Morceaux choisis - Jacques Audiberti (13/11/2012)

Jacques Audiberti

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Au tennis, Hermine rencontrera Roger. Roger a des cheveux si blonds qu'ils en sont verts. Elle a toujours envie de penser que cette couleur de cheveux dépend du prénom même de Roger. Roger, hier, enfin, a voulu l'embrasser. Elle a refusé. Mais, ce soir, ils dîneront ensemble. Ils iront ensuite au cinéma. Pour mieux refuser, elle s'est appuyée sur Bernard. Sur le souvenir de Bernard. Bernard, sous prétexte qu'on s'était embrassé, avait demandé le corps tout entier. Au fond, il avait raison. Qu'est-ce que ça veut dire, se prêter, se reprendre? On va jusqu'au bout, quand on en a dans le ventre. Les femmes d'ailleurs, de plus en plus, vont jusqu'au bout. Jusqu'au bout de leur volupté, peut-être, mais d'abord, de leur loyauté. Il devient très difficile de plaider, même contre soi, c'est-à-dire devant sa propre intelligence, pour la vieille morale.

Pourtant, ils sont embêtants, les types, sans cesse à vous obséder de leur désir, à vous souffler sur la nuque, à vous suer dans les flancs, à vous rappeler que vous êtes chair, et chienne, et vermine, et poussière. Et quand ils ont l'air de ne songer qu'à la voiture, à la danse, de rester froid devant les femmes, ils sont encore plus déplaisants, la tunique du désintéressement érotique finissant toujours par tomber, crrrac! malgré tant de fraternités sportives, et bien qu'on se le fasse à l'androgyne, en se tutoyant, tu! tu! tu! en s'appelant ma poule, ma grosse, mon rat, mon amour...

Pour l'instant, Roger, ça tient. Il aura le casino. Il aura les machines à coudre. Le casino, les machines à coudre, on s'en tamponnerait, bien sûr, si le garçon appartenait au genre pou, mais le garçon n'appartenant pas au genre pou, il serait absurde de prétendre qu'on les perd complètement de vue. Roger, dans l'ensemble, n'a rien de plus que Bernard, sauf, précisément, ce qu'il a de plus, le casino, les machines. 

Elle a réfléchi. Elle se flatte d'avoir pris, dans l'ensemble, une vue, sinon complète, du moins suffisante, de l'état social du monde humain. Elle voit peu à peu comment ça se présente, les affaires, la politique, les moeurs. Elle sait ce que c'est, une grosse fortune, et ce qu'on peut en attendre, et ce qu'on peut en redouter.

Hermine ne songe pas à se marier. Elle ne songe pas non plus à ne pas se marier. Elle a vingt-quatre ans. Se marier, en principe, elle n'y tient pas. La liberté apparaît la plus sûre joie du monde, la marraine des oeuvres fortes, la règle des patrons. Mais exiger la liberté, choisir, dans tous les cas, la liberté, c'est accepter une tyrannie, celle de la liberté, ou de l'idée fixe de la liberté. Le mariage apporte un contentement sentimental. Il permet, en outre, de faire un sacrifice notable à l'esprit de soumission. Par là, il autorise, en masse, partout, et jusqu'au-dedans de lui-même, le déchaînement, l'épanouissement de toute liberté.

Une fille peut fort bien contourner le mariage, surtout quand elle dispose d'un père comme le sien, aussi ouvert, bonhomme, et qui gagne de l'argent. Mais le mariage, si l'on évite, aussi bien, de trop épouser qui l'on épouse, de prétendre vivre pour l'amour d'un homme et de son amour, le mariage n'est pas forcément un cataclysme.

Avec Roger, ce soir, au ciné, saurai-je tenir bon, quand il me fera passer, de nouveau, sur les bras, sur le cou, des courants d'air, des courants, plutôt, d'épiderme, à peine sensibles, qui s'épaississent on ne sait comment, qui deviennent des doigts, des bras, sans qu'il soit permis de protester, sinon trop tard, ou trop tôt, et, de toute façon, toujours bêtement, le cinéma étant fait, d'abord, pour le pelotage?

Roger ne m'emballe pas mais il ne me dégoûte pas. Qu'il soit si riche, ça m'amuse. Je ne peux continuer à mariner dans la virginité. Et je dois bien convenir que, parce que je suis maniaque, ou superstitieuse (dans le cas où le mariage ne serait qu'un témoignage des anciennes coutumes) je n'aurai des enfants que d'un mari. De préférence le mien. 

Jacques Audiberti, Monorail (Gallimard, 1964)

image: Jacques-Henri Lartigue, Florette à la mantille (episodesandaccidents.tumblr.com)

00:13 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |