Guido Ceronetti 1/2 (18/09/2011)
Bloc-Notes, 18 septembre / Les Saules
Guido Ceronetti est un écrivain tout à fait inclassable. A la fois poète, philosophe, singulier observateur du monde qui l'entoure, laissant surgir - quand il se peut - les flammes de la passion qui l'interrogent à travers les siècles, il signe, avec La patience du brûlé, une variation sur les thèmes abordés dans Albergo Italia et Le voyage en Italie, introduisant cependant des éléments nouveaux recueillis au fil de ses vagabondages: fragments de journal, carnets, graffitis, citations, tout un ensemble de perceptions qui élargissent davantage encore son ouverture au monde. Celui des idées, des arts, des hommes avec des instantanés que jamais ne traverse l'indifférence. Avec quelle hâte on fait les livres, à présent! Leur première idée est déjà mise en page, la première édition est déjà la seconde, avant même qu'ils ne soient reliés, les principaux journaux en reçoivent par fax les pages les plus caressantes. Je jette un cri dans ce naufrage car je tiens à me distinguer, en me noyant.
Une lecture superficielle tendrait à réduire Guido Ceronetti à un pessimiste grognon. Un peu facile car, de même que dans la plupart de ses autres oeuvres traduites en français - outre celles déjà citées: Le silence du corps, Ce n'est pas l'homme qui boit le thé mais le thé qui boit l'homme, Une poignée d'apparences, Le lorgnon mélancolique - on devrait plutôt parler d'un inquiet cherchant des traces d'amour dans l'art comme dans la vie, là où généralement, renouant avec un passé pas nécessairement lpintain, il n'y en a guère encore.
Ses impressions sur les villes d'Italie - Florence, Rome, Milan ou Bari - sont toujours aussi sévères: Ce n'est pas le smog qui perd les villes, qui les ronge, mais la haine. Généreux en revanche, il l'est pour Trévise et Urbino par exemple, dont il nous partage une vision bienheureuse: Ce que l'on voit du bourg par cette fenêtre équilibrée, arbres, briques anciennes bien disposées, tuiles rouges. Rien de sinistre, d'agressif, de brutalement matériel. (...) Les collines sortent du brouillard, plus belles encore vues à travers la grille. Paysage de peintres du XVIe, pour un instant, en fermant les yeux.
Au fil de ses carnets de voyage, toute sa passion souterraine émerge quand il évoque Eugenio Montale, Martin Heidegger, Egon Schiele. Deux portraits restent gravés dans ma mémoire: celui de Bernadette Soubirous et celui de Louis-Ferdinand Céline. Sur la première, il note: Chez Bernadette, il y a la sainteté profonde, la candeur absolue, une très haute qualité contemplative; elle fut un moyen de transmission authentique du divin, de sa vision jusqu'aux dernières gouttes de sa souffrance. A propos du second, j'apprécie l'angle de vue inhabituel: Céline a été le plus grand écrivain de notre époque, bien que les ténèbres aient été sur le point, entre 1937 et 1944, de l'engloutir et de le salir misérablement. L'attaque fut virulente, mais je vois, je reconnais dans son visage les années de Meudon la fatigue terrifiante d'un homme qui a traversé toutes les ténèbres en traînant derrière lui, dans une implorante boîte en fer-blanc, un peu de lumière sauvée, quelques éclats de pure compassion humaine. Sa faute sera, au Jugement, beaucoup plus légère que ce tabernacle roulant dans la nuit qu'il a endurée, et pour peu qu'il soit possible, vaincue.
Son état de révolte demeure terriblement présent face à la catastrophe de Tchernobyl ou l'impitoyable dégradation des vestiges de la mémoire: Je crie salauds, je m'en contrefous de votre Italie grande puissance industrielle qui plante des arbres de morts à travers le monde, une puissance imaginaire et vile, inventée par les délires des esclavagistes de la nécroéconomie! Ce que je ne peux pas supporter, c'est qu'à la place de cette péninsule qui dans la Méditerranée élevait des sanctuaires grecs étrusques chrétiens et gnostiques en les couvrant de mousses réparatrices, au bout d'un demi-siècle de paix aux frontières ne soit couché qu'un bourbier infect, de déshonneur et de crime.
Mais au coeur du scepticisme de Guido Ceronetti face à la modernité, quelques perles rares fondues au centre de l'homme, éclairent la route de sa clairvoyante émotion: Une silhouette de femme à San Marino dont la clarté persiste une fois la lumière éteinte, un aveugle qui pose son regard sur la condition humaine comme sur une mer immense et infiniment triste, un souvenir d'Arletty, un écrin de lumière... La paix retrouvée enfin, dans les églises qui, même vides, protègent des laideurs extérieures.
Pour en finir avec La patience du brûlé, je citerai l'épigraphe consolatrice que son auteur choisit pour entreprendre ses voyages et qui guide désormais mes propres pas: Emu par l'amour du pays natal, je rassemblai les feuilles éparses... (Dante, La Divine Comédie - L'enfer)
Inutile d'ajouter qu'immergé dans l'oeuvre toute entière de Guido Ceronetti qui me colle à la peau, il m'a fallu ajouter - avec joie - son nom à celui de mes écrivains préférés, dans Le questionnaire Marcel Proust. Y figure aussi, aujourd'hui, au rang des poètes, Giacomo Leopardi, que Guido Ceronetti m'a donné envie de relire avec davantage de ferveur et d'attention...
Guido Ceronetti, La patience du brûlé / Carnets de voyage 1983-1987 (Albin Michel, 1995)
17:00 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: essai; livres | | Imprimer | Facebook |