Relire Paul Valéry - 3/3 (15/08/2010)

Bloc-Notes, 15 août / Les Saules

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Connaissez-vous la devise de l'ordre des Chartreux? Stat Crux dum volvitur orbis, c'est-à-dire La terre tourne, la Croix demeure immobile... Quel rapport avec Paul Vary me direz-vous? Une seule observation, mais d'importance: Si, depuis sa mort en 1945, les eaux tumultueuses de l'histoire ont bouleversé l'ordre des choses, l'organisation de la société ou l'appréhension de l'avenir, l'essentiel des valeurs auxquelles nous accordons quelque peu de crédit, n'ont guère déplacé notre centre, notre perception du sens, sinon dans les apparences, le discours et les moyens de communiquer, de partager notre pensée, nos contradictions ou notre sensibilité.

Nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous, et même en nous. Pouvoirs nouveaux, gênes nouvelles, le monde n'a jamais moins su où il allait, note Paul Valéry dans Regards sur le monde actuel.

Par les traversées actuelles de l'espace et du temps que nous offrent la science et la technologie, nous connaissons, il est vrai, une chance inouïe de nous informer, de nous cultiver, de nous enrichir, de remédier à notre solitude, subie au prix d'une séduction infinie et souvent désordonnée dans laquelle nous risquons de nous laisser engloutir si nous n'y prenons garde, par manque de discernement ou par frénésie, loin, si loin de ce qui est indispensable à notre raison d'être, confondant sur les plus hautes cimes de notre désert intérieur les objectifs et les moyens mis à disposition pour les atteindre.

L'homme moderne est l'esclave de la modernité, dit Paul Valéry. Il n'est point de progrès qui ne tourne à sa complète servitude. Le confort nous enchaîne. La liberté de la presse et et les moyens trop puissants dont elle dispose nous assassinent de clameurs imprimées, nous percent de nouvelles à sensations. La publicité, un des plus grands maux de ce temps, insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l'arbre, le roc, le monument, et confond sur les pages que vomissent les machines, l'assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l'enfant martyr.

Il ajoute: Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n'entreront; dans lesquels l'ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétition, de nouveauté et de crédulité. C'est là, qu'à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d'hommes libres.

Mais tout Paul Valéry n'est pour nous parole d'évangile, heureusement! Avec un peu d'ordre dans nos idées, de clairvoyance dans l'appréhension de notre temps quotidien, de résistance aux sirènes hasardeuses de la pensée unique, tout reste possible à nos coeurs parfois lourds ou fatigués. Un jour peut-être, néanmoins - qui sait? - le must sera pour nous de faire halte dans une abbaye cistercienne du XIIe siècle, dont la musique silencieuse, au sein d'une solitude choisie, nous réconciliera avec l'univers, avant de nous permettre de reprendre la route d'un pas joyeux et assuré...

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais (coll. Folio/Gallimard, 1988)

18:16 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |