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16/12/2013

Un conte de Noël 2/9

Charles Dickens

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I. Le spectre de Marley (deuxième partie)

Il s’arrêta, un moment irrésolu, avant de fermer la porte, et commença par regarder avec précaution derrière elle comme s’il se fût presque attendu à être épouvanté par la vue de la queue effilée de Marley s’avançant jusque dans le vestibule. Mais il n’y avait rien derrière la porte, excepté les écrous et les vis qui y fixaient le marteau; ce que voyant, il dit : Bah! bah! en la poussant avec violence.

Le bruit résonna dans toute la maison comme un tonnerre. Chaque chambre au-dessus et chaque futaille au-dessous, dans la cave du marchand de vin, semblait rendre un son particulier pour faire sa partie dans ce concert d’échos. Scrooge n’était pas homme à se laisser effrayer par des échos. Il ferma solidement la porte, traversa le vestibule et monta l’escalier, prenant le temps d’ajuster sa chandelle, chemin faisant.

Vous parlez des bons vieux escaliers d’autrefois par où l’on aurait fait monter facilement un carrosse à six chevaux ou le cortège d’un petit acte du parlement; mais moi, je vous dis que celui de Scrooge était bien autre chose; vous auriez pu y faire monter un corbillard, en le prenant dans sa plus grande largeur, la barre d’appui contre le mur, et la portière du côte de la rampe, et c’eût été chose facile: il y avait bien assez de place pour cela et plus encore qu’il n’en fallait. Voilà peut-être pourquoi Scrooge crut voir marcher devant lui, dans l’obscurité, un convoi funèbre. Une demi-douzaine des becs de gaz de la rue auraient eu peine à éclairer suffisamment le vestibule; vous pouvez donc supposer qu’il y faisait joliment sombre avec la chandelle de Scrooge.

Il montait toujours, ne s’en souciant pas plus que de rien du tout. L’obscurité ne coûte pas cher, c’est pour cela que Scrooge ne la détestait pas. Mais, avant de fermer sa lourde porte, il parcourut les pièces de son appartement pour voir si tout était en ordre. C’était peut-être un souvenir inquiet de la mystérieuse figure qui lui trottait dans la tête.

Le salon, la chambre à coucher, la chambre de débarras, tout se trouvait en ordre. Personne sous la table, personne sous le sofa; un petit feu dans la grille; la cuiller et la tasse prêtes; et sur le feu la petite casserole d’eau de gruau (car Scrooge avait un rhume de cerveau). Personne sous son lit, personne dans le cabinet, personne dans sa robe de chambre suspendue contre la muraille dans une attitude suspecte. La chambre de débarras comme d’habitude: un vieux garde-feu, de vieilles savates, deux paniers à poisson, un lavabo sur trois pieds et un fourgon. Parfaitement rassuré, Scrooge tira sa porte et s’enferma à double tour, ce qui n’était point son habitude. Ainsi garanti de toute surprise, il ôta sa cravate mit sa robe de chambre, ses pantoufles et son bonnet de nuit, et s’assit devant le feu pour prendre son gruau.

C’était, en vérité, un très petit feu, si peu que rien pour une nuit si froide. Il fut obligé de s’asseoir tout près et de le couver en quelque sorte, avant de pouvoir extraire la moindre sensation de chaleur d’un feu si mesquin qu’il aurait tenu dans la main. Le foyer ancien avait été construit, il y a longtemps, par quelque marchand hollandais, et garni tout autour de plaques flamandes sur lesquelles on avait représenté des scènes de l’Écriture. Il y avait des Caïn et des Abel, des filles de Pharaon, des reines de Saba, des messagers angéliques descendant au travers des airs sur des nuages semblables à des lits de plume, des Abraham, des Balthazar, des apôtres s’embarquant dans des bateaux en forme de saucières, des centaines de figures capables de distraire sa pensée ; et cependant ce visage de Marley, mort depuis sept ans, venait, comme la baguette de l’ancien prophète, absorber tout le reste. Si chacune de ces plaques vernies eût commencé par être un cadre vide avec le pouvoir de représenter sur sa surface unie quelques formes composées des fragments épars des pensées de Scrooge, chaque carreau aurait offert une copie de la tête du vieux Marley. Sottise!, dit Scrooge ; et il se mit à marcher dans la chambre de long en large.

Après plusieurs tours, il se rassit. Comme il se renversait la tête dans son fauteuil, son regard s’arrêta par hasard sur une sonnette hors de service, suspendue dans la chambre et qui, pour quelque dessein depuis longtemps oublié, communiquait avec une pièce située au dernier étage de la maison. Ce fut avec une extrême surprise, avec une terreur étrange, inexplicable, qu’au moment où il la regardait, il vit cette sonnette commencer à se mettre en mouvement. Elle s’agita d’abord si doucement, qu’à peine rendit-elle un son; mais bientôt elle sonna à double carillon, et toutes les autres sonnettes de la maison se mirent de la partie.

Cela ne dura peut-être qu’une demi-minute ou une minute au plus, mais cette minute pour Scrooge fut aussi longue qu’une heure. Les sonnettes s’arrêtèrent comme elles avaient commencé, toutes en même temps. Leur bruit fut remplacé par un choc de ferrailles venant de profondeurs souterraines, comme si quelqu’un traînait une lourde chaîne sur les tonneaux, dans la cave du marchand de vin. Scrooge se souvint alors d’avoir ouï dire que, dans les maisons hantées par les revenants, ils traînaient toujours des chaînes après eux.

La porte de la cave s’ouvrit avec un horrible fracas, et alors il entendit le bruit devenir beaucoup plus fort au rez-de-chaussée, puis monter l’escalier, et enfin s’avancer directement vers sa porte.

Sottise encore que tout cela! dit Scrooge; je ne veux pas y croire. Il changea cependant de couleur lorsque, sans le moindre temps d’arrêt, le spectre traversa la porte massive et, pénétrant dans la chambre, passa devant ses yeux. Au moment où il entrait, la flamme mourante se releva comme pour crier: Je le reconnais! c’est le spectre de Marley!, puis elle retomba. Le même visage, absolument le même : Marley avec sa queue effilée, son gilet ordinaire, ses pantalons collants et ses bottes dont les glands de soie se balançaient en mesure avec sa queue, les pans de son habit et son toupet. La chaîne qu’il traînait était passée autour de sa ceinture; elle était longue, tournait autour de lui comme une queue, et était faite (car Scrooge la considéra de près) de coffres-forts, de clefs, de cadenas, de grands-livres, de paperasses et de bourses pesantes en acier. Son corps était transparent, si bien que Scrooge, en l’observant et regardant à travers son gilet, pouvait voir les deux boutons cousus par derrière à la taille de son habit.

Scrooge avait souvent entendu dire que Marley n’avait pas d’entrailles, mais il ne l’avait jamais cru jusqu’alors. Non, et même il ne le croyait pas encore. Quoique son regard pût traverser le fantôme d’outre en outre, quoiqu’il le vît là debout devant lui, quoiqu’il sentit l’influence glaciale de ses yeux glacés par la mort, quoiqu’il remarquât jusqu’au tissu du foulard plié qui lui couvrait la tête, en passant sous son menton, et auquel il n’avait point pris garde auparavant, il refusait encore de croire et luttait contre le témoignage de ses sens.

- Que veut dire ceci? demanda Scrooge, caustique et froid comme toujours. Que désirez-vous de moi?

- Beaucoup de choses! 

C’est la voix de Marley, plus de doute à cet égard.

- Qui êtes-vous?

- Demandez-moi qui j’étais.

- Qui étiez-vous alors? dit Scrooge, élevant la voix. Vous êtes bien puriste… pour une ombre.

- De mon vivant j’étais votre associé, Jacob Marley.

- Pouvez-vous… pouvez-vous vous asseoir? demanda Scrooge en le regardant d’un air de doute.

- Je le puis.

- Alors faites-le. 

Scrooge fit cette question parce qu’il ne savait pas si un spectre aussi transparent pouvait se trouver dans la condition voulue pour prendre un siège, et il sentait que, si par hasard la chose était impossible, il le réduirait à la nécessité d’une explication embarrassante. Mais le fantôme s’assit en face de lui, de l’autre côté de la cheminée, comme s’il ne faisait que cela toute la journée.

- Vous ne croyez pas en moi? fit observer le spectre.

- Non, dit Scrooge.

- Quelle preuve de ma réalité voudriez-vous avoir, outre le témoignage de vos sens?

- Je ne sais trop, répondit Scrooge.

- Pourquoi doutez-vous de vos sens?

- Parce que, répondit Scrooge, la moindre chose suffit pour les affecter. Il suffit d’un léger dérangement dans l’estomac pour les rendre trompeurs; et vous pourriez bien n’être au bout du compte qu’une tranche de bœuf mal digérée, une demi-cuillerée de moutarde, un morceau de fromage, un fragment de pomme de terre mal cuite. Qui que vous soyez, pour un mort vous sentez plus la bière... que la bière. 

Scrooge n’était pas trop dans l’habitude de faire des calembours, et il se sentait alors réellement, au fond du cœur, fort peu disposé à faire le plaisant. La vérité est qu’il essayait ce badinage comme un moyen de faire diversion à ses pensées et de surmonter son effroi, car la voix du spectre le faisait frissonner jusque dans la moelle des os.

Demeurer assis, même pour un moment, ses regards arrêtés sur ces yeux fixes, vitreux, c’était là, Scrooge le sentait bien, une épreuve diabolique. Il y avait aussi quelque chose de vraiment terrible dans cette atmosphère infernale dont le spectre était environné. Scrooge ne pouvait la sentir lui-même, mais elle n’était pas moins réelle; car, quoique le spectre restât assis, parfaitement immobile, ses cheveux, les basques de son habit, les glands de ses bottes étaient encore agités comme par la vapeur chaude qui s’exhale d’un four. Voyez-vous ce cure-dent? dit Scrooge, retournant vivement à la charge, pour donner le change à sa frayeur, et désirant, ne fût-ce que pour une seconde, détourner de lui le regard du spectre, froid comme un marbre.

- Oui, répondit le fantôme.

- Mais vous ne le regardez seulement pas, objecta Scrooge.

- Cela ne m’empêche pas de le voir, dit le spectre.

- Eh bien! reprit Scrooge, je n’ai qu’à l’avaler, et le reste de mes jours je serai persécuté par une légion de lutins, tous de ma propre création. Sottise, je vous dis… sottise! 

À ce mot le spectre poussa un cri effrayant et secoua sa chaîne avec un bruit si lugubre et si épouvantable, que Scrooge se cramponna à sa chaise pour s’empêcher de tomber en défaillance. Mais combien redoubla son horreur lorsque le fantôme, ôtant le bandage qui entourait sa tête, comme s’il était trop chaud pour le garder dans l’intérieur, de l’appartement, sa mâchoire inférieure retomba sur sa poitrine.

Scrooge se jeta à genoux et se cacha le visage dans ses mains.

- Miséricorde! s’écria-t-il. Epouvantable apparition! … pourquoi venez-vous me tourmenter?

- Ame mondaine et terrestre! répliqua le spectre; croyez-vous en moi ou n’y croyez-vous pas?

- J’y crois, dit Scrooge; il le faut bien. Mais pourquoi les esprits se promènent-ils sur terre, et pourquoi viennent-ils me trouver?

C’est une obligation de chaque homme, répondit le spectre, que son âme renfermée au dedans de lui se mêle à ses semblables et voyage de tous côtés; si elle ne le fait pendant la vie, elle est condamnée à le faire après la mort. Elle est obligée d’errer par le monde… (oh! malheureux que je suis!)... et doit être témoin inutile de choses dont il ne lui est plus possible de prendre sa part, quand elle aurait pu en jouir avec les autres sur la terre pour les faire servir à son bonheur! 

Le spectre poussa encore un cri, secoua sa chaîne et tordit ses mains fantastiques.

- Vous êtes enchaîné? demanda Scrooge tremblant ; dites-moi pourquoi.

- Je porte la chaîne que j’ai forgée pendant ma vie, répondit le fantôme. C’est moi qui l’ai faite anneau par anneau, mètre par mètre; c’est moi qui l’ai suspendue autour de mon corps, librement et de ma propre volonté, comme je la porterai toujours de mon plein gré. Est-ce que le modèle vous en paraît étrange? 

Scrooge tremblait de plus en plus.

- Ou bien voudriez-vous savoir, poursuivit le spectre, le poids et la longueur du câble énorme que vous traînez vous-même? Il était exactement aussi long et aussi pesant que cette chaîne que vous voyez, il y a aujourd’hui sept veilles de Noël. Vous y avez travaillé depuis. C’est une bonne chaîne à présent! 

Scrooge regarda autour de lui sur le plancher, s’attendant à se trouver lui-même entouré de quelque cinquante ou soixante brasses de câbles de fer; mais il ne vit rien.

- Jacob, dit-il d’un ton suppliant, mon vieux Jacob Marley, parlez-moi encore. Adressez-moi quelques paroles de consolation, Jacob.

Je n’ai pas de consolation à donner, reprit le spectre. Les consolations viennent d’ailleurs, Ebenezer Scrooge; elles sont apportées par d’autres ministres à d’autres espèces d’hommes que vous. Je ne puis non plus vous dire tout ce que je voudrais. Je n’ai plus que très peu de temps à ma disposition. Je ne puis me reposer, je ne puis m’arrêter, je ne puis séjourner nulle part. Mon esprit ne s’écarta jamais guère au-delà de notre comptoir; vous savez, pendant ma vie, mon esprit ne dépassa jamais les étroites limites de notre bureau de change; et voilà pourquoi, maintenant, il me reste à faire tant de pénibles voyages. 

C’était chez Scrooge une habitude de fourrer les mains dans les goussets de son pantalon toutes les fois qu’il devenait pensif. Réfléchissant à ce qu’avait dit le fantôme, il prit la même attitude, mais sans lever les yeux et toujours agenouillé.

- Il faut donc que vous soyez bien en retard, Jacob, fit observer Scrooge en véritable homme d’affaires, quoique avec humilité et déférence.

- En retard! répéta le spectre.

- Mort depuis sept ans, rumina Scrooge, et en route tout ce temps-là.

- Tout ce temps-là, dit le spectre… ni trêve ni repos, l’incessante torture du remords.

- Vous voyagez vite? demanda Scrooge.

- Sur les ailes du vent, répliqua le fantôme.

- Vous devez avoir vu bien du pays en sept ans, reprit Scrooge.

Le spectre, entendant ces paroles, poussa un troisième cri, et produisit avec sa chaîne un cliquetis si horrible dans le morne silence de la nuit, que le guet aurait eu toutes les raisons du monde de le traduire en justice pour cause de tapage nocturne.

- Oh! captif, enchaîné, chargé de fers! s’écria-t-il, pour avoir oublié que chaque homme doit s’associer, pour sa part, au grand travail de l’humanité, prescrit par l’Être suprême, et en perpétuer le progrès, car cette terre doit passer dans l’éternité avant que le bien dont elle est susceptible soit entièrement développé: pour avoir oublié que l’immensité de nos regrets ne pourra pas compenser les occasions manquées dans notre vie! et cependant c’est ce que j’ai fait : oh! oui, malheureusement, c’est ce que j’ai fait!

- Cependant vous fûtes toujours un homme exact, habile en affaires, Jacob, balbutia Scrooge, qui commençait en ce moment à faire un retour sur lui-même.

- Les affaires! s’écria le fantôme en se tordant de nouveau les mains. C’est l’humanité qui était mon affaire; c’est le bien général qui était mon affaire; c’est la charité, la miséricorde, la tolérance et la bienveillance; c’est tout cela qui était mon affaire. Les opérations de mon commerce n’étaient qu’une goutte d’eau dans le vaste océan de mes affaires. 

Il releva sa chaîne de toute la longueur de son bras, comme pour montrer la cause de tous ses stériles regrets, et la rejeta lourdement à terre.

C’est à cette époque de l’année expirante, dit le spectre, que je souffre le plus. Pourquoi ai-je alors traversé la foule de mes semblables toujours les yeux baissés vers les choses de la terre, sans les lever jamais vers cette étoile bénie qui conduisit les mages à une pauvre demeure? N’y avait-il donc pas de pauvres demeures aussi vers lesquelles sa lumière aurait pu me conduire? 

Scrooge était très effrayé d’entendre le spectre continuer sur ce ton, et il commençait à trembler de tous ses membres.

- Ecoutez-moi, s’écria le fantôme. Mon temps est bientôt passé.

- J’écoute, dit Scrooge; mais épargnez-moi, ne faites pas trop de rhétorique, Jacob, je vous en prie.

- Comment se fait-il que je paraisse devant vous sous une forme que vous puissiez voir, je ne saurais le dire. Je me suis assis maintes et mainte fois à vos côtés en restant invisible. 

Ce n’était pas une idée agréable. Scrooge fut saisi de frissons et essuya la sueur qui découlait de son front.

- Et ce n’est pas mon moindre supplice, continua le spectre… je suis ici ce soir pour vous avertir qu’il vous reste encore une chance et un espoir d’échapper à ma destinée, une chance et un espoir que vous tiendrez de moi, Ebenezer.

- Vous fûtes toujours pour moi un bon ami, dit Scrooge. Merci.

- Vous allez être hanté par trois esprits, ajouta le spectre.

La figure de Scrooge devint en un moment aussi pâle que celle du fantôme lui-même.

- Est-ce là cette chance et cet espoir dont vous me parliez, Jacob? demanda-t-il d’une voix défaillante.

- Oui.

- Je… je… crois que j’aimerais mieux qu’il n’en fût rien, dit Scrooge.

- Sans leurs visites, reprit le spectre, vous ne pouvez espérer d’éviter mon sort. Attendez-vous à recevoir le premier demain quand l’horloge sonnera une heure.

- Ne pourrais-je pas les prendre tous à la fois pour en finir, Jacob? insinua Scrooge.

- Attendez le second à la même heure la nuit d’après, et le troisième la nuit suivante, quand le dernier coup de minuit aura cessé de vibrer. Ne comptez pas me revoir, mais, dans votre propre intérêt, ayez soin de vous rappeler ce qui vient de se passer entre nous. 

Après avoir ainsi parlé, le spectre prit sa mentonnière sur la table et l’attacha autour de sa tête comme auparavant. Scrooge le comprit au bruit sec que firent ses dents lorsque les deux mâchoires furent réunies l’une à l’autre par le bandage. Alors il se hasarda à lever les yeux et aperçut son visiteur surnaturel, debout devant lui, portant sa chaîne roulée autour de son bras. L’apparition s’éloigna en marchant à reculons; à chaque pas qu’elle faisait, la fenêtre se soulevait un peu, de sorte que, quand le spectre l’eût atteinte, elle était toute grande ouverte. Il fit signe à Scrooge d’approcher; celui-ci obéit. Lorsqu’ils furent à deux pas l’un de l’autre, l’ombre de Marley leva la main et l’avertit de ne pas approcher davantage. Scrooge s’arrêta, non pas tant par obéissance que par surprise et par crainte; car, au moment où le fantôme leva la main, il entendit des bruits confus dans l’air, des sons incohérents de lamentation et de désespoir, des plaintes d’une inexprimable tristesse, des voix de regrets et de remords. Le spectre, ayant un moment prêté l’oreille, se joignit à ce chœur lugubre et s’évanouit au sein de la nuit pâle et sombre. Scrooge suivit l’ombre jusqu’à la fenêtre, et, dans sa curiosité haletante, il regarda par la croisée.

L’air était rempli de fantômes errant çà et là, comme des âmes en peine, exhalant, à mesure qu’ils passaient, de profonds gémissements.

Chacun d’eux traînait une chaîne comme le spectre de Marley; quelques-uns, en petit nombre (c’étaient peut-être des cabinets de ministres complices d’une même politique), étaient enchaînés ensemble; aucun n’était libre. Plusieurs avaient été, pendant leur vie, personnellement connus de Scrooge. Il avait été intimement lié avec un vieux fantôme en gilet blanc, à la cheville duquel était attaché un monstrueux anneau de fer et qui se lamentait piteusement de ne pouvoir assister une malheureuse femme avec son enfant qu’il voyait au-dessous de lui sur le seuil d’une porte. Le supplice de tous ces spectres consistait évidemment en ce qu’ils s’efforçaient, mais trop tard, d’intervenir dans les affaires humaines, pour y faire quelque bien; ils en avaient pour jamais perdu le pouvoir.

Ces créatures fantastiques se fondirent-elles dans le brouillard ou le brouillard vint-il les envelopper dans son ombre? Scrooge n’en put rien savoir, mais et les ombres et leurs voix s’éteignirent ensemble, et la nuit redevint ce qu’elle avait été lorsqu’il était rentré chez lui.

Il ferma la fenêtre: il examina soigneusement la porte par laquelle était entré le fantôme. Elle était fermée à double tour, comme il l’avait fermée de ses propres mains; les verrous n’étaient point dérangés. Il essaya de dire: Sottise!, mais il s’arrêta à la première syllabe. Se sentant un grand besoin de repos, soit par suite de l’émotion qu’il avait éprouvée, des fatigues de la journée, de cet aperçu du monde invisible, ou de la triste conversation du spectre, soit à cause de l’heure avancée, il alla droit à son lit, sans même se déshabiller, et s’endormit aussitôt.

(à suivre)

Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)

image: Charles Dickens (theguardian.com)

07:40 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

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