Morceaux choisis - Charles-Ferdinand Ramuz (19/06/2013)
Charles-Ferdinand Ramuz
Maintenant la nuit était venue tout à fait. Pierre Chemin avait remis sa pipe dans sa poche; Adèle Genoud avait été coucher son enfant; les chauves-souris avaient été se coucher aussi, qui sont des bêtes vite fatiguées. Et ceux qui étaient encore là se souhaitèrent le bonsoir. On entendit les portes se fermer l'une après l'autre, mais on n'avait plus besoin de tourner la clé dans la serrure. Il n'y avait plus non plus une seule de ces lumières, comme autrefois. Dans le temps d'autrefois, toujours une fenêtre ou deux restaient éclairées toute la nuit.
Est-ce qu'on se souvient? Quand on entrait dans les villages il y avait toujours ces deux ou trois points de feu à des maisons qu'on ne distinguait pas, et ils faisaient penser à des étoiles tombées. On se disait: C'est pour un malade. On regardait ces lampes, on se disait: C'est quelqu'un qui se meurt; on se disait: C'est un accident; on se disait: C'est la vache qui fait le veau. Et quelquefois, les nuits d'orage, voilà qu'elles s'allumaient toutes à l'imitation des éclairs, et tout le monde s'habillait, parce qu'il n'y avait de sécurité pour personne, et la vie de chacun de nous pouvait lui être reprise à chaque heure, comme ses biens.
Le veilleur de nuit faisait sa tournée avec sa lanterne; c'était une lumière de plus et celle-ci se promenait. L'homme chargé de distribuer l'eau cheminait le long des rigoles, déplaçant les planchettes qui servent d'écluses; encore une lumière qui allait et venait. Par les nuits les plus tranquilles, il fallait qu'on fût sur ses gardes. Par les plus belles nuits d'étoiles. Sous les étoiles, sous point d'étoiles. En tout temps, en toute saison, parce qu'on ne savait jamais.
Charles-Ferdinand Ramuz, Joie dans le ciel (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 1997)
image: Charles-Ferdinand Ramuz (notrehistoire.ch)
10:56 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |