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25/01/2015

Morceaux choisis - Annie François

Annie François

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Par rapport au fracas du journal (dont chaque page tournée perce le silence comme un coup de tonnerre), le livre est discret. Et pourtant, il se fait entendre: que d'un majeur impatient on cherche sa page, que d'un coup de pouce on le ventile, le livre tempête, fredonne ou gazouille. Chacun est un instrument singulier qui résonne différemment sous les doigts de l'interprète. De la flûte de la Pléiade au basson du Petit Robert, son timbre est plus ou moins mélodique selon l'inspiration de l'instrumentaliste. L'analogie a ses limites: Bouquin, quand on l'effeuille lourdement, émet un brave bruit de boue bovine qui, bien que pastoral, n'a rien de symphonique. J'aime sa ruralité.

Il est doux de faire chanter les livres, à condition de jouer en solo, car l'imperceptible mais très régulier chuintement de la page tournée par un autre peut relever du supplice de la goutte d'eau, surtout quand les doigts s'attardent entre deux feuillets, les phalangent glissant sur la tranche, interminable prélude au petit fluip du basculement sur la page paire. Plus le papier est fin, plus le supplice est cruel puisque le lecteur, soucieux de ne tourner qu'un feuillet, revérifie: crissement de soie. On tuerait à moins.

Tout fait musique dans le livre, pour peu qu'on ait l'oreille: le dos d'un volume cousu émet, quand on l'ouvre, d'imperceptibles pétillances, celui d'un vieux livre de poche un sinistre craquement qui amorçe l'effeuillage; le grain du papier feule et la couverture vibre sous les doigts de l'impatient. Mais le plus beau des bruits est celui des pages non massicotées que l'on coupe. Un jour, une adolescente me voyant oeuvrer dans le métro, chuchota, indignée, à son petit ami: Au prix qu'c'est, c't'incroyable qu'zaient encore des défauts. Ignorant que l'exception d'aujourd'hui était hier presque la règle, elle mésestimait le plaisir et les querelles et les différentes écoles et les instruments de cette activité somptueuse: couper avec ou sans peluche - dite barbe - au fil de la lecture ou par avance. D'aucuns recyclent un vieux couteau très affûté.

Pour ma part, impétinente adepte de la peluche, j'utilise soit un ticket de métro (papier contre papier), soit un bambou poncé et patiné (bois contre papier), soit le côté non tranchant d'un petit couteau archaïque et ébréché, mais j'aime moins l'alliance métal-papier. En fait, qu'importe l'instrument si la peluche est légèrement bouclée, duveteuse, futur piège à poussière ...

*

Je ne veux plus lire. Tous ces personnages, ces bêtes, ces nuages, ces drames, ces paysages, ces aventures sordides ou magnifiques me suffoquent. Pourquoi ces histoires de substitution, ces voyages de papier, ces ersatz de passion, de crime? Je veux vivre. Echapper à la tyrannie de leur fiction. 

(Allons, du calme. Tu n'as qu'à lire tous les Que sais-je, par exemple.)

Qu'est-ce que je fuis si frénétiquement en lisant? Qu'est-ce que je me dissimule? Quel vide je comble? Quelle incroyable vacuité m'habite où tourbillonnent des nuées de titres approximatifs, de noms d'auteur écorchés, de lambeaux de citations fautives, où se catapultent des météores de références d'ouvrages à acheter? Assez. 

(Oui, assez. Assez d'enflure et d'emphase. Il y a des gens très normaux qui lisent vingt bouquins par semaine - et s'en souviennent - sans en faire tout un plat. Qu'est-ce que ce foin pour une petite overdose? Une semaine de sevrage dans le Massif central suffira: marcher tout le jour sur les traces de Stevenson (Voyage avec mon âne à travers les Cévennes, 193 pages) et danser la bourrée de nuit jusqu'à l'évanouissement pour résister à l'envie de lire avant de s'endormir. D'ailleurs, pourquoi employer les grands moyens? Tout concourt à ta guérison: le Divan s'est déjà exilé au profit de Dior; Compagnie est devenue une librairie non-fumeurs. La rente foncière et l'hygiénisme finiront par avoir raison de ta nausée, faute de nourriture.) 

Bien, récapitulons: qu'on me laisse mes yeux pour lire, mes mains pour tourner les pages et mes jambes pour courir les libraires. Et, par la même occasion, qu'on me laisse toute ma tête pour mesurer l'étendue de mon gâtisme. 

Annie François, Bouquiner - Autobiobibliographie (Coll. Points/Seuil, 2012)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |