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22/06/2015

Lire les classiques - Alfred de Musset

Alfred de Musset

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LE POÈTE

Du temps que j'étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s'asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
 
Son visage était triste et beau:
A la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur sa main,
Et resta jusqu'au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.
 
Comme j'allais avoir quinze ans
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
 
Je lui demandai mon chemin;
Il tenait un luth d'une main,
De l'autre un bouquet d'églantine.
Il me fit un salut d'ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.
 
A l'âge où l'on croit à l'amour,
J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
 
Il était morne et soucieux;
D'une main il montrait les cieux,
Et de l'autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu'un soupir,
Et s'évanouit comme un rêve.
 
A l'âge où l'on est libertin,
Pour boire un toast en un festin,
Un jour je soulevais mon verre.
En face de moi vint s'asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
 
Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre en lambeau,
Sur sa tête un myrte stérile.
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, en touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.
 
Un an après, il était nuit;
J'étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s'asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
 
Ses yeux étaient noyés de pleurs;
Comme les anges de douleurs,
Il était couronné d'épine;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre de couleur de sang,
Et son glaive dans sa poitrine.
 
Je m'en suis si bien souvenu,
Que je l'ai toujours reconnu
A tous les instants de ma vie.
C'est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J'ai vu partout cette ombre amie.
 
Lorsque plus tard, las de souffrir,
Pour renaître ou pour en finir,
J'ai voulu m'exiler de France;
Lorsqu'impatient de marcher,
J'ai voulu partir, et chercher
Les vestiges d'une espérance;
 
A Pise, au pied de l'Apennin;
A Cologne, en face du Rhin;
A Nice, au penchant des vallées;
A Florence, au fond des palais;
A Brigues, dans les vieux chalets;
Au sein des Alpes désolées;
 
A Gênes, sous les citronniers;
A Vevey, sous les verts pommiers;
Au Havre, devant l'Atlantique;
A Venise, à l'affreux Lido,
Où vient sur l'herbe d'un tombeau
Mourir la pâle Adriatique;
 
Partout où, sous ces vastes cieux,
J'ai lassé mon coeur et mes yeux,
Saignant d'une éternelle plaie;
Partout où le boiteux Ennui,
Traînant ma fatigue après lui,
M'a promené sur une claie;
 
Partout où, sans cesse altéré
De la soif d'un monde ignoré,
J'ai suivi l'ombre de mes songes;
Partout où, sans avoir vécu,
J'ai revu ce que j'avais vu,
La face humaine et ses mensonges;
 
Partout où, le long des chemins,
J'ai posé mon front dans mes mains,
Et sangloté comme une femme;
Partout où j'ai, comme un mouton,
Qui laisse sa laine au buisson,
Senti se dénuder mon âme;
 
Partout où j'ai voulu dormir,
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
 
Qui donc es-tu, toi que dans cette vie
Je vois toujours sur mon chemin?
Je ne puis croire, à ta mélancolie,
Que tu sois mon mauvais Destin.
Ton doux sourire a trop de patience,
Tes larmes ont trop de pitié.
En te voyant, j'aime la Providence.
Ta douleur même est soeur de ma souffrance;
Elle ressemble à l'Amitié.
 
Qui donc es-tu? Tu n'es pas mon bon ange,
Jamais tu ne viens m'avertir.
Tu vois mes maux (c'est une chose étrange!)
Et tu me regardes souffrir.
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,
Et je ne saurais t'appeler.
Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie?
Tu me souris sans partager ma joie,
Tu me plains sans me consoler!
 
Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître.
C'était par une triste nuit.
L'aile des vents battait à ma fenêtre;
J'étais seul, courbé sur mon lit.
J'y regardais une place chérie,
Tiède encor d'un baiser brûlant;
Et je songeais comme la femme oublie,
Et je sentais un lambeau de ma vie
Qui se déchirait lentement.
 
Je rassemblais des lettres de la veille,
Des cheveux, des débris d'amour.
Tout ce passé me criait à l'oreille
Ses éternels serments d'un jour.
Je contemplais ces reliques sacrées,
Qui me faisaient trembler la main:
Larmes du coeur par le coeur dévorées,
Et que les yeux qui les avaient pleurées
Ne reconnaîtront plus demain!
 
J'enveloppais dans un morceau de bure
Ces ruines des jours heureux.
Je me disais qu'ici-bas ce qui dure,
C'est une mèche de cheveux.
Comme un plongeur dans une mer profonde,
Je me perdais dans tant d'oubli.
De tous côtés j'y retournais la sonde,
Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,
Mon pauvre amour enseveli.
 
J'allais poser le sceau de cire noire
Sur ce fragile et cher trésor.
J'allais le rendre, et, n'y pouvant pas croire,
En pleurant j'en doutais encor.
Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée,
Malgré toi, tu t'en souviendras!
Pourquoi, grand Dieu! mentir à sa pensée?
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,
Ces sanglots, si tu n'aimais pas?
 
Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures;
Mais ta chimère est entre nous.
Eh bien! adieu! Vous compterez les heures
Qui me sépareront de vous.
Partez, partez, et dans ce coeur de glace
Emportez l'orgueil satisfait.
Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
Sur le mal que vous m'avez fait.
 
Partez, partez! la Nature immortelle
N'a pas tout voulu vous donner.
Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle,
Et ne savez pas pardonner!
Allez, allez, suivez la destinée;
Qui vous perd n'a pas tout perdu.
Jetez au vent notre amour consumée; 
Eternel Dieu! toi que j'ai tant aimée,
Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu?
 
Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre
Une forme glisser sans bruit.
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre;
Elle vient s'asseoir sur mon lit.
Qui donc es-tu, morne et pâle visage,
Sombre portrait vêtu de noir?
Que me veux-tu, triste oiseau de passage?
Est-ce un vain rêve? est-ce ma propre image
Que j'aperçois dans ce miroir?
 
Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n'a lassé?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l'ombre où j'ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs?
Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n'apparais qu'au jour des pleurs?

LA VISION

Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l'ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j'aime, je ne sais pas
De quel côté s'en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.
 
Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.
 
Le ciel m'a confié ton coeur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Je te suivrai sur le chemin;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.
 

Alfred de Musset, La nuit de décembre, dans: Poésies nouvelles, précédé de Premières poésies (coll. Poésie/Gallimard, 2007)

07:28 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/06/2015

Morceaux choisis - Eugenio Montale

Eugenio Montale

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Ecoute-moi:
les poètes à lauriers
n'évoluent que parmi les plantes
au nom peu usité:
buis troènes ou acanthes.
Pour moi, j'aime les routes
qui mènent aux fossés herbeux
où dans les flaques à moitié asséchées
les gamins attrapent
quelque chétive anguille:
les sentiers qui longent les abrupts
descendent entre les touffes de roseaux
et donnent dans les enclos, parmi les citronniers.
 
Tant mieux si le tapage des oiseaux
s'éteint englouti par le ciel bleu:
plus clairement on écoute murmurer
les branches amies dans l'air qui bouge à peine
et on goûte cette odeur
qui ne sait pas se détacher de terre
et inonde le cœur d'une douceur inquiète.
Écartées d'ici, les passions
font par miracle taire leur guerre,
ici revient même à nous pauvres
notre part de richesse
et c'est l'odeur des citrons.
 
Vois-tu,
en ces silences où les chosess'abandonnent
et semblent prèsde trahir leur ultime secret,
parfois on s'attend
à découvrir un défaut de la nature,
le point mort du monde,
le chaînon qui ne tient pas,
le fil à démêler qui enfin nous conduise
au centre d'une vérité.
Le regard fouille tout autour,
l'esprit enquête accorde sépare
dans le parfum qui se répand
à mesure que le jour languit.
Ce sont les silences où l'on voit
en chaque ombre humaine qui s'éloigne
quelque Divinité qu'on dérange.
 
Mais l'illusion cesse et le temps nous ramène
dans les villes bruyantes
où le bleu se montre par pans, seulement,
là-haut, entre les toits.
La pluie fatigue la terre, ensuite;
l'ennui de l'hiver accable les maisons,
la lumière se fait avare, amère l'âme.
Quand un jour d'une porte cochère mal fermée
parmi les arbres d'une cour
se montre à nous le jaune des citrons;
et le gel du cœur fond,
et en pleine poitrine nous déversent
leurs chansons
les trompettes d'or de la solarité.
 

Eugenio Montale, Poèmes choisis 1916-1980 (coll. Poésie/Gallimard, 1999)

image: http://feedesbrumes.canalblog.com

20/06/2015

La citation du jour

Honoré de Balzac

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Se promener avec la femme qu'on aime, lui donner le bras, lui choisir son chemin: ce sont des joies illimitées qui suffisent à une vie.

Honoré de Balzac, Le lys dans la vallée (coll. Livre de Poche/LGF, 2008)

05:24 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/06/2015

Morceaux choisis - Pierre-Albert Jourdan

Pierre-Albert Jourdan

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Il y a une parole confiée au silence, que l'ombre nous transmet. Une parole d'effacement qui est parole de tendresse. Peut-être pourrions-nous aussi parler de bonté. Lavis d'ombre sans que soit raturée cette lumineuse coulée qui la contient. Mais plus proche de notre dénuement. Je crois à cette parole d'ombre. Elle n'est pas jeu de lumière ou de solitude mais ce que nous pouvons comprendre d'un dialogue qui se fait, qui se défait en nous. A chaque instant. Car nous ne pouvons comprendre que l'ombre. La brisure de l'éclat.

Affamés de soleil, de cette lumière violente qui nous pousserait hors des limites (les prétentions ont été bien réduites!), nous sommes pourtant ce versant d'ombre, c'est notre pente. Je crois à cette parole d'ombre. Ma main glisse sur la table, devient multitude de touches impossibles à décrire. Pousse la parole à l'impuissance. Ombre de l'ombre! Simplement posée là, et quel murmure de sang et d'ombre, quelle certitude de fardeau un instant déposé! Je crois à cette légèreté quand c'est l'ombre qui m'y conduit. Passagère, passante, c'est le voile pudique sur la suffisance, la vulgarité. Elle vient ruiner le cri. Elle ouvrira demain mon regard à la lumière, et je consentirais peut-être à l'entendre, elle aussi, sans déchirement. C'est la seule leçon, la discrétion de cette ombre qui s'éloigne.

Pierre-Albert Jourdan, Parole d'ombre, dans: Le bonheur et l'adieu (Mercure de France, 1991)

Préface de Philippe Jaccottet

18/06/2015

Musica présente 16 - Arturo Toscanini

Arturo Toscanini

chef d'orchestre italien, 1867 - 1957

*

Richard Wagner

Die Meistersinger von Nürnberg

Act I - Prelude

(NBC Symphony Orchestra)


06:43 Écrit par Claude Amstutz dans Arturo Toscanini, Musica présente, Musique classique, Richard Wagner | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique | |  Imprimer |  Facebook | | |

17/06/2015

Le poème de la semaine

Jean-Pierre Schlunegger

La nuit gouverne les branchages de mon coeur
Je vous parle à travers la brume et la distance,
Terre immobile où rien n'est vrai
Que ce murmure d'eau qui chante.
 
Plus vieux mais non vieilli,
J'ai le regard de l'enfant solitaire
Qui reflète longtemps les étangs et les arbres.
Il dure à l'épreuve, le coeur,
Malgré la nuit si longue.
 
Mon chant profond n'est que la pluie aux tresses pâles,
Mon chant n'est qu'un murmure sans paroles,
Et l'on dirait parfois la phrase interminable
Du vent qui se disperse à travers la campagne.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

16/06/2015

Lire les classiques - Victor Hugo

Victor Hugo 

littérature; poésie; anthologie; livres

 
Voici donc les longs jours, lumière, amour, délire! 
Voici le printemps! mars, avril au doux sourire,
Mai fleuri, juin brûlant, tous les beaux mois amis! 
Les peupliers, au bord des fleuves endormis,
 
Se courbent mollement comme de grandes palmes; 
L'oiseau palpite au fond des bois tièdes et calmes; 
Il semble que tout rit, et que les arbres verts
Sont joyeux d'être ensemble et se disent des vers. 
 
Le jour naît couronné d'une aube fraîche et tendre;
Le soir est plein d'amour; la nuit, on croit entendre, 
A travers l'ombre immense et sous le ciel béni, 
Quelque chose d'heureux chanter dans l'infini. 
 

Victor Hugo, Printemps, dans: Toue la Lyre - Poésies vol. 4 (coll. Bouquins/Laffont, 2002)

image:  Les Saules / Cologny (2011)

07:20 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/06/2015

La musique sur FB - 415 J.S.Bach

Jean Sébastien Bach

Harpsichord Concerto, BWV1052

Harpsichord Concerto, BWV1053

Harpsichord Concerto, BWV1056

Harpsichord Concerto, BWV1054

 

Francesco Cera

I Barocchisti

Diego Fasolis


22:58 Écrit par Claude Amstutz dans Jean Sébastien Bach, La musique sur Facebook, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique; facebook | |  Imprimer |  Facebook | | |

Morceaux choisis - Henri-Pierre Roché

Henri-Pierre Roché

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Nous avons trois jours devant nous. Il fait froid dehors. Le feu pétille. Muriel s'assied par terre, le dos appuyé au grand divan-lit, se déchausse et tend ses pieds nus vers la flamme, en écarquillant les orteils, pour les mieux chauffer. Je chauffe aussi les miens, mais sans pouvoir les écarquiller comme elle. Nos épaules s'accotent. Nous regardons le feu. Qu'allons-nous faire de tout ce temps? De la sagesse?

J'attrape le pain, en casse un quignon et le fais roussir au feu et nous mordons dedans, sans toucher aux mets simples servis sur la table. J'aurais pu couper des tranches et les griller, mais il eût fallu quitter l'épaule. Nous buvons de l'eau au même verre.

Je revois les fossettes du revers de sa main, dans le labyrinthe. Je sens son dos dans citron pressé. J'ai trop chaud devant le feu. Je me lève, ôte ma veste et la mets sur le dossier d'une des deux chaises. Muriel en fait autant avec la petite sienne, sur l'autre chaise. J'ôte mon chandail et ma cravate, les plie et les pose sur la chaise. Muriel fait de même avec son jersey. J'ôte ma chemise beige et Muriel ôte sa chemisette vert clair et la plie comme moi, sans me regarder. Nous faisons l'essentiel sans parler: nous ôtons ce qui nous sépare. Cela devient certain, elle fera comme moi jusqu'au bout.

Je continue à me dévêtir et à plier mes effets jusqu'à être nu, et Muriel aussi. C'est comme un numéro de cirque. Le feu éclaire doucement. J'ai la vision brève d'une petite Vénus nordique. J'arrache dessus de lit et couvertures, mais ils sont bien engagés et ils résistent à moitié. Muriel se fourre dans le lit, s'arc-boute et, de ses pieds, achève de l'ouvrir, me faisant place. Nous rabattons les draps sur nous et nous nous blottissons. Je contiens Muriel, après sept ans. Les beautés de Pilar et d'Anne s'estompent. Muriel est une neige fraîche que je serre doucement dans mes mains comme pour en faire des boules. Je ne savais pas ce qu'est la consistance. Muriel est un autre état de la matière, qui me donne un but: elle.

Elle ne montre rien. Elle me laisse faire. Je suis en liberté... comme un insecte sous un microscope. Ses oreilles sont plus sensuelles que les miennes. C'est contre cela qu'elle porte une armure. J'ai toujours désiré sa nuque, le seul morceau d'elle que je pouvais regarder à loisir sans être vu par elle. Je pensais: pourrai-je un jour y poser mes lèvres? Je ne les pose pas, ce n'est plus la peine, elle est toute nuque. Elle est le miracle après un long pélerinage. Nous n'avons pas à regarder l'heure. Il n'y a plus de clous qui arrêtent mon bras autour de sa taille. Elle aussi doit repenser ses rêves. Alors je me mets à la manger toute, délicatement, avec mes dents et mes lèvres, je ne finis pas de la constater. Nous sommes un seul nuage avec de lents remous. Elle a trente ans, en paraît vingt, elle est toute neuve. Ses seins sont plus subtils que les jolis seins d'Anne. Il n'est pas question de la prendre: un jour lointain... si elle le commande.

Dans ce pré-natal retrouvé, un tourbillon se forme en moi, une lente marée intérieure qui porte une pointe, et qui me transperce lentement comme dans mon rêve de Claire. Je me serre sur le flanc de Muriel, je lui renverse la tête, j'ouvre sa bouche avec mes mains, elle se laisse faire, j'ouvre grande ma bouche à moi, je l'approche de la caverne rouge-rose de la sienne, et je m'y laisse rugir tout bas, tandis que nos enfants s'épanchent contre son flanc. C'est arrivé, contenu depuis si longtemps, je n'y suis pour rien. Tant mieux. Elle y réfléchira plus tard.

Je suis dans le Grand Nord, dans une contrée impassible qui ne m'est pas hostile mais où, sans repère, je suis perdu.


Henri-Pierre Roché, Le journal de Muriel IV, dans: Les deux anglaises et le continent (coll. Folio/Gallimard 2001) 

image: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent, avec: Jean-Pierre Léaud, Kika Markham et Stacey Tendeter (1971)

musique: Georges Delerue pour: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent (1971)

08:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

14/06/2015

La citation du jour

Jacques Chardonne 

citation; livres

J'aime le présent: il n'y a rien à voir, rien à prévoir; travail du mulet qui fait tourner la machine les yeux bandés.

Jacques Chardonne, Propos comme ça (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 2004)

image: www.logiciel-freeware.net

00:16 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |