16/08/2014
Morceaux choisis - Dino Buzzati
Dino Buzzati
Durant cette mémorable soirée, la tension atteignit son apogée non pas pendant le spectacle mais avant que ce dernier ne commence... Il flottait comme un vague relent de cour d'assises au moment de l'ouverture d'un grand procès. Accusée, inutile de le préciser: Maria Callas. Allait-elle être pleinement acquittée? Ou devrait-on se contenter de l'absence de preuves? Ou courait-on le risque d'une peine de prison à perpétuité? Mais la salle du tribunal était tellement remarquable, les juges tellement jeunes, les avocats tellement fascinants, les huissiers eux-mêmes tellement décoratifs, le public tellement choisi et aristocratique, que peu à peu le sort de l'accusée a fini par passer au second plan, et toutes les personnes présentes se sont laissé aller au plaisir de se trouver là, dans une ambiance fantastique faite de luxe, de chic, de parfums, d'insouciance, au point d'en oublier tout le reste. Les lumières déjà, s'étaient éteintes et le bruissement de la salle était en train de s'apaiser lorsque, venue des premières rangées de fauteuils au parterre, on entendit une voix d'homme qui demandait distinctement: Mais de qui donc est ce Poliuto? - Nous avons eu Virgillito l'autre jour, disait quelqu'un près de nous, et aujourd'hui, c'est la Callas. Ca ne fait pas une grande différence. Aujourd'hui aussi, il y a un titre en jeu: va-t-elle résister à cette nouvelle épreuve? D'accord, Maria est une femme et une artiste formidable, une sorte de Maginot. Contre cette ligne Maginot, sont arrivés les panzers des mauvaises langues, les stukas des envieux, et elle a résisté sans perdre son impassibilité. Mais ce soir, ou ça passe ou ça casse. Ce soir, c'est la bombe nucléaire. Pour la Callas, cette soirée va être la plus difficile de toute sa carrière...
Le chroniqueur loyal et objectif que je suis demeure dans un grand embarras. Parce que si l'on en juge par le tonnerre d'applaudissements et de vivats, la Callas a obtenu un certain succès, un succès certain même, un enthousiasme sans précédent. Mais on peut poser un diagnostic tout à fait différent si l'on se fie à l'atmosphère complexe qui régnait, si l'on observe l'expression des visages, si l'on écoute les commentaires des spectateurs.
L'un disait: Elle a réussi l'épreuve. Rien à dire. La Callas reste la Callas. Un deuxième affirmait: Elle se défend encore bien. C'est encore un chant bien net. Tout particulièrement dans les gammes chromatiques. Un troisième: Certes, on a l'impression que c'est comme avant, mais en réalité ce n'est plus du tout ça. Il n'y a plus la même pugnacité, il n'y a plus le sortilège, il n'y a plus la tigresse. Un quatrième: Mais quand même, qu'est-ce qu'elle est devenue belle! Quoi? Si c'est vrai qu'elle s'est fait refaire le nez? Mais même pas en rêve, je te promets que je sais tout sur ces choses-là. C'est un miracle, un miracle. Moi, la question que je me pose c'est ce qu'elle a fait des cinquante kilos qu'elle a perdus. Elle devrait avoir la peau toute flétrie, si on pense à la quantité de chair qu'il y avait à l'intérieur, avant. Eh bien non: elle est toute mince, lisse, fraîche comme une toute jeune fille. Un cinquième: Tu sais qui c'est, la Callas? C'est la Mina du théâtre lyrique. Et il avait de toute évidence l'intention de faire le plus grand des compliments...
Moi je pense à ce pauvre Donizetti. Il est capable de penser que tous ces gens sont venus exprès pour lui.
Dino Buzzati, Moi aussi j'étais à La Scala ce soir-là / extrait, dans: Chroniques terrestres (Laffont, 2014)
image: www.qobuz.com
00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; chroniques; musique; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
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