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27/11/2011

Planète Payot

Bloc-Notes, 27 novembre / Les Saules

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Dans la cadre de notre journal d'entreprise, Planète Payot - qui, à chaque numéro, donne la parole à l'un ou l'autre de ses collaborateurs - mon cher collègue de librairie, Thierry du Sordet, m'a sollicité pour recueillir, à deux mois de ma retraite professionnelle, les impressions que je retiens de mes expériences de bloggeur sur La scie rêveuse et Facebook. Il en résulte l'interview ci-dessous, que je vous livre en toute décontraction et simplicité. Conscient de n'être ni écrivain, ni critique littéraire - à chacun son métier ! - je m'efforce de partager une passion viscérale pour la littérature et la musique surtout, avec des amis attachants, sensibles et attentifs dont vous êtes, lecteurs, les passeurs indispensables. Rien de plus ...

Pourquoi un blog? Et avez-vous rencontré des difficultés techniques pour le réaliser?

Le blog est un lieu d'échanges extrêmement gratifiant, un espace de liberté partagée, de découvertes, de passions : celle de transmettre surtout, pour ne pas oublier. Sur le site qui héberge mon blog – le même que Jean-Louis Kuffer – l’utilisation est très facile pour un novice comme moi. Il faut juste être clair dans sa tête et rigoureux dans les styles de présentation propres aux différentes rubriques choisies. Seule la fonction recherche n’est pas au top, mais je fais avec !

Quels sont les liens que vous entretenez avec l'informatique?

Une philosophie très Mac : je ne cherche pas à comprendre comment ça marche. Je suis simplement content que ça marche ! L’aspect technique ne m'intéresse pas du tout et aurait plutôt tendance à m'exaspérer.

Vous avez switché pour Mac, êtes-vous toujours content de votre choix?

Oh oui! C'est le retour à mes premières amours: un apprentissage avec un petit Mac muni de disquettes ... L’approche est plus ludique, simple et intuitive pour ce qui touche mes activités, mais c’est avant toute chose une question d’affinités, car les différences s'estompent entre les systèmes d'exploitation actuels.

Quels sont les critères de choix de sujets sur votre blog? 

Il n’y a rien de prémédité et la formule a évolué avec le temps, depuis les débuts en décembre 2009. De simple critique de livres que j'ai pris plaisir à découvrir, au départ, est apparu plus tard le bloc-notes - présentation longue d’un livre ou fantaisie littéraire - le poème de la semaine - auteurs francophones du XXe siècle -, la citation du jour ou la rubrique In memoriam où je parle d’auteurs souvent oubliés, même dans nos librairies ! La scie rêveuse compte 680 notices littéraires environ, enrichies d’interviews, de vidéos, de films. Avec La musique sur FB, il s’ouvre depuis le début de cette année à la musique – classique - avec 210 extraits à ce jour.

Existe-t-il un type d'articles que vous aimez particulièrement? 

Ceux qui mettent en évidence les ambiguïtés et les contradictions de la vie, les confrontations avec la modernité, les certitudes, l’enracinement humain ou spirituel. Je l’ai fait avec La chute de Camus par exemple, Albergo Italia de Guido Ceronetti ou la Lettre à un jeune libraire

Vous lisez et relisez beaucoup. Comment trouvez-vous le temps d'être si régulier dans l'écriture d'articles?

Je dors (trop) peu… Et j’aime lire et écrire: dans le silence, la solitude et la distance qui me sont précieuses aujourd'hui. Ecrire est un plaisir et un besoin. Une manière comme une autre de conjurer la mort, de faire reculer l’oubli. 

Voyez-vous le blog comme un complément dans votre travail de libraire?

Je vais peut-être vous décevoir, mais non : ce n’est pas complémentaire. La démarche est autre, sans aucun souci commercial, sans contrainte ni compromis. Il y a en revanche des répercussions dans mon travail, intéressantes mais faibles en terme d’impact sur les ventes. La poésie par exemple, les classiques – Paul Valéry, François Mauriac, Jules Supervielle, Saint-John Perse ou Georges Perros - intéressent un nombre restreint de lecteurs en librairie, alors que sur La scie rêveuse ou Facebook c’est tout le contraire : ce sont les nouveautés qui souvent rencontrent un faible écho … Un signe d’espérance donc, qui émerge de ces voies nouvelles de communication !

Quand vous serez à la retraite, aurez-vous l'impression grâce à votre blog, de garder un pied dans le monde du livre?

Certainement, et même sans blog, ce serait le cas ! Je créerai en revanche de nouvelles rubriques avec une variante d’abécédaire où je partagerai mon ressenti personnel aux bruits du monde; une anthologie de la poésie étrangère contemporaine – déjà amorcée sur Facebook - verra le jour aussi; une place plus grande sera accordée aux classiques, probablement …

Vous êtes un contributeur régulier du Passe-Muraille - revue romande consacrée à la littérature - dont le rédacteur en chef est Jean-Louis Kuffer. Etes-vous dans la même démarche qu'avec votre blog? Rédigez-vous de la même façon?

Oui, c’est un espace culturel qui ne fait aucune concession aux modes. C’est devenu bien rare ! Dans le cas contraire, je n’aurais pas rejoint ce groupe de passionnés de tous âges qui ressemble à une seconde famille. Un seul regret : la non-diffusion du Passe Muraille en librairie, chez Payot Libraire entre autres… 

Quels sont les liens qui s'établissent entre les visiteurs du blog et vous. Certains vous retrouvent sur Facebook? 

Les échanges sont sensibles, spontanés, respectueux, parfois d'une simplicité bouleversante. Une seule règle d’or : je réponds toujours – en privé – à un commentaire. Le relais via Facebook est très gratifiant. Les réactions y sont en live, et prêtent parfois à polémique : à propos de Céline par exemple, du mime Lindsay Kemp ou d'Elie Wiesel !  

Les hébergeurs de blogs fournissent des outils pour analyser selon différents critères la fréquentation des blogs. Comment les utilisez-vous? 

Au plus simple. Je ne cherche pas à atteindre des records, mais à rester authentique, fidèle à mes convictions, à ma ligne de conduite. Tant pis si la fréquentation doit en souffrir ... 

Savez-vous combien de visiteurs consultent votre blog, pour un mois ou une semaine, par exemple? Savez-vous de quelles régions viennent ces derniers?

Les visites sont environ de 5'200 à 6'200 par mois – 190 par jour en moyenne – pour 11'000 à 17'000 pages consultées par mois. Les liens sont culturellement très forts avec la France, la Suisse, l’Italie, la Grèce, le Canada et l’Afrique du Nord.  

A l'ère de la blogosphère, pensez-vous que la multiplication des blogs est un avantage pour l'individu qui peut ainsi partager sa passion pour un ou plusieurs sujets, ou bien au contraire cette multitude réduit-elle la portée de partage en augmentant les plateformes, sources d'informations ou de partage?

C’est une richesse partagée – les blogs sur Facebook surtout - mais elle peut devenir une prison. On ne peut suivre les activités de tout le monde. Je me fixe une limite de temps de fréquentation par jour : 30 minutes ! Certains bloggeurs sont devenus des amis de cœur, sincèrement. Le contraire du virtuel ou de la diabolisation dont nous abreuve régulièrement la presse …

Comment filtrez-vous les commentaires, que ce soit sur votre blog ou sur votre page Facebook?

Pas de filtre sur Facebook. En revanche, sur La scie rêveuse je n’accepte pas les commentaires hors de propos ou insultants – cela arrive rarement, mais tout de même – détestant les débats à la manière du blog de Pierre Assouline où après 15 avis ou commentaires, il n’y a plus aucun rapport au sujet.

Vous partez à la retraite au mois de février ...

A cette date, j’ouvrirai pour une semaine la porte de mon blog à quelques coups de cœur de mes collègues de Payot Nyon, une façon de les remercier pour leur amitié et leur défense de la littérature, même si, comme le dit Marco Lodoli – dans Les prétendants - nous ne sommes après tout que du vent sur une page !

Marco Lodoli, Les prétendants: La Nuit - Le Vent - Les Fleurs (P.O.L., 2011)

le blog de Thierry du Sordet: http://strictnecessaireouquestce.blogspot.com/

image: Thierry du Sordet, libraire - Payot Nyon

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26/11/2011

La citation du jour

Elie Wiesel

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J'appartiens à une génération qui s'est souvent sentie abandonnée par Dieu et trahie par l'humanité. Et, pourtant, je crois qu'il nous incombe de ne nous séparer ni de l'un ni de l'autre. Est-ce hier - ou autrefois - que nous avons appris combien l'être humain peut atteindre la perfection dans la cruauté plus que dans la générosité? Que, pour les tueurs et les tortionnaires, il est normal, donc humain, de se montrer inhumain? Dès lors, faudrait-il se détourner de l'humanité? Je crois que la réponse appartient à chacun de nous. Car il incombe à chacun de choisir entre la violence des adultes et le sourire des enfants, entre la laideur de la haine et le désir de s'y opposer. Entre infliger souffrance et humiliation à son semblable et lui offrir la solidarité et l'espoir qu'il mérite. Peut-être.

Je sais - je parle d'expérience - que, même dans les ténèbres, il est possible de créer la lumière et nourrir des rêves de compassion. Que l'on peut se sentir libre et libérateur à l'intérieur des prisons. Que, même en exil, l'amitié existe et peut devenir ancre. Qu'un instant avant de mourir, l'homme est encore immortel. Voilà: je crois en l'homme malgré les hommes. Je crois dans le langage bien qu'il ait été meurtri, déformé et perverti par les ennemis de l'humanité. Et je continue à m'accrocher aux mots parce qu'il nous appartient de les transformer en instruments de compréhension plutôt que de mépris. A nous de choisir si nous souhaitons nous servir d'eux afin de maudire ou de guérir, pour blesser ou consoler. 

Elie Wiesel, Coeur ouvert (Flammarion, 2011)

25/11/2011

Qu'allons-nous faire de vous? 3/3

Bloc-Notes, 25 novembre / Les Saules

En guise de conclusion au livre de Edouard et Marie de Hennezel, je vous propose trois illustrations musicales qui, chacune à sa manière, aborde le thème de la vieillesse: Jacques Brel avec Les vieuxBarbara avec A mourir pour mourir et Daniel Guichard avec Mon vieux. Pour de nombreux témoins de Qu'allons-nous faire de vous?, Barbara exprime davantage qu'un voeu pieux. N'oublions pas, cependant, qu'elle chantait encore cette même chanson à 60 ans, tout comme votre fidèle serviteur qui la compte toujours parmi ses préférées... Alors... à vous de choisir, avec le sourire!






Marie et Edouard de Hennezel, Qu'allons-nous faire de vous? (Carnets Nord, 2011) 

24/11/2011

Qu'allons-nous faire de vous? 2/3

Bloc-Notes, 24 novembre / Les Saules

document; témoignage; livres

Ce qui frappe dans les témoignages recueillis par Edouard et Marie de Hennezel face à la vieillesse et la dépendance, tient au constat que notre grand âge ne ressemblera pas à celui de nos parents. Non que les valeurs fondamentales s'en trouvent nécessairement changées, mais la génération montante connaîtra sans doute des années de vie active et professionnelle prolongées; la précarité du travail peut-être, l'emploi à accepter où qu'il se trouve, même à des milliers de kilomètres; des moyens financiers qui, compte tenu d'une longévité accrue, risquent de leur suffire pour eux-mêmes, à peine. Donc insuffisants pour nous entretenir. Et cela change tout.

Aujourd'hui on meurt loin de chez soi, et généralement seul, à l'hôpital, ou sur un brancard dans les services d'urgences. Certainement de moins en moins chez soi, dans son univers familier, entouré des siens, nous confie Marie de Hennezel et pourtant, tout ce que nous disent la plupart des participants à ce livre formidable converge dans une volonté à envisager toutes les solutions, afin de permettre à leurs aînés une fin de vie paisible, même si dans ces intentions généreuses et sincères, ils en oublient souvent l'incontournable conflit de priorités: leur propre vie, leur conjoint, leurs enfants, leur vie professionnelle ou leurs loisirs à ménager avec bienveillance et réalisme.

Edouard de Hennezel résume très bien ce que les quadras attendent de leurs parents ou de leurs familles en général: Faites du ménage dans vos vies. Vous vous allégerez et vous nous allégerez aussi. Ne baissez pas les bras. Vivez votre vieillissement le mieux possible, continuez à célébrer la vie. Ne nous faites pas porter les regrets, les rancunes ou les remords de votre passé. Prenez soin de vous, mais surtout prenez soin de la relation que vous avez avec nous. (...) Se faire léger, ce serait commencer par parler de ces questions taboues - l'avenir - pour qu'elles pèsent moins sur la pensée des enfants. Tout ce qui peut contribuer à une maturité heureuse.

Les plus belles pages traitent du bonheur de la vieillesse: Au fond, nous avons besoin que vous soyez heureux de vieillir et nous savons que vous ne le serez que si vous vous tournez vers le coeur et l'esprit. Vieillir, c'est un travail difficile qu'il faut mener joyeusement. L'essentiel pour une bougie n'est pas l'endroit où elle est posée, c'est la lumière qu'elle irradie jusqu'au bout.

La santé fragilisée n'empêche ni le charme ni la gaieté, ni l'intérêt pour ce qui nous entoure. Certains vieillards font moins vieux que des gens de cinquante ans. On grandit en sagesse, on a du recul, on est de bon conseil: Les personnes âgées et vulnérables peuvent donner et recevoir autre chose, et autrement. La vulnérabilité peut faire appel au meilleur chez l'autre, qui en est le témoin, ajoute Marie de Hennezel.

Il n'empêche que le souci de l'avenir de nos seniors - si nous ne sommes pas des monstres - peut légitimement nous déstabiliser et fondre sur nous à l'improviste, comme la foudre. Tous, dans notre voisinage, connaissons au moins un cas de personne âgée particulièrement difficile à gérer, quand le fil est rompu, comme c'est le cas avec une maladie de Alzheimer, par exemple. Saurons-nous, dans notre propre entourage, accueillir chez nous un parent dépendant? Pourrons-nous franchir la barrière des soins intimes à prodiguer? Accepterons-nous d'envisager d'autres solutions sans culpabiliser ni briser le lien? Parviendrons-nous à jouer la carte de l'apaisement, sans fuir le réel ni connaître l'épuisement?  

Il n'est pas de réponse universelle à ces questions que chacun est amené - le plus tôt possible - à se poser, mais une certitude émane de tout ce qui est dit dans ce livre: la force de solidarité entre générations existe davantage qu'on l'imagine et finalement, comme concluent Edouard et Marie de Hennezel: Quand il y a l'amour, il y a des solutions.

Nous sommes indissolublement égoïstes et altruistes, soucieux comme jamais de notre bien-être individuel, et cependant convaincus qu'il y a parfois plus de joie à donner qu'à prendre, à partager qu'à accumuler. Luc Ferry

A suivre...

Marie et Edouard de Hennezel, Qu'allons-nous faire de vous? (Carnets Nord, 2011)

image: Edouard et Marie de Hennezel

06:07 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : document; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/11/2011

Qu'allons-nous faire de vous? 1/3

Bloc-Notes, 22 novembre / Thonon-les-Bains

document; témoignage; livres

Parler de la vieillesse et davantage encore en tout ce qu'elle implique dans l'avenir de nos proches, demeure bien souvent un sujet tabou, mais curieusement, dans ma propre vie, elle a toujours fait partie d'un décor naturel ou mieux, d'un monde où elle tutoie certes la mort, mais dialogue de même avec les vivants. Quelques impressions douces et agréables - parmi d'autres, beaucoup moins paisibles à cette époque - me reviennent en mémoire au temps de mon adolescence: à dix-huit ans à peine, avec un groupe d'amis toujours les mêmes - cinq ou six - dans ma sphère professionnelle, une fois par mois, nous partions à la découverte de restaurants d'exception, dans la campagne genevoise. Prétexte à dévorer la vie à pleines dents, en bonne compagnie, sans arrière-pensées. Le plus jeune des membres de cette fratrie voisinait la cinquantaine. Un souvenir de bien-être où se mêlaient la nostalgie d'un temps révolu que je ne connaîtrais jamais, la légèreté de l'être, le rire malicieux et une certaine sagesse que je n'éprouvais pas auprès de mes contemporains. Quarante ans plus tard, mon regard n'a pas changé - auprès des hôtes de passage à la librairie ou mes liens familiaux - même si je fais désormais partie du club moi aussi, celui des aînés!

Le second exemple - déjà mentionné dans un autre article - me vient de ma grand-mère paternelle - qui venait habiter chez nous en famille, trois ou quatre fois par an, décidant par elle-même du moment choisi pour réintégrer son foyer, à près de 150 km de chez nous. Devenue dépendante avec une présence et des soins permanents nécessaires auxquels nous ne pouvions répondre durablement, elle a intégré un établissement médicalisé pour personnes âgées et mon père - qui occupait alors une haute fonction professionnelle - soutenu sans réserve par ma mère et accompagné de son fiston, lui rendait visite au moins tous les quinze jours, malgré un horaire de travail frisant les 70 heures par semaine. Un lien jamais interrompu donc, jusqu'à la fin du voyage.

Une dernière image enfin, beaucoup plus récente cette fois-ci - et plutôt négative - se trouve liée au thème de la vieillesse en littérature, reflet à bien des égards de notre société résolument tournée vers la performance, montrant du doigt avec une effarante régularité ce temps comme celui de la fin de la jeunesse, donc de la séduction et de l'espérance dans tous les domaines: la faillite en amour, la maladie qui submerge tout, la maltraitance, la précarité financière, les fractures familiales, la dignité perdue. Que de récits et de témoignages abondent dans ce sens! Rares sont les ouvrages qui, sans occulter une réalité parfois triste ou douloureuse, présentent à contre-courant ce grand âge comme une chance, une promesse tenue, un bonheur toujours possible. C'est le cas - heureusement - avec La grand-mère de Jade écrit par Frédérique Deghelt, Les bonnes dames de Jean-Louis Kuffer ou encore Grandir sous la plume de Sophie Fontanel. Trois auteurs qui pourraient être le fil rouge du livre écrit par Edouard et Marie de Hennezel, Qu'allons-nous faire de vous? consacré à la vulnérabilité et à la fragilité liées à la vieillesse. 

A lire absolument, car derrière cette trentaine de témoignages - souvent poignants, sincères, empreints de tendresse et de culpabilité - recueillis par Edouard et Marie de Hennezel, c'est la question des parents qui est envisagée, mais aussi, par projection dans le futur, la nôtre. Vous savez bien: cette génération bénie des dieux qui a connu le plein-emploi, le boum économique, les frasques amoureuses sans le spectre du sida et qui, farouchement individualiste, s'est payé de luxe de faire comme si elle n'allait jamais ni vieillir ni mourir, et voudrait tout à coup donner de la voix quand se profile l'intolérable miroir de la dépendance, face aux quadras qui la juge parfois avec une certaine sévérité, voire de la rancoeur.

Injustes, les jeunes? Pas si sûr...

A suivre...

Marie et Edouard de Hennezel, Qu'allons-nous faire de vous? (Carnets Nord, 2011)

Frédérique Deghelt, La grand-mère de Jade (coll. J'ai Lu, 2011)

Jean-Louis Kuffer, Les bonnes dames (Campiche,  2006)

Sophie Fontanel, Grandir (Laffont,  2010)

image: Edouard et Marie de Hennezel

00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Jean-Louis Kuffer, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : document; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/07/2011

Coup de gueule

Bloc-Notes, 3 juillet / Les Saules

document; témoignage; livres

Emmanuel Delhomme est un libraire en colère. Patron de la librairie Livre Sterling, à deux pas lu rond-point des Champs-Elysées, il vide son sac, en proie aux difficultés financières qui s'emparent des commerçants indépendants en général - et pas seulement dans le domaine du livre -, face à une culture en pleine mutation qui le plonge, dirait-on, en plein désarroi.

Contemporain d'Emmanuel Delhomme, mais au parcours différent, dans un autre pays - la Suisse romande, au sein des librairies Payot - je peux mesurer ce qui nous sépare, mais aussi ce qui nous rapproche, à commencer par cet amour sans réserve de l'écrit, parfois d'un titre particulier - on s'attache à un livre, et il fait partie intégrante de votre vie -, instants inoubliables d'émerveillement et de reconnaissance partagés avec les clients et les proches qui font confiance à nos choix et à leur tour, en font l'éloge auprès d'autres personnes. Un vrai plaisir, pour l'auteur qui ne roule pas toujours sur l'or, lui non plus, avec ce sentiment réconfortant que notre métier n'est pas inutile. Les rencontres exceptionnelles font aussi partie de ce paysage inoubliable: Isabelle Adjani pour lui, Anouk Aimée ou Dirk Bogarde pour moi, autrefois, à Londres...

Cela n'occulte pas pour autant certaines interrogations. Il est vrai que le temps manque au livre - pour les hommes surtout: allez savoir pourquoi? - et que les femmes représentent le 80% des lecteurs actuels, une réalité incontournable qui se vérifie sur les réseaux sociaux tels Facebook où l'élan culturel, la passion de partager des choix de textes, de critiques ou de citations, connaît une fréquentation dans les mêmes proportions. Il est vrai aussi que si l'édition nous réserve autant d'heureuses surprises, les mauvaises sont en constante augmentation et tendent - si nous n'y prenons garde - à noyer les titres qui nous tiennent à coeur.

En revanche, je ne souscris pas du tout à cette mort annoncée du livre, qui depuis plus de vingt ans alimente les conversations de salons. Souvenez-vous de la période où explosa la bande dessinée, puis l'apparition des jeux vidéo qui n'inspiraient pas moins de craintes hier que les multiples chaînes de télévision ou les heures passées sur Internet aujourd'hui. Enfin, les jeunes lisent bien davantage que dans les années 70. Le livre a donc, quoiqu'on en dise, des lendemains riches de promesses...

David Servan-Schreiber, dans son émouvant On peut se dire au revoir plusieurs fois, parle des métiers ou services proposés qui contribuent au bien-être des gens, comme une pierre apportée au bonheur d'autrui. Le milieu un peu marginal de la librairie, correspond pour une bonne part à cette image, pour autant que l'on respecte son interlocuteur, qu'il désire s'instruire, se distraire, se faire peur, trouver remède à ses problèmes personnels ou se laisser surprendre. Or, dans Un libraire en colère, que de mépris et d'amertume, somme toute: Indécrottables, les hommes ne veulent plus de livres. Dans leur habitacle robotisé, ils vont décider de l'avenir du monde... Avec pour point d'orgue ce commentaire d'Emmanuel Delhomme sur le livre de Charles Dantzig Pourquoi Lire: Pour être moins con.

Et si le con, d'une certaine manière, c'était lui? Les grandes surfaces ont vu le jour, en partie grâce à cette école de librairie, imbue de son savoir et percluse de jugements sur la société. Emmanuel Delhomme avec ses airs d'outre-tombe semble convaincu que la désertification de sa librairie est due à la désaffection du livre. Il se trompe sans doute. Qu'est-ce qu'une librairie pour eux aujourd'hui? Un endroit austère, sinistre, il n'y a pas d'écran sur les murs, ça ne hurle pas dans les oreilles, et il faut pour comprendre l'objet l'ouvrir... 

Les clients vont ailleurs, tout simplement, et pas seulement pour sacrifier aux modes ou tendances! Dans la jeune génération des libraires indépendants - et des autres - Dieu merci, l'approche du métier est devenue moins sacrée peut-être, mais plus humble, moins pleurnicharde, plus imaginative et conviviale. La librairie est devenue un espace où il fait bon vivre... Les temps restent durs, mais à des degrés divers, ne l'ont-ils pas toujours été?

Voilà bientôt trente ans que je suis sur la terre, et j'en ai passé dix à chercher un libraire. Pas un être vivant n'a lu mes manuscrits. (Alfred de Musset) Alfred de Musset

Emmanuel Delhomme, Un libraire en colère (L'Editeur, 2011)

19:28 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : document; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/06/2011

Reconnaissance à Dimitri - par JLK

Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Age d’Homme, s’est tué sur une route de France

par Jean-Louis Kuffer

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Une figure légendaire de l’édition littéraire européenne vient de disparaître en la personne de Vladimir Dimitrijevic, dont le van commercial est sorti de la route aux abords de Clamecy, dans la soirée du mardi 28 juin, percutant ensuite un autre véhicule et provoquant la mort immédiate du conducteur, seul à bord. Bien connu à Paris et dans les grandes foires du livre, de Francfort à Montréal, le directeur de L’Age d’Homme, âgé de 77 ans, avait fondé sa maison d’édition en 1966 et publié plus de 4000 titres.

Mondialement connu pour son catalogue slave, établi avec la collaboration des professeurs Georges Nivat et Jacques Catteau, L’Age d’Homme avait également redimensionné l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, réunies par Pierre-Olivier Walzer, de nombreux auteurs contemporains y ont publié leurs ouvrages aux bons soins particuliers de Claude Frochaux. En outre, les collections de cinéma, sous la direction de Freddy Buache, de théâtre, de sciences humaines ou de spiritualité, entre autres domaines, ont souvent fait référence au-delà de nos frontières.

Bien au-delà de l’aire romande, Vladimir Dimitrijevic n’eut de cesse de faire partager sa passion de jeunesse pour un titan de la littérature américaine, Thomas Wolfe. La révélation du bouleversant Vie et destin de Vassili Grossman, arrivée en Suisse sous la forme de microfilms miraculeusement sauvés, est également à son crédit. De la même façon, il alla jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les pavés d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux (prix Médicis 1976).

Au nombre des auteurs phares vivants défendus par Dimitri, comme tout le monde l’appelait, figurent en outre Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, les Français Vladimir Volkoff ou Pierre Gripari, mais l’originalité de L’Age d’Homme a souvent consisté en découvertes dans les périphéries francophones de la Belgique ou du Québec.

Un personnage à la Simenon

La destinée de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 dans la Yougoslavie de Tito, est elle-même un fabuleux roman. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, fuira la conscription en 1954 pour débarquer en Suisse sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Sous le titre d’Autobiographie d’un barbare, Dimitri a d’ailleurs raconté ses années d’enfance et de jeunesse hautes en couleurs en Macédoine puis à Belgrade, dans une série de propos recueillis par le soussigné : Personne déplacée. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel  puis à Lausanne, chez Payot Bourg où son passage laisse un souvenir marquant.

Un homme de passions

Impatient de combler les vides d’un catalogue selon son cœur, Vladimir Dimitrijevic, avec quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966 et ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement avec Algernon, sa camionnette d’éternel errant dans laquelle il serrait son sac de couchage, par mesure d’économie. Les rapports de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende, autant que ses positions idéologiques...

Orthodoxe croyant et conservateur, Vladimir Dimitrijevic passa ainsi d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Devenu l’éditeur des grands romans serbes historico-politiques de Dobritsa Tchossitch, futur président de la Serbie, en relation directe avec Slobodan Milosevic et même Radovan Karadzic, dont il publia les écrits, Dimitrijevic, et son lieutenant Slobodan Despot, animèrent un Institut serbe à vocation de propagande (ou de contre-propagande, selon leur dire) qui entacha durablement la réputation de L’Age d’Homme. Cela étant, l’héritage de cet éditeur sans pareil ne saurait se réduire à de tels choix, si discutables qu’ils aient pu être. 

Un être lumineux et complexe 

La somme des instants où l’on sent les choses devenir sans poids et de la vie émaner un parfum constitue pour moi la preuve de la communion avec Dieu, nous disait Dimitri en 1986, lors de conversations dont il nous reste l’aura d’une présence sans pareille.

Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un barbare, selon sa propre expression, qui ne savait pas faire le beau.

Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée. Or il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. L’opprobre s’accentuant après ses prises de positions de patriote serbe, il sembla même s’en accommoder.

En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet empire du simulacre qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de l’être lumineux qui avait partagé tant d’années, l’obligation récente de quitter sa tanière tapissée d’icônes, le poids du monde, enfin, ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski. Une personnalité complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée.

Un jour que Bernard Pivot, l’accueillant à Apostrophes, lui demandait ce qu’il espérait voir par-delà la mort, Dimitri le mystique lui répondit, devant le public médusé: la face de Dieu.

«Ses» milliers de livres, sur nos murs, en sont comme le reflet, par-delà les eaux sombres de sa mort tragique.

Claude Frochaux
Écrivain et éditeur à L’Age d’Homme

Je connaissais Dimitri depuis cinquante ans. J’ai travaillé à ses côtés trente ans durant, de 1968 à 2001. Notre rencontre, fulgurante, fut celle de deux libraires. Mais immédiatement, nous avons pensé édition. Ensuite, avec son immense personnalité un brin écrasante, il a imposé une vision large qui manquait chez nous. Elle était fondée sur son amour de la littérature. Ce fut un passeur d’exception. Il m’a ouvert au monde. Son rayonnement dépasse de loin nos frontières.

Freddy Buache
Fondateur de la cinémathèque suisse et directeur de collection

Je suis triste à en crever. C’est le seul type au monde pour lequel, sans partager toutes ses idées, j’aurais pu faire n’importe quoi! La mort de Dimitri me frappe au cœur. Pas à cause de ses qualités intellectuelles ou de son talent d’éditeur, insurpassable. Mais il avait des intuitions et des observations qui relevaient de l’ordre de la sensation et de la perception du monde. Tout cela faisait qu’il ne ressemblait à nul autre, ici et maintenant. 

Patrick Besson
Écrivain

Sa mort me cause une grande peine. C’est un des très grands éditeurs européens. L’équivalent slave de Maurice Nadeau. Il a connu deux positions successives et opposées. Après avoir été le chouchou des anticommunistes lorsqu’il publiait des dissidents, il est devenu un paria pour ses positions proserbes pendant la guerre civile yougoslave. Ce dont je veux me souvenir, c’est d’abord qu’il fut un ami, un très grand lecteur et un extraordinaire éditeur. 

Pascal Bacqué
Poète, auteur de L'Age d'Homme

Qu’on me pardonne d’avance : j’ai envie d’écrire ce petit mot comme pour conjurer, pour retenir les commentaires qui ne tarderont pas de tourner leur ronde de nuit autour de la dépouille de Vladimir Dimitrijevic. Dimitri, que je connais depuis quelques années, était mon éditeur ; ce mot, comme tous les mots, est saisi dans la signification qu’on lui donne dans la tribu, où elle n’est jamais très pure, vous savez bien. Editeur, aujourd’hui, cela veut dire : il faut un peu retravailler votre écriture; vous allez bien, en ce moment ? Quand on en est là, on est au sommet. Sinon, cela veut dire : Il faut penser à la demande du public, vous comprenez ?

Editeur, aujourd’hui, est un autre mot pour normalisateur, équarisseur, marchand de soupe et non-lecteur.

Tout le monde savait, chez les éditeurs, que Dimitri lisait mieux que l’immense majorité de ses confrères ; tout le monde savait que, dans son esprit, les livres signifiaient quelque chose qui n’était pas l’objet fétiche de quelques précieuses germanopratines, ni le tube de dentifrice de la civilisation en mal d’écroulement. Dimitri, hanté par l’écroulement, désespéré par le crime commis, toujours davantage, contre l’humain, regardait les livres avec un cœur et un esprit brûlant – peu d’écrivains méritent, il faut bien le dire, qu’on les prenne avec autant de sérieux que celui qu’il accordait à leur livre.

On ne manquera pas, aujourd’hui, dans les colonnes de Libération, du Monde et de toutes les grandes institutions majoritaires, c’est-à-dire, très exactement, du camp adverse de Dimitri qui était profondément minoritaire, de saluer le très grand éditeur, tout en soulignant l’engagement serbe, et, partant, le caractère sulfureux du grand homme. De cette histoire serbe, je vais parler après. Mais quant au concert de louanges, il ne faut jamais oublier que nous vivons en Egypte, je parle de l’Egypte ancienne. Nous vivons dans la civilisation de la mort. Un homme existe s’il est mort, dans la culture, dans celle qu’on conserve pieusement, puisque celle qui vit, on a déjà réussi à la dématérialiser, à la ramener à son concept; Dimitri, donc, a désormais de fortes chances d’exister dans la culture.

Cet homme, avec qui j’ai parlé en juif quand il parlait, absolument parlant, en chrétien - cet homme qui a eu le courage de publier mon poème furieusement antichrétien, cela tout de même en dit long sur la largeur de vue du bonhomme -  ne regardait qu’une chose, nos conversations étaient faites de cela : faut-il encore espérer, quand on veut coûte que coûte assurer le triomphe de la foule, d’une foule qui préfère se noyer dans son angoisse d’être foule, de n’être rien, d’être morte, plutôt que d’affronter la terreur de vivre ?

Dimitri, je crois bien, répondait non. Je crois que Dimitri désespérait. Dimitri était vieux, Dimitri avait perdu son épouse ; Dimitri avait subi l’ostracisme de tous les médiocres, qui le jalousaient, en France et en Suisse, et qui trouvaient dans ses maladresses serbes l’occasion du coup de grâce. La maladresse serbe de Dimitri, c’était celle qu’on rêvait d’un criminel, d’un Milosevic, alors que c’était celle d’un homme, traumatisé par le Nazisme et par le Communisme, et qui voyait dans son pays, la Serbie, un rempart contre l’empire – dans l’histoire plus ancienne, Serbe signifiait non austro-hongrois ; plus tard, pendant la guerre, Serbe avait signifié non-croate, et non-bosniaque ; et il faut dire que croate et bosniaque avait signifié, infiniment plus que le signifiant serbe, barbare et criminel, massacreur de juifs, pour parler franc. Bref, Dimitri se disait que la Serbie était un rempart pour sa foi, pour son désir d’humain. Il se trompait, Dimitri ? Ptêt ben qu’oui ; et, s’il y a encore des happy few, eux sauront compléter : et alors ?

Il y avait aussi de vilains fachos, ou cyniques, qui avaient tourné autour de lui ? Vous savez quoi : je m’en contrefous. Les médiocres, même vilains fachos et cyniques, ont pour métier de tourner autour de ceux qui vivent ; c’est leur substance, c’est leur définition.  Donc que Dimitri, qui fut serbe au nom de ce qu’il voyait de plus beau dans ce mot, de plus haut dans son propre Christianisme, qu’il fût pris au piège du nationalisme laid d’autres serbes, cela est bien possible. Si un grand comme Hölderlin a chanté la Germanie, et s’il a fini dans les paquetages des SS, faut-il en conclure, avec cette distance si confortable que vous offre la doxa, à sa très-grande faute ?

C’est beaucoup plus simple : Dimitri prenait la vie au sérieux, et c’est parce qu’il prenait la vie au sérieux, et qu’il n’y a de sérieux que dans l’esprit, qu’il prenait la littérature très au sérieux. Il n’était un de ces affreux prêtres de Pharaon, experts en sortilèges, experts en culture, qui a dégénéré, aujourd’hui, en tendance. Dimitri était sérieux devant son assiette, devant ses cartons de livres qu’il trimbalait de Lausanne à Clamecy et à Paris, et qui auront eu raison de lui. Dimitri était sérieux devant la beauté des mots et des phrases. Amis journalistes, vous qui avez vécu l’outrage, vous qu’on a formés pour ne jamais prendre au sérieux les mots et les phrases, si jamais vous écoutiez ces propos d’un anonyme prononcés dans le désert, cela ne mériterait-il pas que vous vous absteniez, un bref instant, de jacasser ?

Il n’est qu’une tâche, pour ceux qui ont aimé et compris un peu Dimitri, et pour ceux qui admirent son travail : de le contredire, dans son désespoir, et de le confirmer, dans son travail. Non, Dimitri, jamais il n’est lieu de désespérer, et vous, qui n’avez jamais cessé de travailler pour l’esprit, vous devez savoir que vous n’avez pas agi en vain, et que la vie de l’esprit, même offensée, même traînée dans la boue du lieu commun, de la culture et de la complaisance, se continue, obscure et petite, à l’âge des empires d’argent, et des foules assombries par leur propre défaite ; et parce qu’il n’y a que l’esprit qui soit immortel, c’est l’esprit qui triomphera ; non, Dimitri, vous n’avez pas travaillé en vain ; vous fîtes erreur, comme tout homme, mais comme les rares hommes vivants, vous avez donné à votre erreur la forme d’une demande, furieuse, brûlante, de vie, et qui demande la vie est toujours exaucé.

 Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée (coll. Poche Suisse/L’Age d’Homme, 2010)

article paru dans les quotidiens suisses La Tribune de Genève et 24 Heures

retrouvez les chroniques de Jean-Louis Kuffer sur: http://carnetsdejlk.hautetfort.com/

27/06/2011

David Servan-Schreiber

Bloc-Notes, 27 juin / Les Saules

document; témoignage; livres

Tumeur ou oedème, cette chose qui prospérait dans mon lobe frontal droit menaçait directement ma vie. En quittant le centre de radiologie, j'ai enfourché mon vélo, parfaitement conscient du risque que je m'apprêtais à courir. J'ai eu soudain besoin de tester mon courage. Aussi fou, aussi inconsidéré qu'il puisse paraître, le test du vélo a rempli sa fonction: j'ai senti que mon plaisir de vivre était intact, et avec lui ma détermination. J'ai su que je n'allais pas baisser les bras.

Ainsi peut se résumer le premier chapitre du témoignage de David Servan-Schreiber: une alchimie de douleur, de réalité et d'espoir, fil conducteur du récit où l'auteur de Guerir le stress, l'anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse et de Anticancer - les gestes quotidiens pour la santé du corps et de l'esprit, apprend la mauvaise nouvelle, celle de la rechute grave de son cancer du cerveau survenu près de vingt ans plus tôt.

Ce qui frappe d'emblée dans On peut se dire au revoir plusieurs fois, tient en quelques mots: L'honnêteté, l'absence d'arrogance, la franchise. Pas de faux-fuyants. Il a connu - et connaîtra encore, peut-être - à certains moments la peur, les larmes, le désarroi qu'il a si souvent lus sur le visage de ses patients. Il ne s'en cache pas. De même envers ses multiples activités, parfois harassantes: Je n'ai pas pris assez soin de moi, et ce depuis bien des années. Les témoignages d'intérêt et de reconnaissance que j'ai reçu m'ont rendu si heureux que je me suis donné à fond à la défense de ces idées. J'en étais venu à me sentir quasi invulnérable. Or, il ne faut jamais perdre son humilité face à la maladie. J'ai commis l'erreur de croire que j'avais trouvé la martingale gagnante.

A la lumière de ce qui précède, oserai-je dire qu'il se dégage de son dernier livre une lueur d'espoir, un appétit de vivre, une reconnaissance qui importent tant, dans la processus de guérison? David Servan-Schreiber insiste - dans sa thérapie de la douleur - sur le besoin de calme intérieur, d'images gratifiantes, d'activité physique, de distraction qui permet, grâce aux amis et aux proches, de continuer de faire partie du club des vivants qui font des choses et vivent leur vie

De très belles pages traitent des gestes de l'émotion partagée - j'ai besoin que tu continues à être dans ma vie - et du temps qui passe avec toutes ces choses, grandes ou petites, qui ont été agréables, qui ont apporté du plaisir, de la joie ou simplement de l'amusement. Les passages consacrés à ses amis Bernard Giraudeau et Guy Corneau sont eux aussi, empreints de tendresse et de gratitude.

Ce témoignage, tonique et grave à la fois, devrait tous nous interpeller, malades saisonniers ou au long cours, devant le sujet tabou qui, un jour ou l'autre, fera irruption dans notre vie: Est-ce que vous vous posez parfois la question de savoir ce qui se passerait si le traitement ne marchait pas?

Au moment de refermer ce livre, je pense aux deux DVD de Georges Lautner, Les barbouzes et Les tontons flingueurs, avec les inénarrable Bernard Blier, Lino Ventura et Francis Blanche. Ces deux films sont ma thérapie personnelle aux jours de découragement, de révolte ou d'impuissance, et lorsque, peut-être pour la centième fois je les reverrai après avoir reçu ma mauvaise nouvelle, je penserai à David Servan-Schreiber très fort, comme à un ami de longue date, lui qui parle tout au long de son livre de l'importance de la légèreté, de la détente et du rire... malgré tout!   

David Servan-Schreiber, On peut se dire au revoir plusieurs fois (Laffont, 2011)

David Servan-Schreiber, Guerir le stress, l'anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse (coll. Pocket Evolution, 2011)

David Servan-Schreiber, Anticancer - les gestes quotidiens pour la santé du corps et de l'esprit (coll. Pocket Evolution, 2011)

23:52 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : document; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/06/2011

Je vous écris du Vél d'Hiv

Bloc-Notes, 9 juin / Les Saules

Vel d'Hiv.jpg 

Presque 70 ans après l'épisode tragique de la rafle du Vél d'Hiv, les 16 et 17 juillet 1942, sont exhumées et publiées dix-huit lettres de juifs arrêtés. Adressées à leurs familles, voisins ou amis, elles sont bouleversantes de simplicité, d'émotion, de désarroi: Des lettres sur papier chiffonné, griffonnées à la hâte dans le coeur noir de la rafle, nous dit Tatiana de Rosnay dans sa préface, des lettres qui sont miraculeusement parvenues à leurs destinataires, grâce à quelques mains bienveillantes, celles des infirmières, des pompiers, des passants. (...) Dix-huit lettres qui se retrouvent aujourd'hui dans ce recueil, infiniment précieuses, fragiles messages d'amour et d'espoir, d'angoisse et de doute. Lettres qui témoignent avec force, et malgré elles, d'une des pages les plus sombres de l'histoire de France

Parmi ces textes qui brûlent les mains et le coeur, cette lettre d'une amie de Paulette envoyée à la soeur de cette dernière, Nana, dispense de tout commentaire: Je te fais écrire ces mots, la police est venue nous arrêter, avec tous les juifs de la maison. On nous a enlevés, moi et mes deux enfants. Je t'écris pour te dire que nous allons être transportés au vélodrome d'hiver, je te demande d'aller chez moi, (...) de te faire donner les clefs par la concierge et tu n'as qu'à emmener tout ce qu'il y a: prends toutes mes affaires, tout ce que tu trouveras. Mon petit gars a oublié sa carte d'identité, si tu la trouves, apporte-nous cette carte au vélodrome d'hiver, dans le XVe arrondissement. C'est sur le boulevard de Grenelle, il faut descendre à la station Dupleix. Apporte-moi quelques boîtes de conserves et apporte-moi quelques jupes de rechange. Chère soeur je compte sur toi.

Ailleurs, Maurice parle à son épouse Flora de l'état de désolation dans lequel il se trouve: Parqués là pires que des bêtes, sans aucun soin d'hygiène; deux cabinets toujours occupés pour des milliers de personnes. Il faut attendre des heures son tour. Pour l'eau, c'est pareil. Si l'on ne nous sort pas d'ici le plus tôt, les gens seront tous malades. Pourtant, on s'occupe de nous. Hier, on nous a distribué du pain deux fois, du bouillon cube, même du macaroni bien cuit. Un bout de chocolat et un petit gâteau. On nous gâte...

Tous les documents présentés et retranscrits - textes, fac-similés et photographies de leurs auteurs - situent sobrement l'histoire de ces familles, ainsi que le contexte de leur arrestation par la police française. Conservées au Mémorial de la Shoah, ces lettres méritaient bien un livre. Elles sont tout ce qui nous reste, écrit encore Tatiana de Rosnay.

Enfin, quelques témoignages - un sapeur-pompier, une infirmière de la Croix Rouge, l'arrivée des enfants à Drancy - contribuent à mieux éclairer le lecteur sur un temps qui peut lui sembler si flou ou étranger: Douloureux souvenirs d'une époque qui devient lointaine. Vieux papiers jaunis, histoires d'autres temps, d'autres gens, ajoute Karen Taieb, responsable des archives du Mémorial de la Shoah.

 Une lecture indispensable et poignante, qui laisse sans voix...

Je vous écris du Vél'd'Hiv - Les lettres retrouvées / préface de Tatiana de Rosnay (Laffont, 2011)

Image: Monument commémoratif de la rafle du Vél d'Hiv, Quai de Grenelle, Paris

00:16 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/06/2011

Roberto Saviano

9782070782895.gifRoberto Saviano, Gomorra - Dans l'empire de la camorra (Gallimard, 2007)

 

A 28 ans, ce fils de médecin, diplômé de sciences politiques, observe de l’intérieur pourrait-on dire, en témoin muet depuis l’adolescence, la camorra napolitaine. Aujourd’hui exilé à Rome, sous la protection de la police et condamné à mort – l’organisation criminelle italienne a peu aimé la parution de son livre – il signe un document magistral à ranger aux côtés de Histoire de la Mafia de Salvatore Lupo, paru chez Flammarion. Outre une documentation impressionnante et un regard qui oscille parfois entre fascination et horreur, Roberto Saviano développe avec beaucoup de magie et d’habileté ses talents de conteur. Gomorra possède toutes les qualités d’un roman exceptionnel sauf que… ce n’en est pas un !

 

également disponible en format de poche (coll. Folio/Gallimard, 2009)

16:06 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : document; témoignage; histoire | |  Imprimer |  Facebook | | |