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23/09/2011

In memoriam

Bloc-Notes, 23 septembre / Les Saules

littérature: essais; conférences; livres

La jeunesse de ma grand-mère paternelle semble tout juste tirée d'un roman d'Emile Zola. Issue d'un milieu modeste, elle quitta l'école à l'âge de quatorze ans, pour apporter sa contribution financière à la famille. A son père, plutôt, un pilier de bistrots qui l'attendait en fin de semaine à la sortie de sa blanchisserie, pour lui piquer ses sous. Pas d'études donc, ni d'instruction particulière sinon pratique, comme pour bon nombre de femmes de son époque. Je l'ai toujours connue penchée sur France Dimanche, Ici Paris, Le Détective ou La Feuille d'Avis de Lausanne - devenu par la suite 24 Heures - qui occupaient ses après-midis quand elle nous rejoignait cinq ou six fois par an, pour une quinzaine de jours. Ou plongée dans les romans à l'eau de rose, signés Delly ou Max Du Veuzit que je lui offrais à son anniversaire et à Noël. Une manière comme une autre de réhabiliter cette notion de bonheur qui lui avait été refusée. Un événement pourtant allait chambouler ses habitudes: Une émission TV - en noir et blanc, dans les années 60/70 - intitulée Préfaces, magazine culturel d'une quarantaine de minutes produit par la Télévision Suisse Romande, en collaboration avec l'ORTF, présentée par Albert Zbinden et Guy Dumur, réalisée par Maurice Huelin.

Préfaces consacra en première partie de l'émission des dossiers passionnants à Jean Cocteau, Marcel Jouhandeau, Michel Simon, Joseph Kessel, Henry de Montherlant, Françoise Sagan ou Ivo Andric - pour n'en citer que quelques-uns - avant de cèder la place, dans un salon où l'on n'entendait pas même bourdonner une mouche, à Henri Guillemin et ses rendez-vous littéraires. Ce catholique engagé, professeur au Caire puis à Bordeaux avant la guerre de 39-45, fuyant la France en 1942 pour s'établir en Suisse - à Neuchâtel - devint pour la petite histoire attaché culturel à l'ambassade de France jusqu'à sa retraite, en 1962. Boudé par les intellectuels français pour sa vision anticonformiste et passionnée, il n'accèda jamais à ce vieux rêve: devenir professeur à La Sorbonne.

Ma grand-mère donc - pour laquelle j'ai toujours éprouvé une immense tendresse - malgré ses études embryonnaires, était vive, intelligente, curieuse. Elle n'a raté aucune des émissons de Henri Guillemin et était capable de résumer chacune de ses interventions - une quinzaine de minutes - avec un lumineux sourire. Je me souviens particulièrement de son évocation de Pascal - pourtant pas facile à décrypter - qui l'avait captivée. Il avait réussi là où tous - notre entourage et les autres - avaient échoué: susciter la soif d'apprendre, aiguiser la curiosité, traquer la vérité...

Une même ferveur chez ma mère, par contre impregnée de littérature et qui m'a transmis entre autres sa passion pour les auteurs russes du XIXe siècle. Préfaces fut pour elle un moment exceptionnel de télévision: elle applaudissait quand Henri Guillemin parlait d'Emile Zola, d'Alphonse de Lamartine, de François Mauriac ou de Charles Péguy avec son drapeau tricolore à la main... Elle lui a écrit plusieurs fois, fière de brandir les réponses du maître à ses interprétations ou critiques. Quant à moi, je me rappelle qu'il avait ressuscité Jules Vallès, tombé à cette époque en désuétude: au lendemain de sa présentation - j'étais alors apprenti libraire - tout le monde voulait découvrir cet illustre inconnu de la Commune, comme s'il s'agissait du dernier lauréat d'un prix littéraire! Plus tard, il m'avait entraîné sur les traces d'un auteur étonnant aujourd'hui - hélas! - oublié: Jean Sulivan, prêtre-écrivain de l'après-guerre, auteur de Car je t'aime ô Eternité et Devance tout adieu.

Avec Henri Guillemin, cela nous amusait de compter les coups. Un peu injustement - parfois, souvent - contre André Gide, par exemple ou pire encore, contre Jean-Jacques Rousseau. Cela dit, son plus grand mérite fut de populariser la littérature - au sens noble du terme - sur les ondes ou à la télévision, de l'avoir rendue accessible hors de la sphère privilégiée des universitaires, avec une élocution et une force de conviction qui n'ont jamais été égalées depuis, pas même par Alain Decaux ou plus tard Bernard Pivot.

Bien sûr qu'il peut lui être reproché d'avoir pris des libertés avec l'histoire, d'avoir été fasciné ou au contraire indigné par certains écrivains et hommes politiques, mais en revanche, sceptique devant les modèles préfabriqués, il aimait chercher ce qui se cache derrière les choses et cela incitait son auditoire à dépasser avec lui les apparences, les lieux-dits, fut-ce dans une autre direction que la sienne, au coeur de l'homme, loin des abstractions.

Parmi une riche bibliographie, il vaut la peine de lire A vrai dire (1956), L'énigme Esterhazy (1962), L'homme des Mémoires d'Outre-tombe (1965), Sulivan ou la parole libératrice (1977) et Charles Péguy (1981).  

Henri Guillemin nous a quittés en 1992, à l'âge de 89 ans et je suis ému qu'en 2011, un auteur lui consacre un vibrant hommage. Il s'agit de Michel Crépu. Dans son dernier ouvrage, Le souvenir du monde - Essai sur Chateaubriand, il note: Henri Guillemin, un inquisiteur en quelque sorte amoureux de son prévenu, sa manière à lui de l'aimer, multipliant les pièces à charge dans l'espoir d'un rachat de dernière minute, fourni par l'accusé lui-même, si possible malgré lui, bien entendu. Au fond, Guillemin, si acharné en procureur des grandes gloires, ne voulait pas un casier sans tache, ce qu'il voulait c'était pouvoir pardonner. Si la littérature est la littérature, alors qu'elle le prouve. (...) Chez Guillemin, la beauté se gagne au terme d'une entreprise de démolition implacable: à la fin, on veut bien baisser la garde, à condition que la beauté, une fois n'est pas coutume, joue cartes sur table.

Merci pour lui, Michel Crépu: il le vaut bien...

Henri Guillemin, L'énigme Esterhazy (Gallimard, 1962)

Jean Sulivan, Car je t'aime ô Eternité (Gallimard, 1966)

Michel Crépu, Le souvenir du monde - Essai sur Chateaubriand (Grasset, 2011)

 Archives de la TSR: http://archives.tsr.ch/dossier-18esiecle