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26/03/2013

Vendanges tardives - De la grâce

Un abécédaire: G comme Grâce 

littérature; spiritualité; livres

Le plus étonnant, Fred, c'est qu'il te semble l'avoir côtoyée depuis toujours. Tu l'as recherchée, parfois ardemment, à certaines périodes de ta vie davantage qu'à d'autres. Tu l'as désirée, de même que l'on désire une femme, un objet précieux sans prix, dont la beauté indéfinissable remplirait ton être tout entier comme la pluie joyeuse lavant les pierres de ton jardin de campagne. Tu l'as traquée, avec ta volonté, ton intelligence ou ta force, à travers les soubresauts d'un environnement trépidant, tantôt hostile, tantôt fraternel, épousant ton besoin de savoir, de reconnaissance et d'amour. Souvent, tu te l'es représentée - ou l'as-tu seulement imaginée? - sous les formes les plus extravagantes ou merveilleuses, comme une récompense à tes efforts et ton obstination. Maintes fois, tu as cru la saisir, mais toujours, au bout du compte, elle t'a échappé, de même que tout ce que tu as chéri en ce monde, voué bientôt à la disparition, à l'oubli, à la mort: cet hiver de la vie qui pourrait ne pas connaître de fin.

Alors, au fil du temps, tu as renoncé à la poursuivre. Tu ne t'es pas détourné, oh non, simplement tu n'y as plus pensé, tu as abandonné sa conquête, à la manière d'un homme qui discerne son impuissance avec tristesse ou regret, et se trouve confronté aux limites de sa pensée, de sa perception. Mais un beau jour, dans le silence de ta chambre, au coeur d'une solitude aimante et sans objet, au moment le plus inattendu, sans même y réfléchir ni soucieux d'accomplir ou d'achever quoique ce soit, tu as soudain éprouvé cette inexplicable dilatation du coeur, obéissant si peu aux mécanismes de ta logique coutumière.

Las de chercher à comprendre, tu l'as reconnue, là, évidente, au plus profond de toi-même: elle, qui t'avait habitée depuis le commencement, tandis que tu t'agitais au dehors à la recherche d'un sens au monde - celui des idées, des sentiments, de la société, de l'histoire - à travers les étroites parois de verre de ton univers fragmentaire, douloureux, inachevé. Ainsi qu'une digue qui aurait résisté à la poussée des eaux, tu l'as sentie, discrète et réjouie, devant ta nudité, ton absence de résistance et de mérites, t'éclaboussant de son mouvement pacificateur qui te rend la vue et t'ouvre à la beauté, à l'ordre harmonieux des choses, au temps présent, à la bonté sans traces.

Et tu t'es souvenu, le sourire au lèvres, des paroles de Simone Weil - c'est l'éternité qui descend s'insérer dans le temps - de même que de celles, bouleversantes de simplicité, de Jean-Marie Vianney, curé d'Ars - elle nous est nécessaire comme les béquilles à ceux qui ont mal aux jambes - te réconciliant enfin avec toi-même, avec ces semblables - que tu crois prendre en affection pour la première fois - et qui sait: avec le ciel? 

Simone Weil, Oeuvres (coll. Quarto/Gallimard, 1999)

Janine Frossard, Pensées choisies du saint Curé d'Ars et petites fleurs d'Ars (Téqui, 1961)

image: Grindelwald (2006)

01:18 Écrit par Claude Amstutz dans Simone Weil, Vendanges tardives - Un abécédaire 2013 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/05/2012

Morceaux choisis - Adam Biro

Adam Biro

Adam Biro.jpg

La Tisza a débordé. C'était au XIXe siècle. Une année de soleil, de belle moisson. Et soudain, la terreur. De cette masse d'eau immense; ce n'était que de l'eau, que la Tisza, mais elle balayait sur son passage le blé, le pain des gens, avec un bruit de destruction totale, de fin du monde. On fuyait. On savait. On en avait entendu parler. De la fureur du fleuve paisible. De la mort qu'elle sème. 

Tout le monde fuyait, sauf Izsak. L'eau boueuse a déjà inondé la cave de sa maison, le potager aussi était sous l'eau. Sa famille, sa femme et les enfants étaient allés rendre visite à ses beaux-parents dans une ville à trente kilomètres de là, loin de la Tisza, heureusement. Ils étaient à l'abri. Izsak, assis dans la belle chambre, priait. Autour de lui, l'affolement, des appels, des hurlements. Le tocsin à tout va. Beuglement et cris des bêtes. Izsak prie avec ferveur. 

Une barque, remplie de gens, s'approche de la fenêtre ouverte. Mozes et Samuel rament de toutes leurs forces. Ils appellent: "Izsak, viens. Qu'est-ce que tu fais? Le village est sous l'eau, nous avons tout perdu. Dieu nous punit durement pour nos péchés. Viens, il y a encore de la place pour toi. Qu'attends-tu?" Izsak, imperturbable, les toise avec dédain. "Je prie. Laissez-moi tranquille. Je prie mon Dieu. Il me sauvera." 

Les autres, dehors, dans la barque, se regardent, incrédules. Izsak a toujours eu un comportement étrange. A présent, il est devenu complètement fou. Enfin, ne voit-il pas l'eau tout submerger inexorablement? Il n'a aucune chance... Mais il leur dit de le laisser et de continuer leur chemin. Ils s'en vont. Après tout...

La Tisza ne se calme pas, bien au contraire. On voit le sommet des arbres dépasser des flots; des armoires, des berceaux, des portes arrachées, poussés les uns contre les autres par les vagues du fleuve, s'entrechoquer par une étrange loi du hasard. Des cadavres d'animaux déjà gonflés descendent immobiles le courant. Izsak doit monter à l'étage de sa maison, car le rez-de-chaussée est désormais inondé. Les meubles avec tous leurs vêtements et leur linge, fruits d'une vie de labeur, les beaux tapis reçus de sa belle-famille sont les proies de l'élément incontrôlé. Izsak n'en a cure.  

"Les affaires, dit-il. Il n'a que mépris pour les "affaires", les "choses". On lui a dit, on lui a enseigné de ne s'intéresser, de ne donner de la valeur qu'au spirituel. Quel intérêt, les vieilles chaises en bois? Quel prix? Qui s'en soucie? Il ne va tout de même pas sacrifier sa foi, sa confiance dans le Seigneur à quelques vieilles chemises? Que va-t-il emporter, le jour de sa mort, dans l'Au-Delà? Les chaises, ou son âme? Sa famille est en lieu sûr, ça, c'est important. Le reste... 

Une autre barque s'approche. Izsak en connaît tous les occupants. Les gens du village, des voisins. "Izsak, tu es encore là? Tu dois venir, c'est épouvantable ce qui se passe. Tout le village est emporté. Nous n'avons jamais vu cela. Une inondation d'une telle violence, jamais. Viens vite, nous ne pouvons pas t'attendre longtemps, nous devons aller en sauver d'autres."

Izsak les renvoie d'un revers de main. "Je prie mon Dieu, l'Eternel. Il ne m'a jamais abandonné. Vous, mauvais croyants, impies, faites ce que bon vous semble. Vous vous fiez à une méchante barque pourrie plutôt qu'au Seigneur. Vous croyez sauver votre peau tout seuls, plutôt que de vous adresser au Très-Haut. A votre guise. Allez, allez, laissez-moi prier." 

Et l'eau monte. Elle brise la fenêtre de la chambre à coucher, elle la remplit, hurlant, chuintant, elle dépose une boue gluante et verdâtre sur les draps, les oreillers, le couvre-lit blanc immaculé, avant de soulever l'immense lit de bois massif, de le faire tourner comme une toupie et de le plaquer contre le plafond. Et les flots, ayant accompli leur devoir dans la chambre, déferlent au grenier. A peine Izsak a-t-il le temps de se réfugier sur le toit. 

C'est alors, à cet instant précis, qu'une nouvelle embarcation passe. Elle s'approche avec difficulté d'Izsak. Du village, on ne voit plus que la cime de quelques arbres, quelques toits et le clocher de l'église. C'était un village. Il n'existe plus. Les réfugiés de la barque hurlent de loin: "Izsak, tu es complètement fou! Tu vas mourir, c'est sûr! Il n'y a plus personne au village, tu es le seul, le dernier! Viens avec nous, on arrive, saute dans la barque!" 

Izsak, accroché à la cheminée de ce qui fut sa maison, les injurie. "Moi, oui, moi et moi seul, je prie mon Dieu qui me regarde, me reconnaît et me sauvera. Sans vous. Je n'ai pas besoin de vous, hommes de petite foi, ça, c'est sûr." 

Les gens n'ont ni le temps ni l'envie de discuter avec un illuminé. Ils veulent sauver leur vie, quitter ce village funeste. Tant pis pour ce pauvre idiot. Advienne que pourra. Peut-être qu'il s'en sortira tout seul. Ils s'en vont au gré des flots, avec la barque où s'entassent hommes, femmes, enfants, animaux, matelas, ustensiles de cuisine, hardes, affaires utiles et inutiles. 

Et l'eau noire monte. Elle arrache Izsak à sa cheminée. Le pauvre homme essaie de nager désespérément, mais le courant est plus fort que lui. Il lutte, nage, disparaît, plonge, remonte, crache de l'eau, le souffle lui manque, il tâche de s'accrocher à des meubles qui tournoient en descendant le fleuve, replonge... et se noie. Aussitôt après... non, immédiatement, sans délai... il n'y a point de délai, de temps dans l'Au-Delà, Izsak est debout, sec et propre, devant la face du Seigneur. Il se souvient parfaitement mais avec une paix et un calme célestes de ses dernières minutes, de l'horreur de cette mort... et il s'adresse à son Dieu, comme les prophètes le faisaient, en ces termes: 

"Seigneur, je ne Te comprends pas. Tout le village a fui, sans attendre Ta volonté. La synagogue s'est vidée dès le début du sinistre. Moi seul, oui, j'ai prié, je me suis adressé à Toi, j'ai mis ma confiance en Toi et ma vie entre Tes mains. Je savais que Tu allais me sauver, que Toi seul pouvais me sauver... et voilà, Seigneur, ce que tu as fait du seul croyant du village: un noyé!" 

L'infinie sagesse de Dieu aurait été ébranlée si elle n'avait pas été divine et infinie. Le Seigneur a regardé Izsak avec pitié avant de lui dire:

"Izsak, mon pauvre petit, moi non plus, je ne te comprends pas. Pourquoi n'as-tu pas confiance en Moi? J'ai envoyé trois barques, en vain, pour te sauver!"

Adam Biro, Deux Juifs voyagent dans un train (Belfond, 2007)

16:46 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |