28/07/2010
Le poème de la semaine
Jean Amrouche
À l'homme le plus pauvre
à celui qui va demi-nu sous le soleil dans le vent
la pluie ou la neige
à celui qui depuis sa naissance
n'a jamais eu le ventre plein
On ne peut cependant ôter ni son nom
ni la chanson de sa langue natale
ni ses souvenirs ni ses rêves
On ne peut l'arracher à sa patrie
ni lui arracher sa patrie.
Pauvre affamé nu il est riche malgré tout de son nom
d'une patrie terrestre son domaine
et d'un trésor de fables et d'images que la langue des aïeux
porte en son flux comme un fleuve porte la vie.
Aux Algériens on a tout pris
la patrie avec le nom
le langage avec les divines sentences de sagesse
qui règlent la marche de l'homme
depuis le berceau
jusqu'à la tombe
la terre avec les blés les sources avec les jardins
le pain de bouche et le pain de l'âme
l'honneur la grâce de vivre comme enfant de Dieu
frère des hommes sous le soleil
dans le vent la pluie et la neige.
On a jeté les Algériens hors de toute patrie humaine
on les a fait orphelins
on les a fait prisonniers d'un présent sans mémoire
et sans avenir
les exilant parmi leurs tombes
de la terre des ancêtres de leur histoire de leur langage
et de la liberté.
Ainsi réduits à merci
courbés dans la cendre
sous le gant du maître colonial
il semblait à ce dernier
que son dessein allait s'accomplir.
que l'Algérien en avait oublié son nom son langage
et l'antique souche humaine qui reverdissait
libre sous le soleil dans le vent la pluie et la neige
en lui.
Mais on peut affamer les corps
on peut battre les volontés
mater la fierté la plus dure sur l'enclume du mépris
on ne peut assécher les sources profondes
où l'âme orpheline par mille radicelles invisibles
suce le lait de la liberté.
On avait prononcé les plus hautes paroles de fraternité
on avait fait les plus saintes promesses.
Algériens, disait-on,
à défaut d'une patrie naturelle perdue
voici la patrie la plus belle la France
chevelure de forêts profondes hérissée de cheminées
d'usines lourdes de gloire
de travaux et de villes de sanctuaires
toute dorée de moissons immenses ondulant
au vent de l'Histoire comme la mer
Algériens, disait-on, acceptez le plus royal des dons
ce langage le plus doux le plus limpide
et le plus juste vêtement de l'esprit.
Mais on leur a pris la patrie de leurs pères
on ne les a pas reçus à la table de la France
Longue fut l'épreuve du mensonge et de la promesse
non tenue
d'une espérance inassouvie
longue amère
trempée dans les sueurs de l'attente déçue
dans l'enfer de la parole trahie
dans le sang des révoltes écrasées
comme vendanges d'hommes.
Alors vint une grande saison de l'histoire
portant dans ses flancs une cargaison d'enfants
indomptés
qui parlèrent un nouveau langage
et le tonnerre d'une fureur sacrée :
on ne nous trahira plus
on ne nous mentira plus
on ne nous fera pas prendre des vessies peintes
de bleu de blanc et de rouge
pour les lanternes de la liberté
nous voulons habiter notre nom
vivre ou mourir sur notre terre mère
nous ne voulons pas d'une patrie marâtre
et des riches reliefs de ses festins.
Nous voulons la patrie de nos pères
la langue de nos pères
la mélodie de nos songes et de nos chants
sur nos berceaux et sur nos tombes
Nous ne voulons plus errer en exil
dans le présent sans mémoire et sans avenir
Ici et maintenant
nous voulons
libres à jamais sous le soleil dans le vent
la pluie ou la neige
notre patrie : l'Algérie.
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
11:01 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
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