses pièces bleues, vous nous aidez à sauter plus loin et nous agrée comme le passé ce qui nous mène au paroxysme comme présent. 

Vous croyez en la promenade dans le ciel et votre plaisir est de nager dans l'immensité. Nul autre spectacle ne vous donne ce plaisir et à vous voir aussi heureuses comment l'homme ne comprend-il pas ce que vaut une promenade entre ciel et terre et cherche-t-il sans cesse d'autres divertissements qui sont ceux qui le détruisent? N'est-elle pas suffisante cette leçon de la promenade délirante et joyeuse?

Vous apportez la mémoire et l'oubli des siècles et l'espoir de nous rencontrer dans le même miroir quand nous vivrons l'éternité où il faudra bien qu'il y ait des hirondelles parce que, alors, non, l'éternité ne serait pas naturelle. Pourrions-nous aller jusqu'à dire que, sans vous, nous ne voudrions pas l'immortalité puisque nous manqueraient les variations du temps et le premier jour d'enfance où nous avons conçu le bonheur dans la vie?

Chères hirondelles, vous êtes les ancres de l'âme qui dans son angoisse se sent emportée loin par des prémonitions de cyclone, et le puits monte grâce à vous et nous pouvons rester chez nous ce long après-midi à chercher des idées, des sujets. 

Venez, avancez la date, couvrez les ardoises du ciel de joyeuses allusions. Onde et spirale, spirale et onde: sortez des petites places cachées où vous jouez et venez à nous par les escaliers en colimaçon où vous descendez en piqué.

Vous savez que je suis un gros hirondeleau parmi les hirondelles et que je vis de stratagèmes transparents et avouables, sans nulle intrigue, comme vous, grâce à la tolérance de la Providence qui permet que tous les jours je descende à ma table, accroché à mon cerf-volant de couleurs, ma pitance de chaque jour.

Vous savez bien que tant que je vivrai, je poursuivrai cette correspondance, mais aujourd'hui je ferme cette lettre avec un souvenir, comme toujours, aux hirondelles de Bécquer (qu'elles reposent en paix) et, avec maints souvenirs à toutes celles qui volent dans les cieux du présent et à celles qui viendront, je reste comme toujours votre fervent admirateur,

Ramon.

Ramon Gomez de la Serna, Lettre de la troisième année / extrait, dans: Lettres aux hirondelles et à moi-même (André Dimanche, 2006)

traduit de l'espagnol par Jacques Ancet

image: Duo d'hirondelles (fond-ecran-image.com)

00:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; correspondance; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/06/2013

Le poème de la semaine

Dominique Aury (Pauline Réage)

merci à Marie Elisabeth C

Lorsque vous avancez dans ma nuit
Vous n'êtes pas vous, je suis une autre
Cette autre ne sait pas qui je suis
Vous ne savez pas que je suis vôtre
 
Nous marchons sur la rive d'un fleuve
Sur un étroit sentier de halage
Sur le rebord d'une digue neuve
Sur les hautes marches d'un barrage
 
Jusqu'à la plaine où sont de grands arbres
Qui se reflètent dans les eaux noires
Jusqu'aux herbes où luisent des marbres
Dans le silence et le désespoir
 
Et je crie sans un cri sans un mot
Parce que la nuit vous a repris
Les chemins sont coupés par le flot
Ah qu'il m'emporte avec ses débris!
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
 

06:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |