25/04/2015
Morceaux choisis - Philippe Claudel
Philippe Claudel
Quand je serai grande mon PapaTu seras vieuxTu seras lasMais moiJe serai toujoursToujours làTout près de toiTout contre toiC'est moi alors qui te diraiEn t'embrassant dans le creux de l'oreilleLes mondes et les merveillesLes lunes et les soleilsTe dire qu'il nous resteraA toi à moiMille choses à faireMille choses à direMille jeux de l'oieMille mois de maiMille mois de mai Aux mois de mai ma toute belleJe préfère mille fois ces mots de toiDis-les-moi, dis-les-moi à l'oreilleMa petite si petite merveille Quand je serai grande mon PapaTu seras vieuxTu seras lasMais moiJe serai toujoursToujours làTout près de toiTout contre toiRien ne changeraPromets promets-le moiLa vie c'est une belle histoire hein PapaUne histoire de sucreUn vrai conte de mielAvec des rêvesDes champs de soieDes fées et des princessesDes chevaux blancsDes arbres douxEt puis surtoutDes mois de maiDes mois de maiLa vie c'est tout çaN'est-ce pas mon Papa Aux mois de mai ma toute belleJe préfère mille fois ces mots de toiDis-les-moi, dis-les-moi à l'oreilleMa petite si petite merveille Quand tu étais un tout petit garçonMon Papa mon doux Papa
Philippe Claudel, Les mois de mai, dans: Le monde sans les enfants et autres histoires - Dessins de Pierre Koppe (coll. Livre de poche/LGF, 2011)
image: lachenaie.over-blog.fr
00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
06/05/2014
Philippe Claudel
Philippe Claudel, L'enquête (coll. Livre de Poche/LGF, 2012)
Dès les premières lignes de ce roman exceptionnel, on songe à Franz Kafka et son court texte intitulé Devant la loi: Un homme est envoyé dans une ville inconnue - par qui, nous ne le saurons jamais - afin d'enquêter au sein d'une Entreprise sur une vague de suicides inexpliqués. A peine parvenu à destination, il réalise que tout concourt à l'empêcher de mener à bien sa mission. Aucun interlocuteur ne répond à ses questions, tantôt le menaçant, tantôt lui prodiguant une sympathie déconcertante. Les lieux eux-mêmes lui semblent inquiétants, hostiles ou irréels.
Avec la désagréable impression d'être const amment épié par des yeux invisibles, d'être transparent pour tous ceux qu'il côtoie, en proie à des cauchemars dont il se demande s'ils sont le fruit de son imagination ou le reflet de la réalité, notre Enquêteur va, avec l'énergie du désespoir, s'obstiner à vouloir lever le voile de cette pieuvre qui absorbe tout - jusqu'aux âmes - et le fait ressembler à une souris de laboratoire qui s'égare de plus en plus loin - jusqu'à la perte de son identité - dans un monde qui l'écrase. Notre monde? Il n'est plus temps de descendre dans les rues et de couper la tête aux rois. Il n'y a plus de rois depuis bien longtemps. Les monarques aujourd'hui n'ont plus ni tête ni visage.
Voyage au coeur de l'absurde, de l'aliénation et du doute, cette histoire se lit comme une fable cruelle et terrifiante sur l'individu incapable désormais de tirer la moindre des ficelles à son avantage, à force de ne plus chercher un sens à sa vie, de n'oser dire non à l'intolérable, à l'humiliation, à l'indifférence, devenu un robot à la voix synthétique tel celui que nous entendons chaque matin dans les autobus, les gares ou les aéroports.
On l'aime bien, cet Enquêteur pourtant ordinaire, mais consciencieux, honnête. On s'accroche à lui, seul contre tous semble-t-il capable encore d'éprouver de la compassion ou un sursaut de révolte malgré tous les obstacles qui lui sont tendus, soucieux d'accomplir sa mission: Son unique raison de vivre. Mais pour lui aussi, n'est-il pas déjà trop tard?
Un dernier personnage, l'Ombre, délivrera la clef à notre homme, mais à quel prix? Chapitre manquant au meilleur des mondes possibles, ce livre à peine refermé, on s'interroge: Avons-nous traversé un mauvais rêve ou nos pieds foulent-ils les eaux immobiles d'une réalité qui nous colle à la peau et se révèle à nous dans toute sa monstruosité? Certains chapitres, dont celui consacré aux Déplacés, ne laissent planer aucun doute...
00:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
21/01/2013
Jean Echenoz 1a
Bloc-Notes, 21 janvier / Les Saules
Dans un entretien accordé à Eléonore Sulser, dans Le Temps du 10 octobre 2012, voici ce que Jean Echenoz confie à propos de 14, son dernier livre: J'avais envie de revenir à la fiction, à un projet de roman que j'ai depuis quatre ou cinq ans. Mais un incident s'est produit. Je suis tombé sur des carnets de guerre en aidant quelqu'un qui m'est très proche à ranger des papiers de famille: six petits cahiers, carnets de guerre d'un grand-oncle, parti le jour de la mobilisation et resté soldat jusqu'en 19. J’ai commencé à les lire, puis à les transcrire. Il fallait déchiffrer tout cela, j’ai travaillé sur des cartes, pour vérifier des orthographes de lieux, des parcours, etc. Puis je me suis demandé ce qui se passait au juste pendant ce temps-là, sur le plan de la guerre elle-même et de la politique internationale. J’ai lu des travaux d’historiens, d’autres carnets, des romans sur la Grande Guerre; j’ai regardé des archives filmées. Les six carnets, eux, parlaient surtout du temps qu’il fait – ce qui compte quand on est à la guerre –, des corvées, très peu des combats sans doute par pudeur ou par peur de la censure, je ne sais pas. A partir du point de vue très humble d’un homme parmi des millions plongés dans cette affaire, je me suis immergé dans la Grande Guerre. Et est arrivé un moment où j’ai eu envie d’inventer des personnages et de revenir à la fiction par ce biais-là.
Toute l'histoire commence avec Anthime - le personnage central de ce roman - quand, une certaine journée d'août, il entend les cloches qui, tout alentour sonnent à l'unisson dans un désordre grave. Le tocsin, pour être plus précis, signe de la mobilisation. Le voici parti sous les drapeaux, avec Charles - son frère aîné et fiancé de Blanche -, Bossis, Arcenel et Padioleau. Cinq hommes et une femme, Blanche, qui attend le retour de deux d'entre eux, Charles et Anthime, conservant dans son bureau les lettres et cartes postales qu'ils lui envoient régulièrement, rangées en piles serrées par des rubans aux couleurs opposées dans des tiroirs distincts.
Jean Echenoz a le souci de ne pas vouloir réécrire l'histoire, mais de souligner le quotidien de ces hommes, accablés de faim, de froid, de fatigue, de peur, au point d'espérer une blessure de guerre honorable ou choisir la désertion pour être soustraits à l'horreur sous ces pluies de bombes mêlées aux gerbes de sang qui les entoure. Tout a été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n'est-il d'ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d'autant moins quand on n'aime pas tellement l'opéra, même si comme lui c'est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c'est assez ennuyeux.
Un récit fulgurant dont le style épuré, semblable à un film de Robert Bresson, évite toute pesanteur, tout excès. Et quand tout pourrait basculer dans le mélodrame, Jean Echenoz parfois, d'une pirouette, nous en éloigne par un humour de situation particulier qui articule ces épargnés au jour le jour, dont le rire extravagant ou dérisoire résonne tel un entr'acte avant l'appel des manquants.
Pendant ce temps, au village où ne demeurent que les femmes, les enfants et les vieillards, Blanche, qui a donné naissance à une fille prénommée Juliette, fruit de son amour partagé avec Charles, attend. Qui donc, le moment venu, lui reviendra?
Si vous ne l'avez déjà fait, lisez vite 14 de Jean Echenoz, car à une émotion sourde qui agrafe le lecteur dès les premières lignes pour ne plus le quitter, s'ajoute le plaisir de lire un roman sobre, abouti, dont la langue précise et chaleureuse malgré la gravité du temps, traduit une sincère empathie de l'auteur pour ces anonymes de la Grande Guerre.
Comme je l'ai mentionné autrefois à propos du livre de Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck - dont la toile de fond est la seconde guerre mondiale - le propos de Jean Echenoz touche à l'universel, et à ce titre, son roman mériterait, lui aussi, d'être inscrit au programme des lectures scolaires...
Jean Echenoz, 14 (Minuit, 2012)
Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck (coll. Livre de poche/LGF, 2009)
Eléonore Sulser, Article et entretien avec Jean Echenoz / 10 octobre 2012 (letemps.ch)
03:55 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
09/10/2012
Philippe Claudel
Philippe Claudel, Meuse l'oubli (Coll. Folio/Gallimard, 2006)
Dans la chambre d'hôpital, je suis resté près de Paule des jours entiers. J'apportais des brassées d'anthémis jaunes, lui parlais des soirs de Gand, de la plage d'Ostende et de celle de Zoosten, des statues millénaires du Nemrud Dag pointées dans le matin vers le levant, de sa peau, de son ventre, du blond de ses cheveux.
L’auteur des deux admirables romans, Les âmes grises et Le rapport de Brodeck, signe dans ce premier récit le vécu intime d’un deuil amoureux. Un récit de souffrance où la nostalgie du paradis perdu se mêle aux brumes du nord avec infiniment de pudeur et de poésie.
04:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
28/09/2012
Philippe Claudel
Philippe Claudel, Parfums (Stock, 2012)
En 63 textes courts - de Acacia à Voyage - Philippe Claudel revisite son enfance et son adolescence, évocatrices de ces parfums dont bien plus tard, il conserve les effluves dans sa mémoire d'homme: ce brouillard qui permet d'entrer au plus profond de soi-même, l'entêtante musique olfactive de la cannelle, la géographie de terre des draps frais, l'odeur de la croyance indéfectible des églises ou encore le sexe féminin qui ressemble au plus beau des songes.
Au fil de cette lecture attachante et emplie de douceur, chacun peut, comme de nouvelles variantes musicales, y ajouter ses propres parfums, autour d'autres mots et souvenirs.
Il est tard. Il est tôt. Les yeux brillants, négligeant la brûlure sur mes lèvres, je mords dans une grappe craquante pleine de fleurs, de sourires et de vent. C'est là tout le printemps qui vient à ma bouche.
Dans ces colonnes - sous Morceaux choisis - vous pouvez retrouver un texte extrait de ce livre, consacré aux ombellifères...
02:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
21/09/2012
Morceaux choisis - Philippe Claudel
Philippe Claudel
pour José M
On s'apprête à entrer dans un sanctuaire. Il conviendra donc de courber la tête. Comme devant une reine. Une reine des prés et des champs, des étendues de juin herbeuses et fantasques. Quel parfum emporter sur une île déserte qui n'en aurait aucun? Tous ceux dont je parle certes, mais celui-ci plus qu'un autre, qui me rattache par des liens mystérieux à l'apprentissage du monde. Je passe mon enfance dans un éblouissement permanent où la nature accompagne chacune de mes métamorphoses en me délivrant un secret. Secret des oiseaux, des poissons, des rongeurs, des fleurs, des arbres, des roches, des eaux. Secret des jours et des saisons, des nuages, des météores, des brouillards et des constellations.
Il y a tant à apprendre et à recevoir. J'absorbe. Les yeux fermés, je marche dans le pré en jachère. C'est une fin de juin pluvieuse et douce, presque chaude. L'école est derrière moi. Une grande serre s'est posée sur la campagne, préservant dans sa buée nourricière les berges de Sânon, le Rembêtant, les premières fermes de Sommerviller dont je devine les toits au loin. Etuve. Le soleil derrière les minces nuages refuse de se coucher. L'herbe déjà haute est trempée. A chacun de mes pas, elle se sèche contre mes cuisses en y déposant des gouttes tièdes qui dévalent jusque dans mes bottes. Je la caresse avec mes mains. Je ferme les yeux. Je ne peux pas voir, juste sentir. L'eau. Le printemps. Les odeurs de terre mouillée, impatiente d'accueillir de jeunes verdures. Je cherche. Je les sais toutes proches. Je veux une fois de plus être la victime de leur sortilège. Ce sont les sirènes des champs. Elles séduisent le promeneur par leurs effluves verts d'aneth et le pauvre ne peut ensuite s'attacher à d'autres herbes, hanté qu'il est toujours par leur fragance cumineuse où on peut reconnaître, atténuées, des notes éparses d'anis et de girofle. Ombellifères.
Ombellifères. Grande tête couronnée aux fleurs petites disposées déjà comme un bouquet, aigrette d'élégante que je retrouverai plus tard dans les pâtes de verre opalescentes et les marqueteries rousses d'Emile Gallé, et dont les odeurs se délacent dans l'air, comme ces complexes corsets qui emprisonnaient jadis le corps impatient des jeunes filles et celui plus lourd, alangui et capiteux de leurs mères.
Philippe Claudel, Ombellifères, dans: Parfums (Stock, 2012)
image: joiepascale.net
23:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
12/08/2012
Au bar à Jules - Du roman
Un abécédaire: R comme Roman
Dans Carnets du vieil écrivain, Jean Guéhenno écrit ceci à propos du roman: Lit-on un grand roman? On s'identifie à son héros. On y vit par procuration. Et cela devient plus conscient, et vient le moment où on ne lit plus pour aucun intérêt, pour aucun profit, rien que pour admirer, en toute gratuité et dans une joie indéfinissable, au-delà de soi-même. Dès lors, on devient de plus en plus difficile. On ne supporte plus les fantômes d'auteurs, les fantômes d'ouvrages. Mais un vrai livre est devenu la chose la plus précieuse. Un homme vous parle et il vous semble qu'il dise précisément ce que vous attendiez, ce que vous vouliez dire mais n'auriez jamais su dire. C'est tout simple et merveilleusement étrange.
A quelques nuances près, tel est mon sentiment quand je découvre un roman qui me captive dès les premières lignes, aussi redoutables que les dernières. Mais alors, d'où vient cette réticence qui me saisit bien souvent, à propos de la littérature française tout particulièrement? Autrefois, invité de la célèbre émission Apostrophes de Bernard Pivot, Maurice Nadeau , éditeur de Malcolm Lowry, Witold Gombrowicz, Leonardo Sciascia, Georges Perec et Hector Bianciotti entre autres, rappelait - je cite de mémoire - ce qu'est un roman: une oeuvre d'imagination, avec un début, une fin, un cadre, des personnages et une action... Le dictionnaire Littré lui fait écho en ces termes: Une histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des moeurs, ou par la singularité des aventures.
Et c'est là que la bât blesse, car en France tout est roman, notamment cette majorité de titres parmi les nouveautés dont la qualité n'est pas toujours en cause, mais qui mériterait le titre de récit ou de fiction romanesque - histoire réelle ou inventée que l'on raconte par écrit - ou d'autofiction - autobiographie empruntant les formes narratives de la fiction - prétexte à une quête identitaire de l'auteur. Un éditeur justifiait cette étiquette arbitraire de roman, afin que ses livres puissent figurer sur les rayonnages des grandes chaînes de la distribution. Dans le cas contraire: aucune chance!
Les vrais romans sont ainsi devenus, dans leur construction et leur qualité, plutôt rares. On ne dira jamais assez combien l'émergence du Nouveau Roman aura laissé des traces - exception faite de Samuel Beckett et de Nathalie Sarraute - qui ressemblent à un séisme dont les prolongements demeurent vifs dans la littérature française actuelle. Avec l'acuité habituelle de son regard, Alexandre Vialatte notait: On a tout essayé pour trouver du nouveau: le roman sans histoire, le roman sans personnages, le roman ennuyeux, le roman sans talent, peut-être même le roman sans texte. La bonne volonté a fait rage. Peine perdue, on n'est parvenu à créer que le roman sans lecteur. C'est un genre connu depuis longtemps!
Rien de tel par exemple chez les anglo-saxons, les italiens ou les espagnols qui savent encore raconter des histoires. Et si nous ne goûtez pas trop les auteurs étrangers, (re)lisez un bon auteur classique ou parmi les auteurs actuels, un roman de Philippe Claudel ou de Pascal Quignard. Vous ne le regretterez pas...
Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain (Grasset Digital, 1971)
Alexandre Vialatte, La porte de Bath-Rabimm (Julliard, 1986)
image: Jean-Jacques Henner, La femme qui lit (culture.gouv.fr)
22:15 Écrit par Claude Amstutz dans Alexandre Vialatte, Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Littérature francophone, Pascal Quignard, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman | | Imprimer | Facebook |
14/08/2011
Philippe Claudel
Philippe Claudel, Le rapport de Brodeck (Stock, 2007)
Brodeck revient de l’enfer des camps d’extermination. De retour dans son village, sa première vision est celle d’un monument aux morts où son nom est gravé dans la pierre. On le croyait disparu, mort. On se réjouit de sa survie. On est emprunté, aussi...
Homme silencieux, discret, pacifique, le voici chargé par l’administration de sa commune de dresser des notes sur la faune, la flore et la nature en général, jusqu’au jour du drame lié au sort d’un pensionnaire mystérieux de l’auberge, surnommé der Andere – l’autre – assassiné dans des circonstances mystérieuses. Les autorités, parce qu’il est jugé honnête, précis et inoffensif, vont alors demander à Brodeck de rédiger, pour la forme, un rapport sur ce qui s’est passé. Mais il va, au fil de son enquête, réveiller un passé douloureux dont le sien n’est pas épargné.
Sans lever le voile sur la conclusion de l’histoire – ce serait vraiment dommage – disons que la thématique de ce roman admirable est universelle : La culpabilité historique des individus, la férocité ou la lâcheté des communautés, la nécessité de la mémoire pour les uns et de l’oubli pour les autres.
Si le lieu du récit demeure indéterminé, probablement situé dans un pays de l’Est, il pourrait tout aussi bien se dérouler en Alsace, mais peu importe. Le personnage de Brodeck, de sa famille scellée par un lourd secret au temps de la guerre, est bouleversant d’humanité.
Le style de Philippe Claudel est exceptionnel, épuré, imprégné pourtant d’une douceur à la mesure des blessures évoquées, en contrepoint au climat oppressant qui transpire tout au long des événements qui ponctuent la dure réalité de son (anti) héros.
Après Les âmes grises évoquant la guerre de 14, Philippe Claudel revisite celle de 39-45 dans ce roman magnifique qui mériterait d’être étudié dans les écoles, car la force de ce livre tient dans son absence de jugement, de son intrigue limitée aux faits justifiés par les différents protagonistes auxquels on tente de s’identifier pour comprendre. Un sujet de réflexion inépuisable et intemporel.
L’un des romans francophones les plus marquants de la décennie, Prix Goncourt des Lycéens 2007, amplement mérité!
également disponible en coll. de poche (Livre de poche/LGF, 2009)
00:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
23/09/2010
Philippe Claudel 1a
Bloc-Notes, 23 septembre / Les Saules
Un des thèmes majeurs de l'oeuvre de Philippe Claudel, repose sur la conscience de l'individu confronté à celle de la société, habile à le blesser, le broyer, le détruire. Il nous l'a brillamment démontré avec Les âmes grises et, plus récemment, avec Le rapport de Brodeck. Il en va de même pour L'enquête, sauf que l'auteur n'interroge plus le passé - les horreurs des guerres de 14-18 et 39-45 - mais le monde d'aujourd'hui ou, pour les plus optimistes, celui d'un futur proche.
Dès les premières lignes de ce roman exceptionnel, on songe à Franz Kafka et son court texte intitulé Devant la loi: Un homme est envoyé dans une ville inconnue - par qui, nous ne le saurons jamais - afin d'enquêter au sein d'une Entreprise sur une vague de suicides inexpliqués. A peine parvenu à destination, il réalise que tout concourt à l'empêcher de mener à bien sa mission. Aucun interlocuteur ne répond à ses questions, tantôt le menaçant, tantôt lui prodiguant une sympathie déconcertante. Les lieux eux-mêmes lui semblent inquiétants, hostiles ou irréels.
Toute la ville paraissait se résumer dans l'Entreprise, comme si celle-ci, peu à peu, dans un processus d'expansion que rien n'avait pu freiner, s'était étendue au-delà de ses limites premières, avalant ses périphéries, les digérant, les assimilant en leur instillant sa propre identité. Il se dégageait de tout cela une force mystérieuse qui donna un bref vertige à l'Enquêteur. Lui qui depuis très longtemps avait conscience que sa place dans le monde et la société relevait de l'échelle microscopique découvrait, face à ce paysage de la démesure de l'Entreprise, une autre forme de malaise, celui de son anonymat. En plus de savoir qu'il n'était rien, il se rendait compte soudain qu'il n'était personne.
Avec la désagréable impression d'être constamment épié par des yeux invisibles, d'être transparent pour tous ceux qu'il côtoie, en proie à des cauchemars dont il se demande s'ils sont le fruit de son imagination ou le reflet de la réalité, notre Enquêteur va, avec l'énergie du désespoir, s'obstiner à vouloir lever le voile de cette pieuvre qui absorbe tout - jusqu'aux âmes - et le fait ressembler à une souris de laboratoire qui s'égare de plus en plus loin - jusqu'à la perte de son identité - dans un monde qui l'écrase. Notre monde? Il n'est plus temps de descendre dans les rues et de couper la tête aux rois. Il n'y a plus de rois depuis bien longtemps. Les monarques aujourd'hui n'ont plus ni tête ni visage.
Voyage au coeur de l'absurde, de l'aliénation et du doute, cette histoire se lit comme une fable cruelle et terrifiante sur l'individu incapable désormais de tirer la moindre des ficelles à son avantage, à force de ne plus chercher un sens à sa vie, de n'oser dire non à l'intolérable, à l'humiliation, à l'indifférence, devenu un robot à la voix synthétique tel celui que nous entendons chaque matin dans les autobus, les gares ou les aéroports.
On l'aime bien, cet Enquêteur pourtant ordinaire, mais consciencieux, honnête. On s'accroche à lui, seul contre tous semble-t-il capable encore d'éprouver de la compassion ou un sursaut de révolte malgré tous les obstacles qui lui sont tendus, soucieux d'accomplir sa mission: Son unique raison de vivre. Mais pour lui aussi, n'est-il pas déjà trop tard? Avez-vous conscience que vous ne parlez que par fonction depuis le début de notre entretien? Vous êtes l'Enquêteur, vous évoquez le Policier, le Guide, le Veilleur, le Serveur, le Garde, le Responsable, le Vigile, le Fondateur. Vous n'employez jamais de noms propres, ni pour vous, ni pour les autres. (...) Vous déniez toute humanité, en vous et autour de vous. Vous regardez les hommes et le monde comme un système impersonnel et asexué de fonctions, de rouages, un grand mécanisme sans intelligence...
Un dernier personnage, l'Ombre, délivrera la clef à notre homme, mais à quel prix? Chapitre manquant au meilleur des mondes possibles, ce livre à peine refermé, on s'interroge: Avons-nous traversé un mauvais rêve ou nos pieds foulent-ils les eaux immobiles d'une réalité qui nous colle à la peau et se révèle à nous dans toute sa monstruosité? Certains chapitres, dont celui consacré aux Déplacés, ne laissent planer aucun doute...
Philippe Claudel, L'enquête (Stock, 2010)
00:15 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Franz Kafka, Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
Philippe Claudel 1b
En complément au roman de Philippe Claudel, L'enquête, voici le texte de Franz Kafka, Devant la loi, lu par Orson Welles, en introduction à son film Le procès, réalisé en 1962, avec pour interprètes principaux Anthony Perkins, Jeanne Moreau, Akim Tamiroff, Madeleine Robinson et Orson Welles. A la suite de ce document, vous pouvez découvrir le texte en langue française.
Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l'instant il ne peut pas lui accorder l'entrée. L'homme réfléchit, puis demande s'il lui sera permis d'entrer plus tard. «C'est possible», dit le gardien, «mais pas maintenant». Le gardien s'efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l'homme se baisse pour regarder à l'intérieur. Le gardien s'en aperçoit, et rit. «Si cela t'attire tellement», dit-il, «essaie donc d'entrer malgré ma défense. Mais retiens ceci: je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens. Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne puis même pas supporter l'aspect du troisième après moi.» L'homme de la campagne ne s'attendait pas à de telles difficultés; la loi ne doit-elle pas être accessible à tous et toujours, mais comme il regarde maintenant de plus près le gardien dans son manteau de fourrure, avec son nez pointu, sa barbe de Tartare longue et maigre et noire, il en arrive à préférer d'attendre, jusqu'à ce qu'on lui accorde la permission d'entrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir auprès de la porte, un peu à l'écart. Là, il reste assis des jours, des années. Il fait de nombreuses tentatives pour être admis à l'intérieur, et fatigue le gardien de ses prières. Parfois, le gardien fait subir à l'homme de petits interrogatoires, il le questionne sur sa patrie et sur beaucoup d'autres choses, mais ce sont là questions posées avec indifférence à la manière des grands seigneurs. Et il finit par lui répéter qu'il ne peut pas encore le faire entrer. L'homme, qui s'était bien équipé pour le voyage, emploie tous les moyens, si coûteux soient-ils, afin de corrompre le gardien. Celui-ci accepte tout, c'est vrai, mais il ajoute: «J'accepte seulement afin que tu sois bien persuadé que tu n'as rien omis». Des années et des années durant, l'homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens. Le premier lui semble être le seul obstacle. Les premières années, il maudit sa malchance sans égard et à haute voix. Plus tard, se faisant vieux, il se borne à grommeler entre les dents. Il tombe en enfance et comme, à force d'examiner le gardien pendant des années, il a fini par connaître jusqu'aux puces de sa fourrure, il prie les puces de lui venir en aide et de changer l'humeur du gardien; enfin sa vue faiblit et il ne sait vraiment pas s'il fait plus sombre autour de lui ou si ses yeux le trompent. Mais il reconnaît bien maintenant dans l'obscurité une glorieuse lueur qui jaillit éternellement de la porte de la loi. À présent, il n'a plus longtemps à vivre. Avant sa mort toutes les expériences de tant d'années, accumulées dans sa tête, vont aboutir à une question que jusqu'alors il n'a pas encore posée au gardien. Il lui fait signe, parce qu'il ne peut plus redresser son corps roidi. Le gardien de la porte doit se pencher bien bas, car la différence de taille s'est modifiée à l'entier désavantage de l'homme de la campagne. «Que veux-tu donc savoir encore?» demande le gardien. «Tu es insatiable.» «Si chacun aspire à la loi», dit l'homme, «comment se fait-il que durant toutes ces années personne autre que moi n'ait demandé à entrer?» Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l'homme, lui rugit à l'oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte: «Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n'était faite que pour toi. Maintenant, je m'en vais et je ferme la porte.»
Franz Kafka, Devant la loi - Le procès (coll. Folio/Gallimard, 1998)
00:15 Écrit par Claude Amstutz dans Films inoubliables, Franz Kafka, Littérature étrangère, Littérature francophone, Philippe Claudel | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : auteurs; littérature; film; livres; | | Imprimer | Facebook |