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26/04/2011

Quasi une fantasia 2/3

Bloc-Notes, 26 avril / Les Saules 

littérature; essai; voyages; livres 

Outre mon attirance naturelle pour tout ce qui concerne l'Italie, ce qui me touche d'emblée dans Albergo Italia de Guido Ceronetti, c'est la mise en perspective de deux mille ans et plus d'art, de culture, d'histoire, de valeurs revisitées dans ces années 80, avec une liberté de pensée et un sens critique très aiguisé devenus si rares en littérature, où les auteurs communément, tantôt font preuve d'une admiration sans discernement, tantôt se livrent à une entreprise de démolition sans fondement. Rien de tel dans cet ouvrage dont il vaut la peine - même si l'extrait peut sembler long - de se laisser imprégner par les premières lignes de ces billets d'humeur publiés à l'origine dans les colonnes de la Stampa, donnant toute la mesure de la tonalité de ces promenades attachantes et érudites à travers l'Italie:

L'Albergo Italia est un hôtel de malaise, de l'ennui et de l'insomnie avec, ici ou là, toujours plus d'anxiété et de peur. Mais il conserve l'attrait des grands hôtels déchus où des plaques commémorent des séjours d'empereurs ou de musiciens. Et c'est aussi le mien... On me connaît et, si je ne suis pas vraiment une personnalité, je n'y suis pas non plus personne. S'il m'arrive de crier dans la nuit, une main se tend. J'occupe une bonne chambre, toujours la même; elle a des rideaux pour voir ou ne pas voir, mais ce qu'il est possible d'apercevoir de la fenêtre a perdu peu à peu une grande partie de sa beauté. Une chose qui change, touchée chaque jour davantage par l'inexplicable. Une colline disparaît et à sa place on ne voit plus que fumée et acier. Une cour et ses cariatides chantantes se sont tues pour devenir un columbarium pour défunts coûteux. Un oratoire pour la Madone est maintenant un dépôt de motocyclettes. Aux bonnes odeurs de cuisine et de jardin ont succédé des miasmes qui brûlent la gorge. Pourtant, si j'ouvre les volets, je me dis qu'il est encore bon de sentir ces odeurs âcres auxquelles nous avons fini par nous habituer, de crainte qu'il nous arrive pis.

Pessimiste, Guido Ceronetti? On le serait à moins, mais contrairement à ce que suggère le quatrième de couverture de Albergo Italia, il n'y pas seulement de l'amertume ou de la nostalgie dans les évocations de son pays pour qui sait - ou veut - savourer, au détour d'une phrase ou d'une citation, l'enchantement certes lézardé, mais encore suffisamment séduisant pour conduire le lecteur attentif à prendre son bâton de pèlerin et le suivre en toute confiance, hors des sentiers battus.

J'aspire à redécouvrir, dans son ombre, certains lieux mal visités autrefois, tels Mantoue dont il dit demeurer surpris de voir que l'âme lombarde - ce qui est aimable, généreux, tolérant, peu enclin à la fatuité, attentif, virgilien - survit encore dans cette ville des brumes; il n'est pas moins généreux avec Trieste - une intense couleur de noblesse morale, une agitation nerveuse venue non des limbes vulgaires, mais d'âmes vivantes en révolte - ou Gubbio - qui a vu Gubbio une seule fois ne peut plus jamais l'oublier - mais se montre sévère avec d'autres lieux.

Naples, par exemple: Une ville de philosophes désormais réduite à un parfait télescopage de vulgarités, à un choc désespéré de grincements qui étouffent toute idée d'une cohabitation humaine décente. (...) Le golfe entier est désormais un véritable cloaque: urbain, administratif, touristique, alimentaire, moral; aucune beauté ne subsiste; le vitriol des camorras a défiguré partout la droiture; s'il vous reste encore un coeur et des yeux, vous pouvez seulement vous en servir pour pleurer. Il n'est pas plus tendre avec Rome: On n'y rêve pas, on n'y prie pas, on prend seulement des autobus dont on descend toujours avant d'être arrivé, en détestant le visage humain.

Pourtant, même en ces deux villes, sa curiosité nous attire dans quelques recoins secrets où vacille encore une faible lumière, comme il le fait avec Assise - qu'un vent inimitable ne parvient pas à blesser (...) Intoxiquée par la foule, elle reste solitaire. Elle s'est avilie, mais l'air la soutient - ou Venise - il y a des coffres enfouis dans les épaves coulées - qu'il n'apprécie guère.

Si je ne partage pas son appréhension de cette dernière, à laquelle j'ai toujours été sensible hors saison - tôt le matin ou tard le soir, longeant des canaux méconnus de l'étranger ou entrant dans une église où je ne rencontrais personne - avec Guido Ceronetti j'ai plaisir à me laisser bousculer, à priori toujours tenté d'idéaliser ce qui parfois ne le mérite pas ou d'effleurer seulement ce qu'il vaudrait la peine de creuser ou d'apprendre.

Mais Albergo Italia, ce n'est pas que cela...

A suivre...           

Guido Ceronetti, Albergo Italia (Phébus, 2003)

25/04/2011

Quasi une fantasia 1/3

Bloc-Notes, 25 avril / Les Saules 

littérature: essai; voyages; livres

Tout avait pourtant bien commencé, ce jour-là. Emergeant d'un sommeil prolongé - recommandé depuis quelques semaines par la faculté de médecine! - écartant les rideaux de ma chambre, je pressentais une belle journée, tandis que le chant multiple des oiseaux, tout alentour, me confortait dans l'idée que le bonheur goûté en silence, me prive de diffuser, de partager ou de fuir tant de niaiseries, de bêtises ou de banalités qui, pour sûr, une heure plus tard, ne manqueraient de fondre sur moi comme un vol têtu de mouches insouciantes de tacher cette magnifique et changeante robe du ciel où s'ébattent ces amis de frère François, auxquels, soit dit en passant - c'est ma forme de gratitude - je fournis le gîte et le couvert, même quand les saisons sont clémentes.

Le temps de glisser une musique pour mes amis sur Facebook, me voici, empruntant le chemin de Ruth où j'habite, afin de rejoindre l'autobus au chemin des Princes. Un premier désagrément aurait dû éveiller ma méfiance et me suggérer de rebrousser chemin: Je croise une femme, plutôt une zombie accompagnée d'un chien bien vivant dont je ne conserve aucun souvenir - entendez par là une de ces nouvelles riches qui prolifèrent à foison depuis le débarquement des oligarques russes - pour qui répondre au bonjour d'un proche voisin, constitue une faute de rang impardonnable. La scène se reproduit à l'arrêt des transports publics, mais avec quelques nuances: Cette fois-ci, il s'agit d'enfants prêts à emprunter le minibus du réputé collège privé de Florimont. A leur propos, je n'ai rien à dire, mais Ils sont accompagnés d'une femme entre deux âges, philippine sans doute, qui imite la zombitude de ma rencontre précédente, comme si ce signe malin - un copier/coller vide et creux - ferait d'elle une des leurs. Une membre de la classe dirigeante. Quelle ignorance revancharde, quelle affligeante imbécillité, et cela, de si bon matin!

Dans mon autobus chéri - qui me réserve souvent des moments de lecture privilégiés - un nouvel incident se produit, à l'arrêt de La Rippaz: Une africaine avec un landau ne prend pas garde que dans les anciens modèles de transport, seule une porte est aménagée pour accéder au véhicule. Elle en emprunte une autre, et là, l'enfer se matérialise. Le chauffeur, une espèce de Rocky VI ou VII manifestement contrarié ou excédé, quitte sa place, se plante devant ladite passagère, la sermonne vertement sur sa responsabilité en cas d'accident, les interdictions à observer dans les transports publics, les retards occasionnés sur l'horaire et que sais-je encore. Elle l'écoute avec attention et respect. Dans le balancement gracieux du cou qui s'harmonise avec son regard discret empreint d'une douce mélancolie, je devine qu'elle a l'habitude de ces dérapages, qu'ils n'ont pas trop d'importance et qu'elle en a probablement connu de bien pires, sous nos latitudes inhospitalières. Un peu plus loin, lui traduisant en des termes un peu plus civilisés les propos du conducteur, j'apprends qu'elle ne comprend que la langue anglaise...

Sur le quai de la gare Cornavin où j'attends le chemin de fer qui m'emmènera à Nyon, je vitupère intérieurement contre tous ceux qui s'acharnent à gâcher ma si belle journée naissante, ici au milieu d'un autre type de zombies: les adeptes de la pensée unique avec leur 20 minutes - quotidien gratuit - ou leur natel manipulé à l'infini, oublieux du silence et de l'immobilité auxquels fort heureusement fait obstacle un club de randonneurs du troisième âge dont l'oeil, malicieux et rieur, témoigne d'un reste d'humanité dans cette foire au béton. Comme pour enfoncer définitivement le clou de mon exaspération, j'apprends par la manchette d'un quotidien lausannois que les fumeurs, sur les quais de gare, incommodent de plus en plus les autres, candidats à l'immortalité. Sinon, pour quoi d'autre? Ah la sage Helvétie au sein de laquelle le mot verboten - interdit - résonne comme un anesthésiant puissant et salvateur. La canne blanche des futurs zombies... complément recherché de la désormais célèbre phrase de Georges Clemenceau reprise par Paul Claudel: la tolérance, il y a des maisons pour ça!

Arrivé sur mon lieu de travail, j'apprends enfin que, la veille, je n'ai pas respecté une procédure quelconque - je les envoie systématiquement valser dans la poubelle la plus proche avec une désinvolture persistante - et voilà: Ma journée est, semble-t-il, définitivement pourrie...

Mais là encore, je me serai trompé. Au cours de la matinée, un de mes jeunes et sympathiques collègues m'apprend qu'une de mes récentes commandes de livres, vient d'être honorée. Il s'agit de Albergo Italia, de Guido Ceronetti, qu'un ami m'avait chaleureusement recommandé et là, j'oublie tout. Un moment de grâce commence...

A suivre... 

Guido Ceronetti, Albergo Italia (Phébus, 2003)