05/01/2011
La citation du jour
Rainer-Maria Rilke
Je n'ai pas honte, Chère, d'avoir pleuré un autre dimanche dans la gondole froide et trop matinale qui tournait et tournait toujours, passant par des quartiers vaguement ébauchés qui me semblaient appartenir à une autre Venise située dans les limbes. Et la voix du barcaiolo qui demandait le passage au coin d'un canal restait sans réponse comme en face de la mort. Et les cloches qui un moment avant, entendues de ma chambre (de ma chambre où j'avais vécu toute une vie, où j'étais né et où je me préparais à mourir), me semblaient si limpides; ces mêmes cloches traînaient des sons en lambeaux derrière elles, errant sur les eaux et se rencontrant sans se reconnaître. C'est toujours encore cette mort qui continue en moi, qui travaille en moi, qui transforme mon coeur, qui augmente le rouge de mon sang, qui comprime la vie qui fut la nôtre, afin qu'elle soit une goutte douce-amère qui circule dans mes veines, qui entre partout, qui soit la mienne infiniment. Et tout en étant dans ma tristesse, je suis heureux de sentir que vous êtes, Belle; je suis heureux de m'être donné sans peur à votre beauté comme un oiseau se donne à l'espace; heureux, Chère, d'avoir marché en vrai croyant sur les eaux de notre incertitude jusqu'à cette île qu'est votre coeur où fleurissent des douleurs. Enfin: heureux.
Rainer-Maria Rilke, Lettres à une amie vénitienne (coll. Arcades/Gallimard, 1985)
08:40 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature étrangère, Rainer-Maria Rilke | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations; livres | | Imprimer | Facebook |
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