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16/05/2011

Lettre à un jeune libraire 3/3

Bloc-Notes, 16 mai / Les Saules

littérature; librairie 

Les saisons se sont succédées avec un bonheur semblable aux années de la vigne, tantôt exceptionnel dans sa limpidité, tantôt mesuré, quoique jamais ordinaire pour autant. Tu as vu avec tristesse et reconnaissance quelques passeurs de livres s'éteindre à tout jamais, mais quel étonnement bienfaisant à la vue de ces jeunes libraires qui habillent de couleurs nouvelles ce jardin mouvant et enchanteur! Ils t'interpellent, te provoquent, t'émerveillent, insufflant dans tes veines un souffle nouveau, un remède à la mélancolie et au sceau définitif sur les choses, cette mort lente à laquelle tu tournes le dos avec obstination.

Armé de cette ligne claire, tu grandiras ainsi au carrefour des mondes et des générations, et à cette période charnière de ton existence, la tentation te viendra peut-être - encouragée par tes pairs - de gravir les marches vers les sommets - une direction de librairie, par exemple - avec un plan de carrière auquel tu voudras faire honneur, le mieux possible. Dans un élan conquérant, tu connaîtras l'euphorie d'une nouvelle liberté, mais prends garde: personne, durablement, ne te signera un chèque en blanc. Une autre solitude se manifestera alors dans ta vie: celle des solidarités sélectives qui ne valent la plupart du temps qu'entre gens de même statut, modifiant le rapport naturel aux êtres que tu entretenais jusqu'alors. Tu seras  apprécié sans doute, de la base au sommet de la pyramide de ton entreprise, mais les valeurs que tu déploieras - accomplir ce qu'on attend de toi - susciteront pour les uns, qui sait, de l'admiration à ton égard, alors que pour d'autres, ces mêmes valeurs pourront te valoir du mépris: tout le fragile équilibre du pouvoir limité dans son rayonnement... 

Un chemin difficile aux récompenses incertaines que celui-ci, si tu le choisis. Difficile, mais pas nécessairement impossible à apprivoiser. Certains libraires y seront plus habiles que d'autres, et aucun choix n'est en soi détestable. Tu pourras, à certains jours, briller de mille feux - ceux de ta réussite, de ton enthousiasme et de ton humanité - mais à quel prix?

Si tu doutes de tes capacités - tes subordonnés ont besoin de certitudes, même si, comme en politique elles sont souvent illusoires - tu perdras ton autorité; si tu découvres à tous ta vulnérabilité, ta crainte de l'avenir et des autres - voire ta culpabilité envers eux - tu perdras ta crédibilité; si tu recherches avant tout d'être reconnu et aimé de tous - un vieux rêve de tyran vaniteux qui sévit aux deux extrêmes de l'échiquier - tu seras manipulé... par tous! Si enfin ton coeur s'endurcit - à force de recevoir des coups et de les donner même pour de justes causes - tu perdras jusqu'au souvenir de tes commencements, de tes passions initiales, asphyxiées qu'elles seront par ces cellules grises de la normalité et des prudences collectives, aux dépens de l'imagination, de l'audace et de la créativité individuelles sans lesquelles il ne fait pas bon vivre. 

Quoiqu'il advienne de ta carrière - ou de son absence - l'humour dont tu ne manques pas te permettra, avec une juste distance et une autodérision salutaire, d'absorber les multiples contradictions de ce métier - le plus beau du monde! - dont les bourgeons en fleur, dans ta main ouverte, ne cesseront de voir le jour.  

N'est-ce pas ce que les poètes appellent un sentiment de bonheur au bord des larmes?

Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leurs destinées. Si nous ne sommes que des subalternes, la faute en est à nous et non à nos étoiles. (1)

 

(1) William Shakespeare, Jules César (coll. Folio Théâtre/Gallimard, 2007)

image: buste de Jules César

01:32 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; librairie | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/05/2011

Lettre à un jeune libraire 2/3

Bloc-Notes, 15 mai / Les Saules

littérature; librairie

Aujourd'hui, le présent t'accable. On dirait qu'il fracasse tes rêves et te couvre d'une fine pellicule de givre. C'est le signe de la fin des commencements, une aube fertile mais menaçante dans laquelle tu ne reconnais plus ta propre voix. Les parois de ton lieu de travail semblent rétrécir. Pourtant, son ambiance unique - une chaleur, un esprit d'ouverture et une curiosité commune que tu ne retrouverais nulle part ailleurs - te ravit autant qu'au premier jour. Avec un peu d'ironie, tu pourrais ajouter que les rémunérations plutôt modestes au sein de la profession tendent à rassembler plutôt qu'à diviser ces amis du livre qui choisissent le métier de libraire par vocation, rarement par nécessité. Le contraire d'une activité calculatrice ou routinière, en quelque sorte. Mais l'impression d'essoufflement te saisit malgré tout, te malmène et décharge toute passion de sa substance. Ce n'est pas rendre compte qui est difficile, mais durer sous la mouvance de cet affadissement progressif, lancinant, incompréhensible qui gâche la source, appauvrit la sève. Nageur impénitent, à contre-courant, tu es seul, irrémédiablement seul. La magie, présente et bien réelle, n'y change rien. Ta vue se brouille alors que ton coeur, avide de fulgurances et de signes, ne desserre pas l'étreinte.

Je chante la chaleur à visage de nouveau-né, la chaleur désespérée. (1)

L'heure est au découragement. Pour que le brouillard matinal s'estompe et que la folie lumineuse te gagne à nouveau, il te faut accepter de n'en jamais finir d'apprendre: à mesurer la distance entre le bagage et l'ignorance, entre la suffisance et la croissance, entre la fureur et le jugement, comme la barque qui gagne sa liberté sur le fleuve, en renonçant à ces repères familiers qui l'entraîneraient à s'échouer au premier obstacle. Exposé à tant de merveilles dont bien d'autres - les proches, les auteurs, les maîtres, les lecteurs - balisent l'étroit sentier de ton savoir fragmentaire, il te semble n'être plus rien, pas même une poignée de sable qu'un vent mauvais très vite efface.

C'est pourtant dans ce désespoir nouveau - qui irrémédiablement te ramène à la première pierre - que s'intensifiera ta flamme, dans la vulnérabilité que se dessineront les plus belles de tes découvertes, dans le doute que s'exposeront tes mouvements de l'âme les plus mémorables. La force au contraire, dont tu regrettes de n'être pas assez pourvu - si louée soit-elle parmi tes semblables - limite l'espace, le maîtrise ou le justifie. Rarement elle n'inspire l'infini, l'émotion pure, le renouvellement. Coeur sans joie véritable, elle se suffit à elle-même et à toi, elle ne suffit pas.

Ta raison de vivre sera toujours, au-delà de toute considération extérieure, dans le livre: Si tu brûles le livre, il s'ouvre dans la flamme, à l'absence; si tu le noies, il se déploie avec l'onde; si tu l'enterres, il étanche ta soif de désert; car toute parole est eau pure de salut. (2) 

Souris: le temps de la grâce est proche...

(à suivre)

(1) René Char, A la santé du serpent (Voix d'encre, 2008)

(2) Edmond Jabès, Yaël (Gallimard, 1967)

image: François Truffaut, Fahrenheit 451

21:52 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, René Char | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; librairie | |  Imprimer |  Facebook | | |

14/05/2011

Lettre à un jeune libraire 1/3

Bloc-Notes, 14 mai / Les Saules

littérature; librairie

Autant qu'il m'en souvienne - selon tes dires - cela a commencé ainsi, avec la sonate de Vinteuil: Cette soif d'un charme inconnu, la petite phrase l'éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l'assouvir. De sorte que ces parties de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il était libre d'y inscrire le nom d'Odette. Puis à ce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. (1)

Le vide était pourtant là, intérieur et informulé. Aux contours indéfinis, il n'avait pas changé, ni en pesanteur, ni en intensité. Pourtant, à la sortie de cette librairie de quartier où tu avais acheté ce roman, tu sentais confusément que l'espace s'ouvrait à ton imagination adolescente et que, pour la première fois peut-être, lisant et relisant ces quelques lignes, tu te sentais mieux dans ta peau au sein d'un monde qui ne te suffisait pas - trop étroit, rigide ou banal - auquel le livre venait ajouter une dimension insoupçonnée. Pas le bonheur surgi par surprise, ni la fuite dans un ailleurs séduisant: tout juste une résonance capable de révéler le sens des choses, de l'éclairer, de l'approfondir ou le libérer. Ainsi, la découverte du livre était-elle associée à un lieu habitable, magique et chaleureux. Malgré les tempêtes qui n'ont pas manqué de t'assaillir par la suite, cet étroit sentiment d'appartenance ne t'a jamais quitté.

Envers et contre tout - un métier souvent comparé à celui des saltimbanques - tu as ainsi décidé, très vite, de devenir libraire, par soif d'apprendre, de découvrir, de connaître et d'élargir ton horizon aux dimensions d'un monde où la raison n'aurait jamais le dernier mot. Trop paresseux pour être médecin, trop orgueilleux pour être religieux, trop marginal pour être instituteur, ton choix était fait. L'insoumission fut longtemps pour toi, un mot illustrant au mieux ce milieu étrange du livre. Plus tard, tu l'as remplacé par celui de résistance, plus adapté à toute la chaîne de la création, depuis l'auteur qui invente jusqu'au lecteur qui interprète, en passant par le libraire, messager discret et veilleur du temps des autres.

Malheureusement - un dilemme propre à toutes les métiers artistiques - il t'a fallu ajouter un autre mot: celui de l'ambiguité, délicate balance entre les trésors que tu espérais partager et les besoins dont le grand nombre - employeurs et lecteurs confondus - réclamait la récompense. Autrement dit, la notion haïssable de commerce - disais-tu au cours de tes années d'apprentissage - faisait irruption dans la vraie vie où tu grandissais en expérience moins rapidement que dans l'autre, celle de tes lectures. Temps de l'incertitude et du défi, sur l'aile précautionneuse du vent... mais quelle importance, somme toute, puisque la parole écrite suffisait à ta faim au sein de cette grande famille du livre et te donnait des ailes, comme l'oiseau qui fait trembler la branche sans réaliser encore qu'il réjouit l'arbre tout entier.

Le changement du regard, comme la bergeronnette derrière le laboureur, de motte en motte, s'émerveille de la terre joueuse nouvellement née qui s'offre à la nourrir parmi tant de frayeur... (2) 

(à suivre)   

(1) Marcel Proust, Du côté de chez Swann - A la recherche du temps perdu (coll. Livre de poche/LGF, 2008)

(2) René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit (Gallimard, 1979)

illustration: manuscrit de Marcel Proust (Bibliothèque nationale de France)

03:09 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Marcel Proust, René Char | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; librairie | |  Imprimer |  Facebook | | |