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31/08/2014

Morceaux choisis - Dino Buzzati

Dino Buzzati

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Dès que j'arrivai à Paris - c'était pour moi la première fois - je filai directement au théâtre La Bruyère, ou l'on s'apprêtait à mettre en scène une de mes pièces. Au théâtre, désert à cette heure-là, assis dans le fond du parterre, m'attendaient Camus, qui avait écrit l'adaptation, le metteur en scène Georges Vitaly et un journaliste de la radio. Le visage de Camus n'était pas, Dieu soit loué, celui d'un intellectuel puant, c'était plutôt celui d'un sportif: le visage d'un homme du peuple, franc, solide, affichant une ironie débonnaire, une tête de garagiste, ai-je entendu quelqu'un dire, et c'était bien trouvé. Lorsqu'il se mit à parler, je pus constater, avec un extrême soulagement, que l'intérieur était identique à l'extérieur. Quel enfer pour moi, s'il n'en avait pas été ainsi!

Après s'être débarrassé du journaliste infernal envoyé par la radio, Camus nous amena, Vitaly et moi, manger dans un petit restaurant tout proche; tout se passa comme s'il me connaissait depuis des années, comme s'il trouvait ma maladresse tout à fait naturelle. Plus encore: quoiqu'il fût plus jeune que moi, il se comportait avec moi comme un grand frère, attentif à ce que tout me paraisse simple et familier. A vrai dire, nous mangeâmes très mal, mais à la fin du repas, grâce à l'intelligence de Camus, je me sentais un peu moins lamentable.

Il ne s'étonnait même pas que je vienne à Paris pour la première fois. Demain, je passerai vous prendre, et je vous ferai faire un tour de la ville, me dit-il. Dans quel hôtel êtes-vous? Deux heures et demie, cela vous va? Il vint me chercher à l'hôtel. Ce jour-là, il faisait un froid de canard et il soufflait un vent glacial. Mais lui, il se promenait sans chapeau et il n'avait même pas boutonné son manteau.

Il se montra d'une bonté, d'une compréhension, d'une délicatesse qui valaient bien un de ses livres. C'était simplement un jeune, et non pas l'un des plus brillants cerveaux de l'intelligentsia mondiale. Il eut pour moi la compassion d'un grand seigneur. Lorsque je tentai, je ne me souviens plus à quel propos, une allusion à son roman, L'étranger, il coupa court avec une extrême élégance en me montrant une maison où avait vécu un homme célèbre, je ne me rappelle plus lequel.

Le soir de la première, il fut aussi émouvant tant il fut humain et courtois. Il me traitait comme un collègue, et nullement comme un débile mental; et je lui en serai éternellement reconnaissant. A une certaine heure, quand les gens importants et les critiques eurent pris congé, seuls restèrent les acteurs, quelques jeunes gens et quelques gracieuses jeunes filles. On mit de la musique pour danser. Camus ne resta pas une seconde en place. Il enchaîna les danses les unes après les autres, avec l'enthousiasme d'un gamin de vingt ans. La philosophie? Le drame des communautés modernes? Notre éternelle condamnation à la solitude? Ce soir-là, au moins, Camus fut heureux d'être au monde. Il portait un costume bleu.

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Dino Buzzati, Camus - Un homme très simple / extrait, dans: Chroniques terrestres (Laffont, 2014)

image 1: Albert Camus (voiceseducation.org)

image 2: Dino Buzzati (lefigaro.fr)

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