Vénus Khoury-Ghata (22/04/2012)
Bloc-Notes, 22 avril / Les Saules
Vénus Khoury-Gata occupe une place discrète dans la littérature française. Pourtant, cette romancière et poétesse née en 1937 au nord du Liban - qui a reçu le Goncourt de la poésie en 2011 - a déjà signé une quarantaine d'ouvrages, parmi lesquels son Anthologie personnelle (Actes Sud, 1997) Les obscurcis (Mercure de France, 2008) et Où vont les arbres (Mercure de France, 2011) consacrés à la poésie. De ses oeuvres en prose, La maison aux orties (Actes Sud, 2006) et Sept pierres pour la femme adultère (Mercure de France, 2007) méritent de retenir l'attention.
Avec Le facteur des Abruzzes, publié au début de cette année, nous est raconté le voyage de Laure partie sur les traces de Luc son mari, mort dix ans plus tôt. Biologiste, il avait fait trois séjours à Malaterra, revenu avec une centaine d'éprouvettes et des prélévements effectués sur des Albanais implantés dans la région depuis des siècles, tous dotés d'un même groupe sanguin, O négatif. Dans un premier temps observée avec méfiance par les gens du village, elle fera connaissance avec le facteur Yussuf - qui parle de sa bicyclette comme d'une femme - le boulanger Mourad - aux bras qui sentent le feu de bois et une poitrine qui sent la farine chaude - ainsi qu'avec le bouquiniste kosovar qui lui souhaite la bienvenue dans l'enfer de Malaterra. Au coeur du récit, avec son lot de secrets bien gardés et de ses superstitions, s'impose Helena - muette comme le bois de son fusil, comme la margelle de son puits - qui a pendu sa fille deshonorée au figuier du jardin, réclamant son dû depuis trente ans qu'elle est sous terre.
Confrontée aux images d'un Luc qui lui était étranger - il aimait le raki, fumait le narguilé et jouait au trictrac avec les hommes - Laure se réfugiera dans ses notes qui ressemblent à la mousse sur une tombe non entretenue, s'éloignant peu à peu du but de son étrange pélerinage au nom de celui qui appartient désormais à celles qui le nourissaient et le faisaient rire auprès de ses frères en insoumission.
Ce roman est truffé d'images sensuelles respirant l'authenticité, telles la réflexion du bouquiniste sur le livre: Il n'est pas nécessaire, dit-il, de lire un livre pour en connaître l'histoire. Les légendes circulent mieux à l'air libre, elles voyagent sur la voix, de bouche en bouche, de pays en pays. Les légendes n'ont pas besoin d'alphabet pour exister. Il faut regarder les pages comme on regarde une personne aimée, suivre les lignes du doigt sans essayer d'en déchiffrer l'écriture. Pareil à un animal familier, le livre a besoin d'être apprivoisé. Il faut le humer, le toucher, le caresser dans le sens du poil pour le connaître.
Un brin philosophe, Yussuf ajoute, à propos du langage: Mettre les mots sur des mots ne construit pas une maison, ne fait pas grandir un enfant ou un arbre, ne laboure pas un champ ni n'empêche les sauterelles de dévorer toute une récolte de maïs. Les pages qu'on écrit sur une table ne changent pas la forme de la table mais font exploser le cerveau de celui qui écrit. trop de mots fissurent le crâne et raccourcissent la vie.
Le facteur des Abruzzes rappelle par son atmosphère le roman de Sylvie Tanette, Amalia Albanesi, paru chez le même éditeur, voici un an, et qui a fait en son temps l'objet d'une présentation dans ces colonnes.
Tout me ramène à toi parmi ces gens qui ne te connaissent pas, ne te ressemblent pas, ne parlent pas la même langue que toi... Mon pauvre amour, me pardonneras-tu un jour d'avoir manqué de temps pour t'aimer? Mon amour, souviens-toi de nous... se confie Luc dans une lettre à Laure qui ne quittera jamais les Abruzzes. Un autre mystère caché dans les arbres de Malaterra...
Une bien belle histoire, servie par une écriture chaleureuse et pleine de grâce, comme on voudrait en lire plus souvent!
Vénus Khoury-Ghata, Le facteur des Abruzzes (Mercure de France, 2012)
11:20 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |