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17/03/2013

Vendanges tardives - De l'écrivain

Un abécédaire: E comme Ecrivain

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Là, Fred, tu as mis dans le mille en glissant dans ma besace le bouquin de Jean-Pierre Rochat, L'écrivain suisse allemand. D'abord parce que le visage de l'auteur me plaît: dans son oeil l'acuité d'un aigle et la tendresse silencieuse d'un amoureux des espaces entre plaine et montagne. Ensuite, il est écrivain et paysan, habite à la Bergerie de Vauffelin, dans le canton de Berne. De quoi me sentir d'emblée proche de son univers, moi qui pendant une cinquantaine d'années, n'ai connu et loué que les bonheurs de la ville avant de me retirer à la campagne, progressivement, loin du tumulte assourdissant des architectes du temps présent et comme soudé au fil des ans aux amis connus et inconnus de mes origines, épris de la terre, de valeurs simples, intemporelles, dont une qualité de regard et d'écoute suffit à débroussailler en moi tant de mots inutiles, d'air rarefié, d'ancrage souvent artificiel dans un réel qui me dépasse.

Roman court - le neuvième ouvrage de cet auteur - L'écrivain suisse allemand vient bouculer l'appréhension du monde et des autres chez un paysan de montagne devenu son ami, prétexte à nous parler de sa terre ingrate, familière et indomptable à la fois. Tiens, par exemple: C'était un jour chaud et lourd avec un effet loupe sur le panorama, à portée de main semblait-il. C'est à crever de beauté, on a beau s'empiffrer, il reste des morceaux de partout. Nous sommes nous-mêmes de petits dieux à vivre ici en haut. C'est grandiose, ça ne marche pas chaque fois, par temps couvert c'est renvoyé, ou d'autres fois on est pas sensibles, on s'en fout, le panorama n'a plus de relief. On pense à autre chose pendant qu'on s'élève. On cherchait l'eau du glacier. Il ajoute, un peu plus loin: Ma liberté, c'est ma foi en la montagne.

Histoire d'une amitié, L'écrivain suisse allemand parle bien sûr aussi de lecture et d'écriture: Le goût des livres, je disais, je les ai tous lus la nuit, des fois même à la bougie. Fatigué j'ai toujours été, mais je prenais un peu de fatigue, mélangée à l'histoire, elle réveille l'imaginaire, enfin des livres, des pages, des gros doigts de paysan. Ami de l'esprit, j'étais en phase de rémission de lecture quand l'écrivain suisse allemand est arrivé pour organiser ma rechute, l'institutrice m'envoyait plus de livres depuis sa maison de retraite, elle n'était pas ma seule source, mais les autres aussi tarissaient, mangées par l'agriculture, par le travail, par la marche infinie en montagne. L'écrivain m'avait dit: quoi, tu lis plus? Comme si j'étais son vieux copain, et il m'a refilé des vieux bouquins en français qu'il avait ramenés dans une caisse et qui était la base de l'édifice. De grands classiques écrits en petits caractères qui s'illuminent quand on persévère. J'aurais pu être un illettré et revendiquer mon illettrisme comme on est tenté de le faire en passant à côté d'un truc, l'écrivain est arrivé à point pour réveiller une passion moribonde, une double vie, une maîtresse en cavale.

Tout dans ce livre respire l'odeur du bon vieux bois de pin, des fromages de l'Alpe et des femmes: celles du paysan et de l'écrivain, la biographe, le souvenir truculent de la femme du boucher! Mais tu as raison, ce roman n'est pas une carte postale pour touriste amateur de fondues et de parcours flechés. Pas le moins du monde. Plutôt une magie qui fait que tu entres dans le tableau que brosse Jean-Pierre Rochat; tu apprends à respirer à son rythme, à partager sa cigarette à l'aube ou son mulet qui s'arrête à la montée.

Drôle, poétique, tendre et sensuel, ce petit bouquin qui tient dans la poche intérieure de ma veste, est ma joie de ce jour...

Jean-Pierre Rochat, L'écrivain suisse allemand (D'Autre Part, 2012)

08/03/2013

Vendanges tardives - De Dominique

Un abécédaire - D comme Dominique

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Tout comme toi, Fred, il m'arrive souvent de vociférer contre les critiques de tous bords, cette intelligentsia de la pensée molle qui s'adapte avec habileté aux modes et aux auditoires, disposant dans ses colonnes les mêmes mots, à propos des mêmes livres, et au même moment! Mais, reconnais au moins que ces journalistes-là ou professionnels du sérail, on ne les lit jamais, et finalement, on perd notre temps à en parler... Je préfère quant à moi, raviver la flamme de ceux qui ont suivi leur musique intérieure, leur passion, leur curiosité et qui ont su, d'instinct semble-t-il, partager davantage que des écrivains: une manière de voir le monde, de s'ouvrir à lui. Je pense bien sûr à Alexandre Vialatte, Roger Nimier ou plus près de nous, Philippe Sollers et Jean-Louis Kuffer.

Parmi ces passeurs de culture et de savoir, capables de te faire voguer sur la mer au milieu des vignes ou remonter le temps derrière un bureau chaotique encombré de manuscrits et de photographies, je garde toujours une pensée émue pour Vladimir Dimitrijevic. Au cours de mes années d'apprentissage en librairie, je me souviens qu'à la fin de ses cours consacrés à la littérature russe, je me précipitais dans la librairie la plus proche pour acheter les oeuvres d'Anton Tchékhov, d'Alexandre Pouchkine ou de Vassili Grossman... Et pas plus tard que hier, comme au cours de nos rencontres des années précédentes, j'ai éprouvé ce même sentiment d'enthousiasme et de gratitude auprès de Dominique Bourgois, venue présenter à Lausanne, devant un parterre de libraires réjouis, les nouveautés de son catalogue.

Et c'est ainsi qu'à peine de retour à Genève, je me suis procuré Les fantômes de César Aira - traduit de l'argentin - et La nuit du loup de Javier Tomeo - traduit de l'espagnol - s'ajoutant à deux autres textes qui m'ont été offerts et que j'apprécie: La belle indifférence de Sarah Hall - nouvelles traduites de l'anglais - ainsi que le dernier roman - traduit de l'allemand - de mon compatriote Martin Suter, Le lemps, le temps, à paraître en mai de cette année. Je n'en dirai pas plus - n'insiste pas - car je consacrerai au moment voulu plusieurs Bloc-Notes à ces ouvrages.

J'ajoute que - actuellement - les quatre maisons d'édition les plus intéressantes à mes yeux reposent entre les mains de femmes. Outre Dominique Bourgois dont je viens de te parler, cette même vibration émotionnelle qui fait peu de compromis avec le climat ambiant, se retrouve aussi chez Anne-Marie Métailié, Fabienne Raphoz - éditions José Corti - et Liana Levi, produisant des écrits de qualité et un catalogue se démarquant des plus grandes usines à livres... La Journée de la Femme est donc aussi célébrée ici, à juste titre: symbole de qualité, de persévérance, de réussite. Et vois-tu, Fred, rien que de me remémorer ces rencontres au monde du livre et des idées - qui est aussi une insatiable quête de sens - voici que ma journée en est déjà toute embellie!

image 1: Dominique Bourgois (www.scuolalibraiuem.it)

image 2: Vladimir Dimitrijevic (www.zinoviev.ru)

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05/03/2013

Vendanges tardives - Du charme

Un abécédaire - C comme Charme

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Non, Fred, tu n'es pas moche, et malgré tes jambes arquées et ta petite taille, malgré un âge qui avoisine celui de mon improbable fils, tu as encore toutes tes chances... Bien sûr, tu n'es pas à l'école du piercing et ne votes pas à la gauche de la gauche! Un handicap? Balivernes, car vois-tu, ce qui compte, c'est ta manière de glisser ton regard sur la peau des autres avec une sourde indifférence, à la manière d'un Robert Mitchum, ou t'exprimer avec une légendaire économie de mots comme ton idole Marlon Brando. C'est là ton charme, auquel il convient d'ajouter un humour décapant, quelque part entre Groucho Marx et Raymond Chandler. Pas convaincu? Et pourtant, cela ne vaut-il pas mieux que le profil de bellâtre d'un Ridge Forrester dans Top Models, qu'on immortalise dans un cadre photographique ou qu'on exhibe à la piscine municipale?

Tiens, par exemple, en ce qui me concerne, j'ai souvent fondu devant des beautés inoubliables - au cinéma une Louise Brooks, une Greta Garbo ou une Grace Kelly - mais même dans la vie réelle, celles qui m'ont laissé un souvenir marqué d'une pierre blanche, ne leur ressemblaient absolument pas. Elles avaient un charme particulier, imparfait, sensuel, pour tout dire unique, traduisant une grâce, une légèreté, une intelligence ou une fantaisie impertinente, inconnues chez les plus convoitées ou enviées. Je me rappelle alors les vers de Charles BaudelaireSors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres? Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; tu sèmes au hasard la joie et les désastres, et tu gouvernes tout et ne réponds de rien... Camille Laurens use elle aussi d'une image pertinente: Le charme, parce qu'il est magique, est indéfinissable: en concurrence avec la beauté, il la surpasse souvent par cette énigme qui le nimbe, "un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte (Pierre Corneille)". 

Une objection? Ta voisine? Quoi, ta voisine? Tu veux parler de la blonde platinée avec de longues jambes à la Julia Roberts? Alors là, mon vieux, oublie! Tu n'as ni le profil, ni les mètres carrés de pelouse ou piscine nécessaires, ni la sociabilité conquérante ou le look adéquat! Mais dis-moi, Fred, en toute franchise: pourquoi tu te scotches toujours aux empêcheuses de danser en rond?

Camille Laurens, Le grain des mots (Gallimard, 2012)

Charles Baudelaire, Hymne à la beauté, dans: Les fleurs du mal (coll. GF/Flammarion, 2012) 

images: Marlon Brando et Robert Mitchum

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21:45 Écrit par Claude Amstutz dans Charles Baudelaire, Littérature francophone, Vendanges tardives - Un abécédaire 2013 | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/03/2013

Vendanges tardives - Des bombardements

Un abécédaire - B comme Bombardement

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Sur tes conseils, mon cher Fred, je relis ce document implacable de W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, et qui traite du bombardement massif des villes allemandes - Dresde, Cologne, Hambourg, Darmstadt, Munich etc. - à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une page d'histoire peu souvent évoquée, encore taboue, voire vouée à l'oubli. W.G. Sebald note: Il se dégage des Strategic Bombing Surveys des Alliés, des enquêtes de l'Office fédéral de statistique ou d'autres sources officielles que la Royal Air Force, à elle seule, a largué au cours de quatre cent mille vols un million de tonnes de bombes sur le territoire ennemi; que sur les cent trente et une ville attaquées, une seule fois pour les unes, à de multiples reprises pour les autres, nombreuses sont celles qui ont été presque entièrement rayées de la carte; que les bombardements ont fait en Allemagne près de six cent mille victimes civiles; que trois millions et demi de logements ont été détruits; qu'à la fin de la guerre sept millions et demi de personnes étaient sans abri; qu'il y avait 31,4 mètres cubes de décombres par habitant à Cologne et 42,8 à Dresde. Mais nous ignorons ce que tout cela a signifié en réalité.

L'intérêt de cet ouvrage est de jeter une lumière crue sur une période largement occultée dans la littérature allemande - sauf chez Heinrich Böll, à peu de choses près le seul - comme une mémoire collective qui se concentrerait sur la grandeur passée de la nation, puis sa reconstruction. W.G. Sebald cite quelques réminiscences saisissantes, dont celle de Stig Dagerman, qui entre Hasselbrook et Landwehr, a traversé dans un train roulant à vitesse normale un paysage lunaire, et que dans cette contrée désolée, sans doute l'un des champs de ruines les plus affreux de toute l'Europe, il n'a pas aperçu âme qui vive. Le train, écrit-il, était bondé, comme tous les trains allemands, mais personne ne regardait par la fenêtre. Et l'on avait reconnu en lui l'étranger au fait que lui regardait dehors.

Deux autres exemples abondent dans le même sens, dont celui de Alexander Kluge, à Halberstadt mentionné dans ce livre, avec Madame Schrader, employée d'un cinéma et qui, aussitôt après que la bombe a explosé empoigne la pelle d'un poste de défense passive, espérant dégager les décombres avant la représentation de quatorze heures. Hans Erich Nossack, parle, lui, à son retour à Hambourg quelques jours après le raid, dans une maison isolée et intacte au milieu du désert de décombres, d'une femme en train de nettoyer les vitres.

Déni, espace blanc dans le temps, refus, choc, silence devant cette horreur, hélas en rappelant bien d'autres: Tandis que nous évoquons les brasiers nocturnes de Cologne et de Hambourg, il devrait aussi nous rester en mémoire la ville de Stalingrad, alors gonflée des flots de réfugiés comme le sera plus tard Dresde, bombardée par douze cent chasseurs. Et au cours de cette attaque suscitant les transports de joie des troupes allemandes cantonnées sur l'autre rive, quarante mille personnes étaient en train de trouver la mort...

W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l'histoire naturelle (Actes Sud, 2004)

Heinrich Böll, Le silence de l'ange (Seuil, 1995)

Antony Beevor, Stalingrad (coll. Livre de poche/LGF, 2001)

image 1: La destruction de Dresde, 13-14 février 1945 (au-bout-de-la-route.blogspot.com)

image 2: W.G. Sebald (newyorker.com)

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01/03/2013

Vendanges tardives - De l'amour 1b

Un abécédaire - A comme Amour

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Donne-moi tes mains pour l’inquiétude
Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé
Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude
Donne-moi tes mains que je sois sauvé

Lorsque je les prends à mon pauvre piège
De paume et de peur de hâte et d’émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes mains à moi

Sauras-tu jamais ce qui me traverse
Ce qui me bouleverse et qui m’envahit
Sauras-tu jamais ce qui me transperce
Ce que j’ai trahi quand j’ai tressailli

Ce que dit ainsi le profond langage
Ce parler muet de sens animaux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent
D’une proie entre eux un instant tenue
Sauras-tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura connu d’inconnu

Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme
S’y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement.
 

Louis Aragon, Le fou d'Elsa (coll. Poésie/Gallimard, 2002) 

Vendanges tardives - De l'amour 1a

Un abécédaire - A comme Amour

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Vois-tu, Fred, au bout du compte, l'amour - quand il ne se limite pas au désir, à la conquête, à la possession - est dangereux, toujours. Avec le recul, j'avoue. Ciel ou enfer quand il chahute les repères, abolit les frontières, brûle les habitudes les plus élémentaires, et, au plus obscur dépossède de soi, à la lisière de la félicité qui élargit ton horizon ou féconde tes rêves, mais risque de même, de te précipiter dans la folie la plus périlleuse ou le néant, si d'aventure le fil se romp et que tu te retrouves nu, sans armes et désespérément seul, abandonné. Oui, l'amour est dangereux, quand les mots sont impuissants à dire, à argumenter, à décrire le mystère qui t'envahit, te dépasse comme un territoire inconnu dont tu foules le sol pour la première fois.

Bien sûr, toutes tes rencontres amoureuses sont uniques, irremplaçables, et les souvenirs retenus, pour la plupart, aujourd'hui encore, n'entraînent ni regret ni amertume. Mais combien sont-elles, entre toutes, l'expression de l'amour, ce sentiment qui fait que non seulement tu te trouves aimable aux yeux de l'autre, mais indispensable, et que dans le reflet de l'être aimé, tu y lis le même émerveillement? 

Et cet amour - les exemples en littérature ne manquent pas, de Tristan et Yseult à Roméo et Juliette, de Dante Alighieri à Catherine Pozzi - ce sont souvent les auteurs mystiques qui en ont parlé le mieux, encore que Ibn Hazm, philosophe et poète andalou du Xe siècle, lui consacre quelques vers inoubliables: Un jour, par surprise, j’ai donné un baiser, un baiser furtif, à celle qui tient mon coeur. Si nombreux que doivent être mes jours, je ne compterai que ce court instant, car il a été vraiment toute ma vie.  

Jean de la Croix, dans une orientation spirituelle, ne dit pas autre chose: Voyez ce qui arrive quand le feu a pénétré le bois: il le transforme en lui-même et se l'unit.

Alors, franchement, Fred: ta moitié, où la situes-tu? Et ne réfléchis pas trop, tu serais tenté de tricher...

Catherine Pozzi, Journal 1913-1934 (coll. Libretto, Phébus, 2005)

Marie Eugène de l'Enfant Jésus, Je veux voir Dieu (Editions du Carmel, 1998) 

sources:  Amélie Neuve-Eglise, Leyla et Majnûn - L’amour fou à l’orientale (www.teheran.ir)

image: La Revue de Téhéran (www.teheran.ir)